Vous ne voulez plus voir de réfugiés mourir en mer ? Laissez-les prendre l’avion

Opinions

La première fois que j’ai vu la photo du petit corps sans vie d’Alan Kurdi étendu sur une plage de Bodrum, c’était sur la couverture d’un journal belge que je lisais dans l’avion qui m’emmenait de Bruxelles en Turquie.

Par une triste ironie du sort, je parcourais le trajet inverse de celui que la famille d’Alan avait entrepris la veille. À la différence que je n’avais pas à me cacher à l’arrière d’un camion, ni à embarquer sur des bateaux surpeuplés, ni à échapper à la police et que je n’étais pas maltraité par des passeurs sans foi ni loi.

Parce que j’avais le « bon » passeport, j’étais confortablement installé dans un avion, devant un verre de vin et un plat chaud, en train de regarder le dernier blockbuster d’Hollywood, le tout pour une fraction du prix versé par les réfugiés syriens qui veulent rejoindre l’Europe.

Pourquoi la famille d’Alan – et d’autres familles de réfugiés – ne pourraient-ils pas être traités de cette façon ?

Comme moi, vous vous êtes peut-être demandé pourquoi près de 3000 réfugiés et migrants sont morts en Méditerranée rien que cette année, tandis que des centaines de milliers d’autres risquent leur vie pour atteindre l’Europe, au lieu de monter à bord d’un avion sûr et pratique jusqu’à leur pays de destination.

Ce n’est pas que le prix du billet d’avion soit prohibitif. Les réfugiés syriens, par exemple, versent jusqu’à 3000 USD aux passeurs – beaucoup plus que le prix moyen d’un billet d’avion.

Dans la plupart des cas, les gouvernements de ces migrants et réfugiés n’essaient pas non plus d’empêcher leurs citoyens de partir à l’étranger.

La réponse se trouve, en grande partie, dans la directive 2001/51/CE de 2001 de l’Union européenne (dénommée « Sanctions pécuniaires aux transporteurs »), qui complète les dispositions de l’accord de Schengen de 1985.

L’article 3 de la directive établit que « Les États membres prennent les mesures nécessaires pour imposer aux transporteurs qui ne sont pas en mesure d’assurer le retour d’un ressortissant de pays tiers dont l’entrée est refusée l’obligation de trouver immédiatement le moyen de réacheminement et de prendre en charge les frais correspondants, ou, lorsque le réacheminement ne peut être immédiat, de prendre en charge les frais de séjour et de retour du ressortissant de pays tiers en question ».

En d’autres termes, les compagnies aériennes qui circulent à destination de n’importe quel pays membre ont la responsabilité de vérifier que les passagers disposent des documents et du visa requis pour entrer dans le pays d’arrivée, faute de quoi le secteur du transport aérien risque d’importantes pertes financières, d’autant que l’article 4 de la directive rappelle que les sanctions applicables aux transporteurs doivent être « dissuasives, effectives et proportionnelles ».

Toutefois, la même directive précise que son application « ne porte pas préjudice aux engagements qui découlent de la convention de Genève relative au statut des réfugiés ».

 

Privatisation de la protection des réfugiés

En fait, la directive sur les sanctions aux transporteurs a externalisé et privatisé un domaine qui est, fondamentalement, une prérogative de l’État.

Une étude réalisée par le Parlement européen souligne que les sanctions aux transporteurs ne sont « pas sans risques pour les demandeurs d’asile, qui ont toutes les chances de se voir refuser la vente d’un billet de transport faute de répondre aux exigences posées par la compagnie aérienne ou maritime, elle-même soucieuse de ne pas être sanctionnée par le pays de destination… Cette technique de filtrage est d’autant plus problématique qu’aucune alternative légale n’est offerte aux personnes qui ont besoin de fuir en urgence leur pays mais n’en remplissent pas les conditions ».

« Les sanctions aux transporteurs, qui déchargent les polices européennes d’une partie de leur travail de contrôle, ont comme conséquence de bloquer les demandeurs d’asile loin des frontières européennes ou de les obliger à payer plus cher et à prendre plus de risques pour voyager illégalement ».

Le Conseil européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE) reconnaît également que les « entreprises de transport continueront de respecter les règles tant qu’il sera plus avantageux économiquement d’éviter une amende en refusant à un passager de monter à bord plutôt que de laisser voyager un demandeur d’asile potentiel, de risquer de prendre la mauvaise décision et d’encourir une amende en plus des frais de rapatriement ».

Mais pendant que les dirigeants de l’UE promettent de lutter contre les passeurs et d’empêcher les migrants et les réfugiés de mourir, il n’y a aucune discussion sur la façon sans doute la plus efficace d’en finir avec un commerce illégal florissant et de limiter le nombre de victimes de la migration : l’abrogation de la directive 2001/51/CE ou, au moins, sa suspension pour les ressortissants de Syrie, d’Érythrée et d’Irak – les trois pays dont les demandes d’asile aboutissent le plus souvent.

Les opposants à cette solution vont certainement lui reprocher de créer un effet « incitatif » ; autrement dit, si le voyage devient « trop facile », beaucoup d’autres réfugiés viendront en Europe.

Cette théorie est très éloignée de la réalité. En effet, la couverture médiatique de ces derniers mois a plutôt montré que les gens qui fuient la guerre et la persécution sont prêts à tout pour mettre leur famille en sécurité. Ce n’est pas la crainte de traverser les frontières sur des canots pneumatiques qui les arrêtera.

Tous les Syriens que j’ai rencontrés aiment profondément leur pays et ne souhaitent rien de plus que de rester chez eux en paix. Mais entre les bombes de l’armée de Bachar el-Assad, les tactiques médiévales du prétendu État islamique et l’incroyable échec de la communauté internationale de résoudre la guerre, de nombreux Syriens sont confrontés au choix terriblement difficile d’entreprendre un voyage dangereux vers un pays sûr, ou de rester chez eux et de risquer la mort.

Alors pourquoi ne pas faciliter leur passage et veiller à ce qu’ils trouvent refuge dans de bonnes conditions de sécurité ?

Envoyer des douaniers dans les premiers pays d’entrée des demandeurs d’asile – en Turquie, au Liban et en Jordanie dans le cas des Syriens – pourrait contribuer à cet effort.

Plusieurs analystes avec lesquels j’ai discuté disent que la réforme de la directive sur les sanctions aux transporteurs est difficile et sensible d’un point de vue politique. Mais ils insistent aussi sur le fait qu’elle devrait être prise en compte lors des discussions sur les nouveaux moyens de garantir aux réfugiés un accès sûr et légal au territoire de l’UE, entre autres mesures urgentes, notamment une augmentation des visas humanitaires et de travail délivrés par les ambassades des États membres de l’UE et une accélération des programmes de réinstallation de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR).

La situation est extrêmement grave. Pour sauver des vies, il est nécessaire d’envisager au plus vite de nouvelles approches de la politique migratoire de l’UE. C’est seulement après que nous pourrons espérer ne plus jamais voir la photo d’un enfant mort noyé à quelques kilomètres de l’Europe.

 

Cet article a été traduit de l’anglais.