Salvador, Guatemala, Honduras et Nicaragua : « si loin de Dieu, si près des États-Unis »

« Si loin de Dieu, si près des États-Unis ». Cette phrase renvoie à une expression attribuée au dictateur mexicain Porfirio Díaz (pourtant rédigée par l’intellectuel Nemesio García Naranjo) qui décrit brillamment ce qui se passe dans les pays voisins de la grande puissance impérialiste. Les États-Unis exercent depuis la doctrine Monroe une influence, généralement pernicieuse, sur les pays de la région des Caraïbes, qui a façonné nombre d’étapes de leur histoire et affecté leur développement.

Les cinq pays qui avaient autrefois composé la République fédérale d’Amérique centrale (1824-1839), c’est-à-dire le Costa Rica, le Salvador, le Guatemala, le Honduras et le Nicaragua, ont conclu en 1960 le Traité général d’intégration économique de l’Amérique centrale, en vue d’établir un marché commun. La première étape fut couronnée de succès, même si ses bénéfices n’ont pas été équitablement répartis, puisque le Honduras et le Nicaragua sont moins favorisés. Depuis lors, les chemins de ces pays se rejoignent ou s’écartent en fonction du sujet traité.

Le Guatemala par exemple, durant ce que l’on a appelé l’époque dorée du Marché commun centraméricain (MCCA), a connu le taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) le plus élevé des 60 dernières années : 9,5 % en 1963 et 8,8 % en 1968. En outre, l’on y a observé un développement de la classe moyenne et une augmentation du taux d’affiliation syndicale.

L’intégration a connu de nombreuses péripéties, telle la guerre fugace de 1969 opposant le Salvador et le Honduras, ou les conflits armés qui ont ravagé Le Salvador, le Guatemala et le Nicaragua à partir des années 1970 (et qui se sont réglés à la fin des années 1980). En 1993 ces pays ont adopté la procédure dite « à géométrie variable », qui permet à deux pays ou plus de conclure des accords ou de réaliser des avancées tout en laissant aux autres la possibilité de les rejoindre ultérieurement.

C’est grâce à cette procédure que la Convention centroaméricaine de mobilité a pu être adoptée ; elle a été signée en 2006 par le groupe de quatre pays que l’on surnomme le CA4, à savoir le Salvador, le Guatemala, le Honduras et le Nicaragua.

Cette convention met en place la libre circulation des ressortissants de ces pays, sur simple présentation du document d’identité national.

Contrairement au groupe du CA4, le Costa Rica enregistre des indicateurs positifs en matière de bien-être social et de développement économique : il occupe le 68e place à l’indice de développement humain (IDH) et au mois de mai 2020 il est devenu membre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). En revanche, le Salvador, le Guatemala, le Nicaragua et le Honduras sont, au titre de l’IDH, les quatre derniers pays d’Amérique latine et des Caraïbes (ALC) au sein du groupe de pays au développement humain moyen (ils occupent respectivement les 124e, 126e, 127e et 132e places).

D’autres données permettent de discerner la situation des pays du CA4 pour ce qui a trait aux caractéristiques du travail décent. L’indice des meilleurs emplois de la Banque interaméricaine de développement (BID) de 2015 place le Nicaragua, le Salvador, le Honduras et le Guatemala en dernière position parmi 18 pays d’Amérique latine et des Caraïbes. Quant à l’exercice de la liberté syndicale, une étude réalisée par la Confédération syndicale des travailleurs et travailleuses des Amériques (CSA) intitulée Syndicalisation et densité syndicale dans les Amériques indique que la densité syndicale rapportée à l’emploi total était en 2010 de 12 % au Nicaragua, 8 % au Honduras, 7 % au Salvador et 2 % au Guatemala.

Face à la crise provoquée par la pandémie de Covid-19 il est important d’évoquer les dépenses publiques dans le secteur de la santé. Sachant que les dépenses par habitant oscillent entre 565 dollars au Guatemala et 400 dollars au Honduras, alors qu’elles sont en moyenne de 1.320 dollars en Amérique latine et dans les Caraïbes (soit 481, 341 et 1.124 euros, respectivement), la part directement imputable aux ménages pour les soins de santé dans les quatre pays d’Amérique centrale est élevée, et c’est un facteur susceptible de contribuer à la pauvreté (non seulement pour les ménages au pouvoir d’achat le plus bas, mais aussi pour ceux de la classe moyenne).

(Mauvaise) influence des États-Unis sur le développement de l’Amérique centrale

Il suffit de rappeler, pour les pays du CA4 : au Guatemala, l’intervention de 1954 qui a anéanti le processus de développement fondé sur une réforme agraire, laquelle affectait les intérêts de United Fruit Company (UFCO) ; au Honduras, l’impuissance face aux diktats des entreprises bananières, en particulier de l’UFCO ; au Nicaragua, une intervention armée d’abord directe, de 1912 à 1933, laissant dans son sillage la dictature de Somoza, puis indirecte, par le truchement des Contras entre 1980 et 1991, dans le but de renverser le régime sandiniste.

Sous l’administration Trump, les pressions exercées par le gouvernement se sont concentrées sur le Triangle du Nord (Salvador, Honduras et Guatemala) pour contenir le flux migratoire vers les États-Unis.

D’après les chiffres du recensement américain, en 2017 le pays comptait 3,5 millions d’immigrés provenant d’Amérique centrale, dont 1,4 million venant du Salvador, 959.000 du Guatemala, 655.000 du Honduras et 263.000 du Nicaragua. L’enquête sur les flux migratoires du Guatemala effectuée en 2016 par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) indique quant à elle la présence de 2,3 millions de Guatémaltèques aux États-Unis, et que 1,8 million d’entre eux envoient des fonds vers leur pays d’origine.

Le flux de migrants du Nicaragua vers les États-Unis est restreint, ce qui explique que le gouvernement de Daniel Ortega ne soit pas soumis aux mêmes pressions et menaces que celles que le gouvernement Trump fait peser sur les pays du Triangle du Nord. Pour les Nicaraguayens, la principale destination est le Costa Rica : l’on estime qu’en 2017 près de 294.000 d’entre eux y résidaient de manière permanente, et 100.000 de plus s’y rendraient chaque année pour y travailler de manière temporaire aux récoltes agricoles.

Corruption endémique

Les pays du CA4 ont également en commun la faiblesse de leurs institutions publiques, une capacité fiscale réduite et de hauts niveaux de corruption. Leur charge fiscale, en pourcentage du PIB, va de 10,5 %, au Guatemala à 18,2 % au Salvador, alors que la moyenne pour l’Amérique latine et les Caraïbes est de 30 %. Indépendamment du niveau de capacité fiscale, la corruption élevée signifie qu’une partie importante des recettes fiscales atterrit entre les mains des mafias qui contrôlent l’État. L’indice de perception de la corruption de 2019, établi par Transparency International, situe le Salvador à la 113e place, le Honduras et le Guatemala à la 146e et le Nicaragua à la 161e.

Au cours des 20 dernières années, la corruption s’est exacerbée dans les pays du CA4, qu’ils soient de gauche ou de droite, entre autres à cause de la perversion des partis politiques et de la faiblesse des moyens de la justice.

Au Guatemala, c’est pratiquement un gouvernement complet qui est en prison, celui qu’avait dirigé Otto Pérez Molina de 2012 à 2016.

Le Salvador a entamé des poursuites pénales contre les deux derniers présidents membres du parti de droite Alliance républicaine nationaliste (ARENA). Francisco Flores est décédé en 2016 alors qu’il était assigné à résidence et Antonio Saca a été condamné à 10 ans de prison pour avoir détourné plus de 300 millions de dollars (255 millions d’euros). Le président Mauricio Funes, du parti de gauche Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN), a été mis en examen en juin 2016 pour avoir détourné 351 millions de dollars (299 millions d’euros), mais il a obtenu l’asile politique au Nicaragua cette même année, puis la nationalité nicaraguayenne en juillet 2019.

Au Honduras, le parti libéral et le parti national s’alternent au pouvoir depuis le début du siècle. Les différences entre ces deux partis s’estompent chaque fois plus, en revanche le lien avec la corruption de leurs dirigeants et gouvernants est chaque fois plus flagrant. En 2017, un des fils de Porfirio Lobo, qui fut président de 2010 à 2014, a été condamné à New York à 24 ans de prison pour trafic de stupéfiants. Le président actuel, Juan Orlando Hernández, a été mis en cause aux États-Unis dans une affaire de trafic de stupéfiants et son frère Antonio a été condamné en octobre 2019.

Pour sa part, dès son élection en 2007, Daniel Ortega a commencé à construire un régime dictatorial au Nicaragua, fondé sur la répression de l’opposition politique, la mise au ban des syndicats indépendants, le contrôle des organes de direction des organisations de la société civile et les poursuites à leur encontre. Tandis que le président et ses proches amassent de grandes fortunes, il a conclu un mariage de convenance avec le secteur des entreprises qui lui est reconnaissant des garanties données aux investissements et de favoriser un climat propice aux milieux des affaires.

En avril 2018, comme suite aux protestations populaires contre les réformes du régime de sécurité sociale, la réaction populaire a abouti à la rupture du pacte tacite entre Ortega et les entreprises. Mais la main de fer du président lui permet de garder le contrôle, en recourant aux milices pro-gouvernement appelées « turbas » pour dissuader tout type de protestation.

Freins à la migration … qui reste pourtant la seule issue

La lutte contre la corruption dans les pays du CA4 a trouvé son expression la plus importante et aboutie dans la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG). Elle a mené aussi à la mise sur pied au Honduras d’une Mission d’appui à la lutte contre la corruption et l’impunité au Honduras (MACCIH). Mais elle a subi un grave revers avec la fin du mandat de la CICIG en septembre 2019, suivi de la fermeture de la MACCIH en janvier 2020.

Le déplacement à Jérusalem de l’ambassade du Guatemala en Israël, après la décision équivalente prise par Donald Trump pour celle des États-Unis, a été la carte maîtresse jouée par le gouvernement de Jimmy Morales pour parvenir à faire démanteler la CICIG. Les membres de ce qui a été appelé le « Pacte des corrompus » (députés, fonctionnaires et sociétés contractantes auprès de l’État), dans un effort concerté avec le monde des entreprises, ont réussi à discréditer la CICIG par le biais d’une campagne diffusée dans les médias et les réseaux sociaux.

Mais le gouvernement du Guatemala a dû payer le prix fort : une complète subordination aux diktats du gouvernement Trump, en particulier pour tout ce qui a trait aux questions migratoires.

Les pressions exercées par les États-Unis ont atteint leur summum lorsque, après s’être réunis en décembre 2019 avec le secrétaire par intérim du Département de la sécurité intérieure des États-Unis, les ministres de la Sécurité du Salvador, du Honduras et du Nicaragua ont annoncé qu’ils soutiendraient l’amendement de la Convention CA4. Ils n’ont pas indiqué ce qui serait amené à être modifié, mais il semble évident que pour remplir les exigences des États-Unis, c’est l’une des plus grandes réussites de l’intégration centraméricaine qui subirait un énorme retour en arrière. Le ministre de l’Intérieur du Guatemala (membre de premier plan du pacte des corrompus) a justifié cette décision en affirmant que « certains membres de la société qui se consacrent à des activités illicites sont ceux qui exploitent à leur avantage les bénéfices du CA4 ».

Ce que nous venons de décrire ne permet aucun optimisme quant à un avenir prometteur pour les populations des pays du CA4. L’équilibre du pouvoir politique ne favorise pas les solutions qui permettraient de réduire les profondes inégalités, alors que celles-ci constituent le principal problème structurel de ces quatre pays ; au contraire, il constitue plutôt un frein à leur croissance économique. Les politiques sociales et économiques visent à favoriser les intérêts des entreprises et non à édifier des sociétés axées sur le bien-être. L’absence de débouchés ne laisse aux jeunes d’autre choix que d’émigrer vers les États-Unis, en dépit de tous les risques et obstacles de cette migration.

Cet article a été traduit de l'espagnol.