En Espagne, la « loi bâillon » fait surgir le spectre d’un passé autoritaire

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Le vendredi 10 avril 2015, la plateforme citoyenne No somos delito (« Nous ne sommes pas un délit ») a projeté les hologrammes d’environ 2000 manifestants du monde entier sur la façade du Parlement espagnol.

Cette action visait à protester contre le projet de loi de sécurité citoyenne adopté par le gouvernement de droite le 26 mars 2015, qui entrera en vigueur le 1er juillet 2015.

La loi, surnommée « Ley Mordaza » (loi bâillon), impose de lourdes amendes en cas « d’infractions administratives » et permet de ficher les citoyens qui commettent ces infractions.

Bien que cette loi étendue menace divers modes d’utilisation de l’espace public et légalise des pratiques interdites en matière de contrôle des frontières, telles que les expulsions sommaires, c’est son attaque agressive contre le droit des citoyens de manifester qui a le plus retenu l’attention des médias et des organisations de défense des droits de l’homme.

Cette loi cible tout particulièrement les actes de protestation et de désobéissance que défend le mouvement des indignados, comme les manifestations non autorisées, les actions visant à empêcher les expulsions, ou les rassemblements devant les hautes institutions de l’État.

La loi concerne également la contestation syndicale, principalement en interdisant les piquets de grève et toute perturbation dans les services. Maria José Saura, du syndicat majeur CCOO, déclare à Equal Times que « cette loi bâillon transforme les conflits du travail en un problème d’ordre public. S’il n’y a pas de place pour les actions non autorisées, il ne nous reste plus que des simulacres de manifestation ».

En outre, la « loi bâillon » est associée à une nouvelle réforme du Code pénal espagnol, selon laquelle un acte considéré comme transgressif dans l’espace public est passible de sanctions administratives et, de ce fait, laissé à la discrétion des agents de police qui peuvent exiger des amendes immédiates.

Ces amendes s’élèvent à 600 EUR (678 USD), pour les personnes qui dorment dans la rue, par exemple, et peuvent atteindre 600.000 EUR (678.000 USD) pour les rassemblements autour du Congrès sans avoir avisé les autorités.

Comme le souligne le secrétaire général du syndicat CGT de Catalogne, Ermengol Gassiot, un changement s’opère en Espagne, qui passe du recours au système judiciaire pour réprimer l’opposition – ce qui surcharge les tribunaux de dossiers qui ne risquent guère d’aboutir à des peines d’emprisonnement – au recours à la police pour mettre en échec les mouvements syndicaux et sociaux.

 

Des opinions divisées

L’écart entre l’étendue de l’attaque du gouvernement espagnol contre les libertés élémentaires et la densité physique réelle de la réaction dans les rues a créé de la frustration chez de nombreux observateurs de gauche.

D’aucuns estiment que la tendance centriste des nouveaux partis politiques et l’adoption de demandes potentiellement extrémistes de la part des partis traditionnels (l’indépendance de la Catalogne, par exemple) ont détourné l’attention, le temps et l’énergie des militants vers le royaume du spectacle de la politique électorale et des débats télévisés, ou vers le royaume spéculatif des enquêtes et des sondages.

D’autres vont un peu plus loin, en suggérant que c’est l’espoir même de voir les nouveaux partis arriver au pouvoir et éliminer cette loi qui empêche d’agir.

D’un autre côté, certains affirment que le plafond de verre institutionnel auquel se heurtent les mouvements sociaux commence soit à affaiblir le soutien des citoyens, soit à les dissuader de participer à la politique de la rue, plus risquée.

Pour un grand nombre de ces observateurs, la nature spectrale de la manifestation avec les hologrammes était un peu la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Dans l’une de ses récentes chroniques, Natasha Lennard est allée jusqu’à qualifier la manifestation d’« affligeante » et de « dangereuse », comparant l’action à une démonstration de complaisance à l’égard de la volonté répressive d’un gouvernement autoritaire.

Toutefois, de tels arguments résultent de l’importance excessive donnée aux caractéristiques superficielles de la forme de la manifestation, sans tenir compte de son contexte ni de son contenu, occultant ainsi sa véritable signification.

Dans le cas de Lennard, cela devient tout à fait clair lorsqu’elle suggère que la loi est une « réponse directe » aux manifestations telles que le grand rassemblement de janvier 2015 organisé par Podemos, le nouveau parti de gauche, ce qui est simplement faux.

En effet, considérant que 82% de la population s’opposent à la « loi bâillon », cette dernière a probablement tendance à resserrer les liens entre les citoyens et à affaiblir leur soutien au Parti populaire au pouvoir.

 

Répression de l’État

En fait, la « loi bâillon » s’ajoute à la série d’actions fortement répressives menées par les institutions de l’État contre les mouvements sociaux autonomes qui traversent l’Espagne.

Récemment, huit manifestants ont été condamnés à trois ans de prison pour avoir participé à une manifestation autour du Parlement catalan le 11 juin 2011.

Depuis plusieurs mois, la police arrête des dizaines d’anarchistes dans le cadre de l’opération Pandora, dont le seul nom n’augure rien de bon, en les accusant de terrorisme mais en utilisant leurs idéologies, leur esthétique et bibliographies comme éléments d’information.

Ces deux actions sont le fait de l’Audience nationale, la plus haute juridiction espagnole qui succède au Tribunal de l’ordre public du régime franquiste, lui-même issu du Tribunal spécial pour la répression de la maçonnerie et du communisme mis en place par le dictateur.

Il est à peine exagéré de dire que cette tradition remonte à la période de l’Inquisition.

Depuis quelques années, en Espagne, les manifestations font tellement partie du quotidien qu’il leur devient difficile de se distinguer.

Celles qui parviennent jusqu’aux médias sont disséquées et exploitées de manière différentielle par un ensemble de plus en plus étendu et diversifié d’acteurs politiques spécialisés.

Dans un contexte aussi défavorable, il faudrait une anomalie, un moment de vérité qui, en nous confrontant aux spectres qui hantent notre réalité actuelle, susciterait la nouveauté et la perplexité nécessaires pour déstabiliser une attitude hégémonique et en adopter une qui soit émancipatrice.

Il s’agit en définitive d’une tâche artistique, et c’est un acte artistique qu’il faut voir dans la manifestation aux hologrammes.

En tant que telle, ce fut une belle réussite.

Reste à savoir ce qui se produira le 1er juillet 2015, lorsque la loi entrera en vigueur.

Fera-t-elle l’objet d’une désobéissance généralisée ? Ou au contraire, le pays détournera-t-il les yeux pendant que tout espoir de véritable démocratie sera enterré vivant ?