La Turquie est à la recherche de la paix, mais qu’en est-il de la justice ?

Suite à la disparition d’Ilhan Bilir en 1992, son frère Ramazan est parti à sa recherche. Güllü Bilir, la femme de Ramazan, a expliqué aux enquêteurs du Centre pour la vérité, la justice et la mémoire d’Istanbul ce qui s’est passé ensuite.

« Il marchait, allant à sa recherche… Il allait partout où son frère aurait pu passer. ‘Je ne m’arrêterai pas… il faut que je sache ce qui est arrivé à mon frère’, il disait ».

Au bout de trois ans, quelqu’un est venu promettre à Ramazan de lui révéler où se trouvait son frère. Ramazan est parti avec cette personne et n’est jamais revenu. Selon toute vraisemblance, les deux frères ont été enlevés et tués par les forces de sécurité turques.

Leur histoire n’est qu’un témoignage parmi la multitude de récits rapportés dans l’ouvrage The Unspoken Truth: Enforced Disappearances (La vérité inexprimée : disparitions forcées), publié par le Centre pour la vérité, la justice et la mémoire. C’est une histoire que de nombreuses familles turques connaissent bien.

Selon les estimations, entre 1500 et 2000 personnes auraient disparu depuis les années 1980 jusqu’aux années 2000.

Hormis d’importantes exceptions, la plupart des victimes étaient des hommes kurdes. Les problèmes ont culminé dans les années 1990, lors du conflit entre le gouvernement turc et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un groupe kurde jadis séparatiste et insurgé qui a depuis renoncé à son objectif d’État kurde indépendant.

L’histoire irrésolue des disparitions forcées en Turquie est au cœur des enjeux du pays, à un moment où le gouvernement turc et le PKK négocient pour faire cesser un conflit qui dure depuis plus de trois décennies et qui a coûté la vie à au moins 40.000 personnes.

Les négociations vont-elles s’orienter vers une paix fondée sur la reconnaissance du passé ? Vont-elles promouvoir un grand changement social ? Ou vont-elles simplement chercher à mettre un terme au conflit armé ?

Et si reconnaissance il y a, jusqu’où doit-elle aller ? Jusqu’où peut-elle aller ?

« Un des plus grands problèmes de la Turquie est l’impunité des acteurs de l’État. Nous avons des lois, nous avons un code pénal, mais l’impunité est là. On ne peut pas avoir une paix durable avec une telle impunité, alors il faut changer cela. Pour montrer que les choses vont changer, il faut affronter les crimes du passé », explique à Equal Times Murat Çelikkan, co-directeur du Centre pour la vérité, la justice et la mémoire.

Les disparitions forcées faisaient partie de la politique globale turque visant à éliminer le soutien local aux guérilleros du PKK dans les années 1990.

L’état d’urgence a été déclaré dans de nombreuses provinces. L’armée turque s’est réorganisée pour lutter contre « une guerre à faible intensité ».

Des villages ont été incendiés et évacués. Des personnes soupçonnées de soutenir le PKK ont été tuées dans la rue. Des milliers de citoyens des régions turques à prédominance kurde ont été transformés en miliciens armés par l’État – un programme qui a permis de départager les Kurdes fidèles à l’État des Kurdes sympathisants du PKK.

Les victimes des disparitions forcées étaient généralement enlevées sous les yeux de témoins par des individus qui se disaient investis de l’autorité de l’État et promettaient la libération de la personne dès qu’elle aurait répondu à quelques questions.

Ensuite, les pouvoirs publics clamaient systématiquement qu’ils ignoraient où se trouvait la personne enlevée ou ce qu’il en était advenu, tout en revendiquant souvent tacitement les disparitions pour intimider ceux qui recherchaient les disparus.

Tout cela faisait effectivement partie de la politique de lutte contre le PKK mise au point par le gouvernement, selon les recherches du Centre pour la vérité, la justice et la mémoire.

Les proches ou toute personne à la recherche des disparus étaient pratiquement considérés comme des criminels. La presse, les universitaires et la société civile étaient réduits au silence. La prérogative de l’État était largement dominante.

« Nous travaillons sur cette question depuis trois ans à plein temps, et nous avons seulement pu confirmer la disparition forcée de 450 personnes. Mais je pense que l’État détient tous ces documents quelque part », affirme Çelikkan.

« La plupart des gens, les parents des disparus, n’ont pas de tombes sur lesquelles se recueillir. L’État sait où ces personnes sont enterrées ».

 

Un problème de « terrorisme » ou de droits humains ?

Pendant des décennies, l’élite de l’État turc, soutenue par l’armée, a gouverné le pays au rythme des fluctuations de l’idéologie « kémaliste » (du nom du fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk), qui sanctifiait un État turc, nationaliste, assimilationniste, unitaire et laïque.

La question kurde était uniquement perçue sous l’angle de la sécurité nationale ; selon le dogme de l’armée, il n’y avait pas de « problème kurde », mais seulement un « problème de terrorisme ».

Mais l’arrivée au pouvoir en 2002 du Parti pour la justice et le développement (AKP) a supplanté l’emprise de l’armée turque sur la politique et a remplacé l’idéologie militaire par ses propres conceptions.

« L’État kémaliste (…) a disparu lorsque le gouvernement islamiste est arrivé au pouvoir. Cette idéologie (…) s’est fissurée », constate Çelikkan.

« Il faut des fissures pour laisser passer la lumière », ajoute Çelikkan en parlant de la suite d’événements qui ont rendu possible l’actuel processus de paix.

Cependant, des préoccupations subsistent car le gouvernement de l’AKP n’a peut-être pas complètement renoncé à la vision « sécuritaire » de la question kurde et, dans ses négociations avec le PKK, il se peut qu’il cherche à atteindre des objectifs limités.

« Pour le moment, du côté du gouvernement, je ne perçois pas d’intérêt à l’égard d’une approche du processus de paix fondée sur les droits humains », confie à Equal Times Emma Sinclair-Webb, chargée de recherche à Human Rights Watch et auteur de Time for Justice: Ending Impunity for Killings and Disappearances in 1990s Turkey (Il est temps de rendre justice : Mettre fin à l’impunité pour les meurtres et disparitions commis en Turquie dans les années 90).

« Pour le gouvernement, la question ‘kurde’ n’est pas une question de droits humains. Elle se rapporte aux actions à mener pour venir à bout du terrorisme (…) et se débarrasser du problème du PKK », précise-t-elle.

L’AKP a réussi à vaincre l’armée suite à deux grands procès, communément dénommés procès « Ergenekon » et « Sledgehammer » (marteau de forgeron en anglais), qui ont eu lieu entre 2007 et 2010.

Lors de ces deux procès, les procureurs ont essentiellement prétendu que les accusés – plusieurs centaines d’officiers de l’armée en service et retraités, ainsi que des journalistes, des avocats et des militants kémalistes et néo-nationalistes, en plus de quelques gangsters – avaient fomenté un coup d’État.

Ces procès ont ouvert la voie à d’autres poursuites judiciaires, notamment l’action contre Cemal Temizöz, un gendarme gradé qui serait responsable d’au moins vingt disparitions forcées dans la ville de Cizre et ses environs.

Mais les procès Ergenekon et Sledgehammer étaient manifestement des procès politiques peu fondés juridiquement et, avec les changementsd’alliances gouvernementales, les intérêts politiques à l’égard de ces procès ont changé eux aussi. En effet, ces deux procès ont finalement été abandonnés en 2015.

« Je suis vraiment inquiète par rapport à la décision d’acquitter complètement les prévenus du procès Sledgehammer… et d’abandonner le dossier Ergenekon, même si ces procès ne respectaient pas le droit à un jugement équitable, ce qui était le cas, à mon avis », commente Sinclair-Webb.

Mais en refermant ces dossiers, après avoir placé les militaires sous le contrôle des civils, Sinclair-Webb se demande si le gouvernement ne passerait pas en fait un pacte officieux, peut-être tacite, avec les militaires. « Quelle volonté politique existe-t-il aujourd’hui pour mener sérieusement ces enquêtes ? »

 

Un long processus de reconnaissance

La position du gouvernement met en évidence l’ambigüité générale qui est la sienne vis-à-vis des crimes historiques présumés, qui ne se limitent pas aux disparitions forcées des années 1990.

Certains acteurs de la société civile affirment que la Turquie doit faire remonter la prise en compte de son histoire à la création de la république et au génocide arménienqui l’a précédée, en rappelant tous les coups d’État que le pays a connus, jusqu’aux plus récentes tragédies qui ont frappé sa population.

« En Turquie, presque tout est basé sur le déni. C’est la politique », souligne Çelikkan.
En Turquie, le groupe des « Mères du samedi » ou « Gens du samedi » se rassemble toutes les semaines à Istanbul et dans d’autres villes du pays pour honorer la mémoire des disparus et demander justice.

Le 25 avril 2015, au lendemain du centenaire du génocide arménien, le groupe a dédié son rassemblement hebdomadaire aux Arméniens qui ont péri en 1915. Maside Ocak, dont le frère a été porté disparu et tué en 1995, tenait un portrait du journaliste arménien-ottoman Keğam Parseğyan (1883-1915).

Mikal Kırbayır avait quant à lui un portrait de son frère Cemil, tué pendant sa garde à vue suite au coup d’État de 1980, ainsi qu’un portrait de l’Arménien Parunag Ferukhan.

Hrag Vartanian, critique d’art américano-arménienne venue à Istanbul pour les commémorations du génocide, dit à Equal Times en s’installant avec les Mères du samedi : « Quand on observe le cours de l’histoire, c’est évident que cela ne concerne pas que quelques groupes. C’est plutôt une lente élimination de tout type de différence ».

« Toute l’idéologie et la culture de cette société ont commencé par le génocide arménien, selon Çelikkan. Les pogroms contre les Juifs, les Grecs, les Alevis, les coups d’État… les drames se sont succédé, et la Turquie ne les a pas réglés ».

Pour « régler » les problèmes du passé, il faut des réformes structurelles profondes.
Dans un récent rapport sur les négociations entre le gouvernement et le PKK, publié par un groupe de la société civile turc composé d’universitaires et de militants, Çelikkan soutient qu’il est nécessaire de rédiger une nouvelle constitution, sans que la définition de la citoyenneté fasse référence à l’appartenance ethnique – c’est-à-dire l’identité turque.

Il faut amender le code pénal turc et la législation relative aux élections, à l’éducation et aux partis politiques, et ne pas amnistier les auteurs de violations des droits humains.

Les commissions de vérité, les musées, les mémoriaux, les archives et les autres sites en faveur de la mémoire et de la vérité, ainsi que tous les autres mécanismes de justice transitionnelle doivent figurer dans le processus de reconnaissance.

Mais la reconnaissance de l’histoire n’est pas seulement une question de justice de transition.

Le 13 mai 2014, un des accidents industriels les plus graves de l’histoire du pays a coûté la vie à 301 mineurs de la mine de charbon de Soma, à l’ouest de la Turquie.

Malgré la plainte contre les dirigeants de la mine, le gouvernement a invoqué son droit de protéger les fonctionnaires et les autorités publiques contre les poursuites judiciaires.

« Si on utilise le simple mot ‘impunité’, il ne signifie rien pour la plupart des gens», pense Sinclair-Webb. «Il faut écouter l’histoire des mineurs qui racontent : ‘Nous étions traités comme des animaux, les inspecteurs du travail ont laissé faire, ils étaient complices’. Il faut écouter cette histoire pour comprendre ce que veut dire l’impunité.

«Il faut écouter les villageoises de la province kurde qui disent ‘Cela fait vingt ans que j’attends de savoir où est le corps de mon mari, où ils l’ont enterré. Je veux savoir. Je veux des réponses’. Il y a des personnes qui posent sans cesse des questions comme celles-là en Turquie ».

Un processus de paix qui favoriserait la reconnaissance des disparitions forcées en Turquie permettrait d’ouvrir la porte à une reconnaissance beaucoup plus étendue. Reste à savoir s’il est possible d’y parvenir.