La tyrannie du petit nombre: une réalité des chaînes d’approvisionnement

Opinions

À l’échelle mondiale, les chaînes d’approvisionnement industrielles et de détail subissent les effets négatifs des pratiques commerciales déloyales employées par les gros acheteurs, consistant par exemple à modifier le volume des commandes à très court terme ou à exiger des paiements illégaux pour les promotions et le placement des produits.

De nombreux grands détaillants et une considérable proportion de leurs plus importants fournisseurs mentionnent des conditions effarantes dans les contrats d’approvisionnement qu’ils passent avec les agriculteurs et les petites et moyennes entreprises, c’est-à-dire ceux qui produisent ou participent à la production d’une bonne partie de la nourriture et des produits que nous utilisons quotidiennement.

Ces pratiques ont récemment fait l’objet d’un Livre vert élaboré par la Commission européenne, qui les place sur le programme politique des actions à mener.

Du point de vue du citoyen moyen, il paraît incroyable, voire inconcevable, que des associations et des coopératives d’agriculteurs doivent payer des centaines de milliers d’euros pour que les supermarchés acceptent leurs produits et les disposent sur des rayons, ou que des fabricants de produits cosmétiques soient obligés de racheter leurs marchandises si elles n’ont pas été vendues dans le délai imparti.

Souvent, lorsqu’un supermarché offre une remise sur un produit, c’est en fait le producteur qui en paie le coût, peut-être même sans être au courant de ce rabais non planifié.

Aujourd’hui, les producteurs n’ont aucun recours juridique pour obtenir réparation de ces abus et de ces pratiques peu scrupuleuses qui résultent des déséquilibres du pouvoir d’achat.

Les codes de conduite commerciale librement consentis ne fournissent pas la protection dont les petites entreprises ont besoin.

Ce problème survient lorsque la vente et le commerce de détail sont concentrés dans les mains de quelques entreprises qui sont devenues trop importantes, ou lorsque les alliances d’achat transfrontalières faussent les rapports de forces au sein d’une chaîne d’approvisionnement.

Un marché composé d’une poignée d’acheteurs, face à une myriade de fabricants du même produit, contribue à laisser une minorité de personnes imposer des règles rigoureuses au plus grand nombre et s’octroyer des sommes disproportionnées sur les bénéfices totaux.

Ce déséquilibre des rapports de forces génère l’inégalité le long de la chaîne d’approvisionnement, ce qui, en conséquence, aggrave les inégalités de revenus au niveau mondial.

Les propriétaires d’entreprises en difficulté répercutent généralement les frais sur la main-d’œuvre ou mettent fin aux contrats des employés.

Les militants en faveur des produits issus du commerce équitable ont montré que les oligopsones étaient largement responsables des conditions de travail assimilables à de l’esclavage, notamment dans les secteurs de l’ananas et de la banane dans des pays tels que le Costa Rica, le Cameroun ou l’Indonésie, ainsi que dans le secteur des fruits de mer en Thaïlande.

Il en est de même pour les usines textiles du Bangladesh et les fabricants de chaussures du Nicaragua. Les travailleurs occupent des emplois précaires pour réguler les fluctuations du marché. Et ils travaillent de longues heures pour que des objectifs de production irréalistes puissent être atteints.

 

Créer un cadre légal

Bien entendu, cette asymétrie du rapport de forces entre le fournisseur et l’acheteur n’est pas la seule cause du travail précaire et des mauvaises conditions de travail.

Il faut également souligner que l’action contre les pratiques commerciales déloyales ne garantit pas automatiquement des améliorations aux travailleurs et qu’elle n’est pas très efficace non plus dans le cas de relations d’emploi indirectes et de répression systématique des syndicats. Ces pratiques concernent, indirectement, des millions de travailleurs du secteur commercial.

En toute logique, si une petite ou moyenne entreprise ou un producteur était protégé contre ces rapports de forces asymétriques, les travailleurs bénéficieraient d’une meilleure capacité de négociation puisque la situation économique de leur employeur serait plus favorable, au moins au niveau de l’entreprise.

L’investissement dans la recherche et le développement, l’amélioration des compétences des employés, l’innovation et d’autres aspects du développement économique souffrent également lorsque les producteurs sont privés de leur légitime retour sur investissement.

Les gouvernements nationaux devront établir des règles de concurrence sur l’approvisionnement et protéger les producteurs des ententes et des pratiques déloyales de tarification.

Les consommateurs bénéficient depuis plus d’un siècle de la protection de ce type de pratiques déloyales. À une époque où la production mondialisée est en constante augmentation, l’action des institutions de gouvernance mondiales doit de toute urgence prolonger l’action nationale.

En fait, des mesures générales et énergiques permettant d’assurer le respect de la loi doivent être mises en œuvre directement dans les entreprises multinationales et tout le long de leurs chaînes d’approvisionnement mondiales. Les multinationales et leurs prestataires extérieurs sont tous deux responsables de ne pas respecter les réglementations de l’Organisation internationale du travail (OIT) et les autres instruments mondiaux qui définissent les socles universels de protection en matière de travail, d’environnement et d’assistance aux communautés et aux consommateurs.

À la lumière de son document au sujet des pratiques commerciales déloyales, le moment n’a jamais été aussi propice pour que la Commission européenne prenne l’initiative d’établir un mécanisme indépendant afin d’interdire et de mettre fin aux pratiques commerciales déloyales dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, qui desservent 500 millions de consommateurs européens.

Le mouvement du commerce équitable et le mouvement syndical ont demandé à l’ancien président de la Commission européenne José Manuel Barroso de mettre en place un système de plaintes anonymes qui permettrait d’appliquer des sanctions dissuasives pour les pratiques commerciales déloyales.

Ils ont également appelé la Commission à élargir la portée des mesures de répression à l’ensemble de la chaîne, depuis les sources d’approvisionnement des matières premières jusqu’aux marchandises intermédiaires, l’assemblage des produits finaux et la distribution, afin que les contrevenants agissant contre des fournisseurs des pays hors UE puissent faire l’objet de procédures disciplinaires.

L’UE doit jouer un rôle important dans l’élimination des pratiques commerciales déloyales et de leurs effets néfastes sur les millions de personnes le long des chaînes d’approvisionnement.