Des agences de relations publiques au service des adversaires des droits humains

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Le 28 février 2015, le soir de l’assassinat de l’opposant politique Boris Nemtsov, l’attaché de presse de Vladimir Poutine, Dmitry Peskov, a réfuté toute accusation au sujet de l’implication du Kremlin dans le meurtre : « …au niveau politique, il ne présentait pas de menace pour le pouvoir russe en place ni pour Vladimir Poutine. Si l’on compare les cotes de popularité, entre Poutine, le gouvernement et d’autres, en général Boris Nemtsov se trouvait juste un peu au-dessus du citoyen moyen ».

Avec le meurtre de Nemtsov et l’aggravation du conflit en Ukraine, la Russie glisse vers une dangereuse dérive autoritaire.

Dans ces circonstances, les spécialistes de la communication occidentaux – c’est-à-dire les agences de relations publiques du même type, telles que Ketchum, à Washington, et GPlus, à Bruxelles, qui appartiennent toutes deux au groupe Omnicom – engagés pour travailler avec Peskov et l’équipe de communication du Kremlin, se trouvent dans une position de moins en moins défendable.

Or, ils continuent de « permettre à la Russie de raconter son histoire » à l’Ouest, comme l’a dit dans un entretien Tim Price, le conseiller en communication de GPlus attaché au service de presse du Kremlin.

Leur mission consiste à transmettre des messages politiques positifs pour le compte de leur client, alors même que les États-Unis et l’UE durcissent leurs sanctions à l’égard de la Russie.

Leur contrat de relations publiques, signé en 2006 et se chiffrant à plusieurs millions de dollars, porte à la fois sur une activité de communication et de lobbying.

Par exemple, en 2013, Ketchum a fait passer dans le New York Times un article d’opinion de Poutine sur la Syrie.

Lorsque la crise ukrainienne a éclaté en 2014, GPlus a diffusé à Bruxelles une lettre de Russie, à l’attention des médias et des chefs d’État, pour menacer de priver plusieurs pays européens de leur approvisionnement en gaz transitant par l’Ukraine s’ils n’aidaient pas cette dernière à payer les factures de gaz qu’elle devait à Gazprom, l’entreprise publique russe pour laquelle Ketchum et GPlus travaillent également.

Cependant, GPlus est loin d’être la seule agence de relations publiques européenne à bénéficier des rémunérations lucratives d’un régime répressif.

Sur toute la planète, des dictateurs, des criminels de guerre, des tortionnaires et des gouvernements qui bafouent les droits humains paient des agences de relations publiques et/ou de lobbying pour blanchir leur image, calomnier des dissidents et des opposants, organiser leur élection, dissimuler leurs violations et faire pression pour obtenir des investissements rentables, des accords commerciaux, des aides, ou encore du soutien politique auprès des institutions et des États membres de l’UE.

Cette question épineuse a récemment fait l’objet d’un rapport, intitulé Spin doctors to the autocrats (Les spécialistes de la communication au service des autocrates) et publié (en anglais) par l’organisme de surveillance et de lobbying Corporate Europe Observatory (CEO). [Note de la rédaction : le présent article est écrit par le principal auteur du rapport]

Le rapport examine le phénomène de plus en plus fréquent de régimes répressifs qui sous-traitent leur diplomatie ; 18 études de cas sont présentées, en mettant en évidence le manque de transparence qui entoure ce type de lobbying au sein de l’UE et de ses États membres.

Les cas de manque de transparence mis à jour risquent de ne laisser entrevoir que le sommet de l’iceberg : les groupes de pression n’étant pas rigoureusement tenus de rendre des comptes, plus le client est controversé, moins il est probable que ses agissements soient révélés.

 

Du Bahreïn au Kazakhstan en passant par le Nigeria

Le rapport présente le cas du Bahreïn : tout en réprimant dans la violence les manifestations en faveur de la démocratie qui ont coûté la vie à près de 100 personnes, le pays a passé un contrat de plusieurs millions de dollars avec l’agence de relations publiques Bell Pottinger, entre autres, pour redorer son image de plate-forme spécialisée dans les investissements et les activités bancaires.

Au plus fort du printemps arabe de 2011, Bell Pottinger a contribué à installer un centre des médias au Bahreïn pour aider les journalistes à communiquer sur le point de vue du régime.

Par ailleurs, il semble qu’une partie des dépenses de communication du Bahreïn ait servi à maintenir le soutien des partenaires de l’UE en matière de sécurité et à surveiller les opposants.

Les relations publiques jouent également un rôle primordial dans la dictature du Kazakhstan, qui a récemment créé à Bruxelles un groupe de réflexion prétendument indépendant pour l’Asie centrale, l’Eurasian Council on Foreign Affairs (Conseil eurasien des affaires étrangères – ECFA), mais il ne s’agit en fait que d’un groupe de façade financé par le ministère des Finances du Kazakhstan.

Les précédents et actuels dirigeants européens, de Romano Prodi à Gerhard Schröder ou à Tony Blair, ont été recrutés comme conseillers politiques de Noursoultan Nazarbaïev, qui dirige le Kazakhstan depuis 1991.

Peu émus par l’assassinat d’un groupe de travailleurs du pétrole en grève en 2012, les contacts de Blair ont permis au Kazakhstan de recruter des agences de relations publiques de haut niveau telles que Portland Communications, et de nombreuses autres agences à travers l’Europe.

Une enquête réalisée par EurasiaNet.org a révélé des informations selon lesquelles Portland, ainsi que l’agence allemande Media Consulta, auraient utilisé un « faux-nez » sur Internet (c’est-à-dire une fausse identité) pour modifier des articles de Wikipédia sur les droits humains au Kazakhstan.

En fait, les dépenses faramineuses du Kazakhstan pour les relations publiques lui ont permis de remporter quelques succès stupéfiants, et pour ainsi dire orwelliens, sur la scène internationale. Par exemple, le pays a assuré la présidence de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en 2012, alors que cette même organisation déclarait qu’aucune élection organisée depuis l’arrivée au pouvoir de Nazarbaïev n’avait respecté les normes démocratiques ; par ailleurs, le Kazakhstan a rejoint le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies fin 2012, en dépit de l’aggravation des violations des droits.

Actuellement, le Kazakhstan envisage d’accueillir les Jeux olympiques d’hiver de 2022.

BGR Gabara est une autre grande agence de relations publiques qui a travaillé, jusqu’à il y a peu, sur l’image du Kazakhstan.

L’organisation britannique Bureau of Investigative Journalism a enregistré les propos du fondateur de l’agence, Ivo Ilic Gabara, lors d’une opération dirigée par la police en 2011. Il disait : « Mère Teresa n’a pas besoin de nos services. Elle ne viendra pas vers nous pour devenir notre cliente. C’est toujours lorsqu’il y a des questions difficiles qu’on fait appel à nous. Si une personne veut dépenser de l’argent dans les relations avec les médias, c’est parce qu’elle a un problème ».

Le président du Nigeria, Goodluck Jonathan, n’est certainement pas mère Teresa. Son recours aux agences de relations publiques pour blanchir sa réputation suite aux affaires de corruption et de violations des droits, et à la gestion désastreuse du problème de Boko Haram est extrêmement contestable.

Alors que son impopularité gagnait du terrain et que les élections approchaient, il s’est adjoint en 2014 les services de l’agence de relations publiques Levick, basée à Washington, pour « changer le discours médiatique international et local sur les efforts déployés par le Nigeria pour retrouver et faire revenir chez elles en toute sécurité les jeunes filles enlevées par l’organisation terroriste Boko Haram », selon les termes du contrat de 1,2 million USD.

Cette annonce a suscité de nombreuses critiques de la part des Nigérians qui, parallèlement à la campagne bien connue sur Twitter, #bringbackourgirls, ont lancé le hashtag #someonetelllevick, scandalisés par les sommes d’argent consacrées à la communication alors que le gouvernement n’agissait pas sur le terrain.

Depuis lors, Jonathan aurait engagé des stratèges américains et une agence de relations publiques londonienne pour mettre au point sa campagne électorale ; le magazine en ligne The Africa Report précise que cette agence n’est autre que Bell Pottinger, bien que cette dernière démente.

Pendant ce temps, le candidat de l’opposition, l’ancien dictateur militaire Muhammadu Buhari, paie une autre agence de relations publiques britannique, BTP Advisers (là aussi, en collaboration avec des stratèges américains) pour organiser sa campagne.

 

Manque de transparence à Bruxelles

Le manque de transparence dont les agences européennes de relations publiques font preuve n’est pas inévitable.

La loi américaine sur l’enregistrement des agents étrangers oblige tous les lobbyistes travaillant pour un gouvernement étranger à être répertoriés.

C’est pourquoi nous en savons beaucoup plus sur les gouvernements qui engagent des lobbyistes à Washington que sur ceux qui se tournent vers les agences de Bruxelles.

Ainsi, la dictature violente de Guinée équatoriale, pays producteur de pétrole, a fait appel aux services de relations publiques de l’agence américaine Qorvis, comme l’Arabie saoudite et la Chine.

Les contrats étant publiés en ligne, nous savons que le travail de Qorvis pour la Chine comporte « une surveillance en temps réel de Twitter, de Facebook, des forums, blogs et autres médias sociaux en langue anglaise », ainsi que la mise en place d’une « salle de décision pour traiter les situations difficiles en période de crise ».

Quant à l’Égyptien Abdel Fattah al-Sissi, arrivé au pouvoir suite à un coup d’État militaire et responsable du massacre de centaines de manifestants, de la répression sanglante de l’opposition et de l’emprisonnement de plus de 22.000 personnes, il paie l’agence Glover Park Group pour le représenter à Washington.

Bruxelles est le deuxième centre après Washington pour l’importance des groupes de pression ; or, aucun des régimes mentionnés ci-dessus n’a inscrit ses lobbyistes rémunérés sur le registre des groupes de pression de l’UE.

Il semble peu probable que la Chine, par exemple, pour laquelle travaillaient pas moins de dix agences de lobbying recensées à Washington en janvier 2015, ne paie personne à Bruxelles pour faire pression sur l’UE – mais le pays et ses différents ministères n’apparaissent nulle part sur le registre de transparence européen en tant que clients.

Le seul moyen de vérifier que cela correspond exactement à la réalité serait de doter l’UE de normes qui contraignent les pays à rendre des comptes, comme la loi américaine sur l’enregistrement des agents étrangers. Pour ce faire, l’UE devrait simplement déclarer qu’il est obligatoire de signaler tout lobbying, tel qu’il est défini dans le registre de transparence, pour les gouvernements n’appartenant pas à l’UE, et faire respecter cette obligation.

D’après Helen Darbishire, militante en faveur de la transparence pour l’organisme Access Info Europe : « Les militants, les journalistes et tous les citoyens de l’UE ont le droit de savoir qui fait pression sur nos instances décisionnaires, pour quels dossiers et quel budget. Une transparence totale est essentielle pour connaître la nature exacte du lobbying à Bruxelles ».

Par exemple, GPlus (contrairement à de nombreux groupes de pression de Bruxelles) a pris le soin de dresser une liste de ses clients – parmi lesquels la Russie – sur le registre de transparence européen. Malgré cela, le manque d’obligation de rendre des comptes contribue à ce qu’il subsiste toujours de nombreuses informations méconnues ou floues sur le contenu du travail de lobbying.

Bien que le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, ait récemment remis en avant le registre de transparence, la qualité des données ne s’est pas améliorée de façon significative pour autant, et cela n’a pas non plus permis de découvrir qui fait pression, dans quels domaines et pour quel budget.

Comme le souligne Olivier Hoedeman, du CEO, « Nous avons besoin d’un registre bien conçu, obligatoire et juridiquement contraignant, qui exige davantage de données contractuelles et une plus grande précision ».

Les défenseurs de la transparence d’Alter-EU signalent que le registre est actuellement pourvu d’un code de conduite auquel les signataires adhèrent, mais ils reprochent à ce code de manquer de rigueur, d’être formulé de manière trop vague et, dans la pratique, d’être perçu par les signataires comme un simple exercice consistant à « cocher des cases ». De plus, le code interdit les « comportements inappropriés » mais il ne donne pas suffisamment d’indications sur son rôle réel.

Selon le CEO, le travail de relations publiques effectué à Bruxelles pour le compte de la Russie, soumise à des sanctions de l’UE suite à « l’annexion illégale de la Crimée » et à la « déstabilisation délibérée d’un pays voisin souverain », pourrait être considéré comme une infraction au code de conduite.

Le CEO souhaiterait que les dispositions actuelles du code de conduite relatives au comportement éthique prévoient également d’interdire aux agences privées de travailler pour des régimes qui, selon l’UE, bafouent les droits humains.

Comme le souligne Hoedeman : « Des voies diplomatiques normales existent pour les négociations entre les gouvernements. Il n’y a aucune raison légitime pour que les agences de relations publiques représentent des criminels de guerre, des dictateurs, des tortionnaires et des personnes qui enfreignent les droits humains ».