Après une litanie de condamnations, une réelle possibilité de changement s’ouvre au Qatar

 

Depuis que la monarchie absolue du Qatar s’est vu attribuer les droits de la Coupe du monde de football de 2022, le pays fait l’objet d’une surveillance accrue de la part des forces pro-démocratiques aux quatre coins du monde.

Aussi, la question des travailleurs migrants promet-elle de figurer au sommet de l’ordre du Comité exécutif de la FIFA en session au Brésil cette semaine.

Depuis plus de deux ans, la Confédération syndicale internationale (CSI) et divers autres groupes de défense des droits humains ont mené une campagne soutenue pour attirer l’attention sur la manière dont le Qatar enfreint toute une série de droits humains et sociaux fondamentaux.

En tant que lanceurs d’alerte, nous avons également tenté d’engager une consultation sur ces problématiques avec le gouvernement du Qatar.

Toutefois, les dernières semaines ont vu d’autres acteurs de premier plan se rallier aux voix qui réclament une redéfinition complète des règles du jeu pour le Qatar.

L’attention médiatique qu’il a suscitée n’a, semble-t-il, pas été sans conséquences pour le Qatar.

Après avoir désamorcé la querelle concernant la reprogrammation en hiver du tournoi traditionnellement tenu durant l’été, la FIFA a finalement admis l’existence de problèmes sérieux liés au traitement des travailleurs migrants employés dans la construction de l’infrastructure du Mondial de 2022.

Le Qatar affiche le pourcentage de main-d’œuvre migrante le plus élevé du monde, actuellement estimé à 88 pour cent de la population active.

La majorité des migrants travaillent dans l’industrie très florissante de la construction où les salaires, lorsqu’ils sont payés, sont dérisoires.

À la lumière des conditions de travail effroyables auxquelles ils sont soumis, nous craignons que, faute de réformes urgentes et fondamentales, au moins 4000 travailleurs ne perdent la vie avant-même que ne soit donné le coup d’envoi du Mondial au Qatar.

 

Un mois de novembre bien chargé

Ce mois de novembre a été particulièrement riche en développements autour du Qatar.

Le mois dernier, Sepp Blatter, président de la FIFA, a finalement brisé son vœu de silence sur le Qatar lorsqu’il s’est rendu dans la péninsule du Golfe, le 9 novembre, et a applaudi les efforts du pays pour remédier aux “problèmes concernant le travail et les travailleurs".

Cependant, le lendemain-même, suite à sa propre visite au Qatar, François Crépeau, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme des migrants est arrivé à une conclusion différente.

Il a comparé les camps de travail du Qatar où sont logés les ouvriers de la Coupe du monde à des « taudis aux allures de bidonvilles » et a mis en exergue les failles du code du travail national de 2004.

Absence de liberté d’association et de négociation collective, discrimination, restrictions considérables imposées à la liberté de mouvement des travailleurs migrants en vertu du système de kafala sont autant de points qui suscitent une sérieuse préoccupation.

Dans un rapport accablant sur le Qatar paru le 17 novembre, Amnesty International dénonce ces abus à travers des témoignages bouleversants recueillis auprès de pas moins de 210 ouvriers expatriés.

Suite à cette publication, le 20 novembre, la CSI s’est réunie avec la FIFA pour inviter l’instance dirigeante du football mondial à se rallier au mouvement international grandissant en faveur d’une réforme du travail au Qatar.

La FIFA s’est à présent engagée à présenter des mesures concrètes concernant le Qatar lors de la réunion de son Comité exécutif en mars 2014.

Le fait d’être amenée à recourir à des pressions sur le Qatar pour remédier aux restrictions à la liberté de mouvement et au droit des travailleurs de changer d’employeur est susceptible d’écarter sensiblement la FIFA de sa zone de confort.

En 1995, la FIFA perdait l’affaire Bosman à la Cour européenne de justice dans un verdict qui a confirmé le droit des footballers basés dans l’UE à être transférés à un autre club à la fin de leur contrat sans avoir à verser d’indemnités de transfert.

D’autre part, vu que la FIFA et le Qatar sont, tous deux, des employeurs prestigieux et hyper-médiatisés et, pour autant, sensibles à la traite d’êtres humains perpétrée par des agents peu scrupuleux, le fait de trouver un moyen de réglementer et de surveiller efficacement le recrutement transnational de joueurs pourrait s’avérer bénéfique pour l’un comme pour l’autre.

Le 22 novembre, le Parlement européen a voté une « résolution d’urgence » qui appelle instamment la FIFA et le Qatar à bannir l’«esclavage » de la Coupe du monde de 2022.

La semaine dernière, seulement quelques jours après que le visa de sortie ait finalement été accordé au footballer franco-algérien Zahir Belounis, lui permettant de quitter le Qatar au terme d’un long et âpre litige concernant le non-paiement de salaires, une autre délégation syndicale internationale s’est rendue au Qatar mais n’a constaté « aucune amélioration au plan des conditions de vie et de travail des ouvriers migrants ».

Pas plus tard qu’hier, George Miller, membre de haut rang au sein du Conseil du travail et de l’éducation de la Chambre des représentants des États-Unis, a adressé des lettres à la FIFA et à CH2M Hill, le principal entrepreneur des chantiers de la Coupe du monde du Qatar, où il appuie les demandes de la CSI concernant les droits fondamentaux des travailleurs.

 

Diplomatie silencieuse

Ce que peu de gens savent, en revanche, c’est que pendant que la campagne médiatique battait son plein le mois dernier, le Comité national des droits de l’homme du Qatar a tenu un "programme de formation diplomatique" en collaboration avec l’Université de la Novelles-Galles du Sud et Migrant Forum Asia.

Diplomatie oblige, ce séminaire était empreint d’un voile de discrétion, malgré ses demandes ambitieuses concernant la formation d’«un groupe d’élite chargé de mettre en œuvre à la fois les objectifs définis à l’issue de la session et ceux définis par l’Organisation internationale du travail ».

C’est donc derrière des portes closes et suivant les règles de Chatham House que les militants des droits humains ont mené des débats acharnés avec plusieurs hauts responsables qataris.

Si les positions et les points de vue étaient aussi incongrus qu’on peut imaginer, au terme de cinq jours d’échanges, des relations fragiles ont commencé à se dessiner sur fond de respect mutuel et d’entente commune.

Il ressort toutefois clairement de cette réunion que les politiciens qataris sont loin de partager une position commune quant au traitement qu’il convient de donner à la question des droits des travailleurs au Qatar.

Et quand bien-même parviendraient-ils à sceller un accord, tout changement véritable dépendra, à terme, de l’action des fonctionnaires de l’État – dont certains ont participé à cette formation.

Certains affirment que le Qatar a encore huit années devant lui pour mettre de l’ordre dans ses affaires avant le coup d’envoi du Mondial de 2022. Mais ce n’est pas le cas.

Les premiers contrats ont d’ores et déjà été octroyés. Des centaines de nouveaux ouvriers migrants arrivent au Qatar chaque semaine.

À défaut d’un changement concret, structurel, la plupart d’entre eux seront exploités.

L’élan que ce programme de formation diplomatique a permis aux responsables qataris de prendre eu égard à la compréhension des droits humains des travailleurs migrants pourrait marquer un changement.

Mais un élan ne sert à rien s’il n’est pas suivi d’un engagement politique.

 

Le point de vue qatari

À quelques jours près, le mois dernier le Qatar célébrait sa Journée nationale des droits de l’homme, le 11 novembre.

Le président du Comité national des droits de l’homme, Dr. Ali bin Smaikh al-Marri, déclarait à cette occasion : « Nous pouvons être fiers de la renaissance sans précédent du Qatar au niveau de notre région. Ses grandes avancées en matière de promotion et de protection des droits humains font du Qatar un exemple à suivre… »

Ce commentaire illustre bien la perspective qatarie.

En réponse aux critiques retentissantes qui lui ont été adressées au cours des derniers mois, le Qatar a systématiquement invoqué la mise au point d’un comité de prévoyance pour les travailleurs et la publication prochaine de ses normes de protection pour les travailleurs.

Or si cela montre bien une chose c’est que même si la demande de meilleures conditions de vie et de travail pour les travailleurs migrants semble avoir touché une corde sensible chez certains responsables qataris, ce n’est pas le cas de l’enjeu plus fondamental de la liberté syndicale.

La Qatar Foundation, l’un des principaux donneurs d’ordre du Qatar dans le domaine du développement communautaire, de l’éducation et de la science a pour vocation de transformer le Qatar d’une économie pétrolière en une économie du savoir diversifiée.

Elle est dotée d’un ensemble de « Normes Obligatoires » qui ont été adoptées par diverses autres agences donneuses d’ordre du pays, y compris le Comité suprême Qatar 2022.

Ces normes constituent un pas dans la bonne direction.

Elles présentent, cependant, aussi de sérieuses failles en termes d’impact et de réforme pérenne.

Pour commencer, ces normes ne sont pas légalement contraignantes.

En plus d’être dépourvues de mécanismes d’application en bonne et due forme ou d’un système de règlement des conflits crédible, les normes de ce type interprètent la liberté syndicale comme la mise sur pied de comités de travailleurs.

En l’absence du droit de former un syndicat indépendant et d’y adhérer, ces normes ne constitueront forcément pas plus que des mesures tampon inefficaces dont la seule fonction sera de délimiter les responsabilités des employeurs et du gouvernement.

Les autorités qataries doivent comprendre que la liberté d’association est absolument fondamentale si elles tiennent à améliorer leur position eu égard aux violations des droits humains, celle là-même qui leur a valu une condamnation internationale.

Une fois que les travailleurs seront libres de s’organiser et de négocier collectivement, le secteur privé finira, dans une certaine mesure, par s’autoréguler. Les conditions de vie et de travail s’amélioreront. Les salaires deviendront plus équilibrés. Des mesures adéquates et adaptées à chaque secteur seront élaborées dans le domaine de la santé et de la sécurité. Le recrutement et le traitement des travailleurs feront l’objet d’un suivi permanent.

Ceci aidera le gouvernement à remplir sa responsabilité de protéger les droits humains, notamment sur les lieux de travail.

Cependant, les violations – et les condamnations – perdureront tant que la liberté syndicale et la négociation collective ne seront pas inscrites dans la législation.

Le moment est venu pour le gouvernement du Qatar de prendre d’urgence les dispositions qui s’imposent pour amorcer ce changement.