Retour à Rana Plaza

C’est il y a deux ans que Mazeda Begum, âgée de 56 ans, a vu sa fille aînée Erina pour la dernière fois.

Seule à soutenir économiquement sa famille, celle-ci travaillait au quatrième étage d’un atelier de confection lors de l’effondrement du bâtiment Rana Plaza du 24 avril 2013.

« Ce n’est pas de l’argent que je veux », crie Mazeda. « Rendez-moi ma fille adorée, c’est tout. Vous m’entendez ? Dieu, c’est la justice que je veux ! ».

Le bâtiment de huit étages Rana Plaza, à Savar, une banlieue de Dhaka, s’était effondré peu de temps après les plaintes des travailleurs qui avaient signalé l’apparition de fissures dans les murs.

Or, les propriétaires de l’usine ont obligé les travailleurs à retourner au travail.
Quelque 1134 travailleurs ont péri dans l’accident du travail le plus meurtrier de l’histoire du Bangladesh ; des milliers de travailleurs ont été blessés, dont des centaines grièvement.

D’après les statistiques officielles, 261 personnes n’ont toujours pas été retrouvées. Erina est l’une d’entre eux.

« Elle m’a laissé ses deux enfants, mais maintenant nous sommes pratiquement à la rue », dit Mazeda.

« Nous ne pouvons pas célébrer le rite [des funérailles], car nous n’avons pas les ossements de ma fille », explique-t-elle, la voix brisée par l’émotion, à Equal Times sur le site abandonné du Rana Plaza.

Mazeda se rend fréquemment sur le site pour se sentir plus proche de sa fille Erina et chercher son cadavre. « Je ressens sa présence ici. Dès que je suis dans ce site, j’entends sa voix, elle me demande de prendre soin de ses deux enfants. »

D’autres familles aussi se rendent sur le site pour continuer de chercher leurs êtres aimés, qui sont partis au travail un beau matin et ne sont jamais rentrés à la maison.

 

La mobilisation #PayUp

À leur tour, ils sont rejoints par des manifestants exhortant les grandes enseignes de la confection à contribuer au Fonds d’indemnisation mis sur pied à l’intention des survivants du Rana Plaza et des familles des disparus.

Depuis la catastrophe, un Accord pour la sécurité incendie et bâtiment au Bangladesh a été mis en œuvre dans le pays en vue d’améliorer les normes de sécurité dans le secteur de la confection et du prêt à porter du pays.

En revanche, en ce qui concerne les indemnités financières, le progrès a été nettement plus lent.

Les Fédérations syndicales internationales IndustriALL et UNI Global Union, ainsi que la Campagne Vêtements Propres, ont lancé un appel pressant aux grandes enseignes multinationales de l’habillement telles que Walmart, Carrefour et The Children’s Place, afin qu’elles contribuent au Fonds fiduciaire Rana Plaza.

Jusqu’à présent 24 millions USD ont été versés au Fonds par des marques telles que Primark, Mango et Inditex, par le Fonds du premier Ministre du Bangladesh et par d’autres donateurs privés, mais il manque encore 6 millions USD pour pouvoir couvrir la totalité des droits à indemnités [ndlr : l’indemnisation des victimes et de leurs familles provient exclusivement de ce Fonds].

Benetton est devenue il y a peu la dernière marque à apporter une contribution au Fonds, à hauteur de 1,1 million USD, mais les syndicats et les militants ont fait état de leur consternation face à ce montant décevant.

Kalpona Akter, autrefois ouvrière dans le secteur des vêtements pour enfants et aujourd’hui directrice exécutive du Centre de solidarité des travailleurs du Bangladesh, n’épargne pas ses critiques suite à cette dernière contribution :

« Est-ce que Benetton est au Bangladesh pour des œuvres caritatives ? Non ? Alors sa contribution devrait être nettement plus élevée pour être adéquate », dit-elle à Equal Times.

Dans une déclaration, le secrétaire général d’IndustriALL, Jyrki Raina, s’est fait l’écho des sentiments exprimés par Akter :

« Les personnes qui sont mortes dans le Rana Plaza étaient justement celles qui ont fait les United Colours of Benetton. Nous estimons qu’une contribution de 5 millions USD serait plus à même de témoigner de leur respect face au sacrifice de ces personnes ».

Toujours sur le site de la tragédie, l’on traite les familles avec encore moins de respect.

Des propriétaires d’ateliers de confection s’associent aux responsables locaux dans leurs efforts pour empêcher les manifestants et les personnes en deuil de se rendre sur le site.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’on continue à découvrir des restes humains dans ce lieu où se tenait le complexe abritant les fabriques.

Un agent de police de faction affirme à Equal Times que les ossements trouvés viennent de bétail, mais les familles sont convaincues que ce sont les dépouilles de leurs êtres chers.

« Les propriétaires d’usines nous voient à peine comme des êtres humains. Pas plus que la police », dit Mahmudul Hasan Hridoy, un survivant de la catastrophe.

Mahmudul a été sauvé des décombres du bâtiment le lendemain de l’accident. Il a été dans le coma pendant 17 jours et il souffre désormais d’une douleur dorsale invalidante.

 

Après le sauvetage

Juste après l’accident, le gouvernement du Bangladesh avait fait appel à l’armée pour aider les pompiers et autres agents des services d’urgence à mener à bien l’opération de sauvetage.

Dans les trois semaines qui suivirent accident, près de 2000 personnes furent tirées vivantes des décombres.

Mais depuis lors, les survivants n’ont reçu que peu d’assistance.

Chaque victime devrait percevoir une indemnité allant de 1200 à 35.000 USD, en fonction du degré de blessure ou de l’importance de la perte.

Mais jusqu’à présent 5000 personnes – membres de la famille qui étaient à charge des défunts ou travailleurs blessés – n’ont perçu que 40 % des indemnités totales qui leur reviennent de droit, d’après le Comité de coordination du Rana Plaza, présidé par l’Organisation internationale du travail (OIT).

Et d’après les militants, 59 victimes n’ont pour l’heure reçu aucune indemnisation parce qu’il leur manque la documentation adéquate.

Mais même pour ceux qui ont reçu une indemnité de quelque sorte qu’elle soit, les sommes compensent difficilement la perte de revenu qu’ils ont subie.

En outre, de nombreux rescapés sont désormais incapables de travailler en raison du grave traumatisme mental et physique subi.

« J’ai tout le temps des vertiges, j’ai l’impression de tomber », dit Asha, qui travaillait dans l’atelier New Wave Bottoms au deuxième étage du Rana Plaza le jour où l’immeuble s’est effondré.

Son père, Abul, dit à Equal Times qu’elle n’a plus jamais été la même depuis.

« Elle a fait deux tentatives de suicide, juste pour arrêter de souffrir de ses maux de tête. Ma fille a complètement perdu le contrôle », dit Abul, qui travaille comme vendeur ambulant et n’a pas les moyens d’envoyer Asha chez le médecin.

Asha a dit à Equal Times qu’elle est encore hantée par la catastrophe.

« Je ne peux plus dormir la nuit. J’entends encore les cris, les appels à l’aide de tous ces gens. »

Comme tant d’autres survivants, Asha souffre de syndrome de stress post-traumatique.

Le gouvernement du Bangladesh a mis sur pied plusieurs services de soutien psychologique à l’intention des rescapés, mais en nombre insuffisant pour tous ceux qui en ont besoin.

« Il y a trop peu d’initiatives en place pour aider les victimes qui souffrent de troubles psychiques », dit Akter à Equal Times.

 

Répression antisyndicale

D’après Akter, si les victimes ont été privées d’indemnisation et d’assistance, c’est à cause de l’absence de législation et de la faiblesse des syndicats au Bangladesh.

« Si les indemnités étaient calculées en vertu d’une convention de l’OIT, un tel débat n’aurait jamais eu lieu », dit Akter.

Certaines marques de vêtements persistent dans leur refus de contribuer au Fonds, car elles ne veulent pas assumer la responsabilité de l’accident ou des conditions préalables régnant dans le secteur de la confection qui ont conduit à l’accident.

Mais aux yeux d’Akter, l’on n’échappe pas à la culpabilité.

« Les travailleurs qui sont morts dans cette tragédie étaient en train de fabriquer des produits pour ces entreprises », dit-elle simplement.

Pour Ben Vanpeperstraete, coordonnateur chargé des chaînes d’approvisionnement pour Uni Global et IndustriALL, la situation de l’après-Rana Plaza est très nuancée :

« D’une part, grâce à l’Accord, des progrès sont enregistrés puisque tous les ateliers ont fait l‘objet d’une inspection initiale. Cependant, le travail commence véritablement avec la restauration afin de vraiment sécuriser les bâtiments. C’est maintenant que les entreprises doivent réellement démontrer leur engagement à apporter leur soutien à ces ateliers. »

Mais, ajoute-t-il, « D’autre part, le Fonds fiduciaire du Rana Plaza doit encore recevoir 6 millions USD pour assurer une indemnisation minimum aux victimes. Il est déplorable qu’en ce deuxième anniversaire de la catastrophe, un secteur industriel multimilliardaire ne puisse pas trouver l’argent nécessaire pour pouvoir tourner l’une des pages les plus sombres de son histoire. »

Cette semaine, Human Rights Watch (HRW) a publié un rapport de 78 pages détaillant les effroyables conditions de travail encore subies par de nombreux ouvriers du secteur de la confection au Bangladesh, et dénonçant les mesures antisyndicales auxquelles ces derniers font face lorsqu’ils tentent de s’organiser.

Les violations vont de l’obligation de prester des heures supplémentaires ou du non-paiement des salaires à la violence physique.

Et ce, en dépit des nombreux amendements de juillet 2013 au Code du travail du Bangladesh, et même de l’adoption par le pays des conventions 87 et 98 de l’OIT sur la liberté syndicale et la négociation collective.

Malheureusement, la mise en œuvre de la législation demeure un grave problème, lorsque l’on voit que les travailleurs qui essaient de se syndiquer font face à des intimidations, des licenciements, voire à des violences.

D’après Alonzo Glenn Suson, directeur pays pour le Bangladesh de Solidarity Center, organisation de défense des droits des travailleurs, le besoin criant de protéger les droits des travailleurs n’a jamais été aussi clair.

« Si les syndicats du Bangladesh étaient forts, des désastres tels que celui survenu au Rana Plaza n’auraient jamais lieu. »

Mais ceux qui osent prendre la parole le font dans un environnement très hostile.
Le Bangladesh est le deuxième exportateur mondial de vêtements après la Chine, et emploie, dans le secteur de la confection, jusqu’à quatre millions de personnes.

Tant les propriétaires d’entreprise que le gouvernement prennent très au sérieux tout ce qu’ils perçoivent comme une menace au secteur.

Les militants et travailleurs du secteur tels que Nazma Akter [qui n’est pas de la famille de Kalpona], de la Fondation Awaj ont été accusés de vouloir « détruire le secteur » et ont été décrits comme des « ennemis de la nation ».

Nazma affirme toutefois qu’elle continuera sans relâche jusqu’à ce que prenne fin l’exploitation des ouvriers de la confection, maltraités et mal payés :

« Nous voulons travailler dans la dignité », dit-elle.