L’UE manque de protéger la liberté de presse, d’après un nouveau rapport

News

Si les pays membres de l’Union européenne (UE) affichent des scores élevés au plan de la liberté de presse, la désunion entre les 28 menace de saper les valeurs et l’autorité de l’Union, à en croire un nouveau rapport signé le Comité pour la protection des journalistes (CPJ).

Le rapport intitulé Un exercice d’équilibre avance un certain nombre de recommandations pour une presse libre plus forte. Nommément, l’UE y est appelée à veiller à ce que chaque État membre soit tenu responsable et comptable au regard de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, à laquelle les pays souscrivent au moment de leur accession. Le rapport appelle également à l’application effective de l’article 7 de la Charte, qui prône la suspension des droits de vote d’États membres qui renient leurs engagements en matière de liberté de presse.

Dans un entretien avec Equal Times, Jean-Paul Marthoz, correspondant UE du CPJ et auteur du rapport s’explique sur les conséquences d’une rupture de ces engagements : « Les groupes de défense de la liberté de presse font appel aux gouvernements démocratiques pour aider à défendre les journalistes, les sortir de prison ou soutenir des résolutions progressistes à l’ONU, etc. Or la capacité de ces gouvernements à fournir une aide dépend de leur crédibilité ».

« S’ils permettent que la liberté de presse soit bâillonnée à l’intérieur de leurs propres frontières ou si, dans le cas de l’UE, ils s’abstiennent de rappeler à l’ordre des États membres qui renient les principes fondamentaux, il devient aisé pour des gouvernements autoritaires de les mettre au pied du mur ou d’invoquer les manquements des pays démocratiques eux-mêmes pour justifier la répression de leurs propres médias ».

Un domaine qui suscite une préoccupation particulière est la persistance de lois pénalisant la diffamation dans certains États membres. Malgré la recommandation du Conseil de l’Europe pour une dépénalisation du blasphème, l’UE manque d’appliquer la Charte aux pays où cette législation est maintenue en vigueur.

En conséquence, des législations pénalisant la diffamation demeurent en force dans 23 des 28 États membres de l’UE, tandis que l’emprisonnement continue de figurer au nombre des peines possibles dans 20 États membres.

En Italie, les lois pénalisant la diffamation se prêtent aux abus ; à titre d’exemple, plus d’un tiers des actions intentées contre la presse italienne entre 2011 et 2013 faisaient suite à des accusations infondées.

Des lois qui pénalisent le blasphème et la calomnie sont en vigueur dans 19 pays membres, selon la campagne End Blasphemy Laws.

« Les lois sur le blasphème ont un effet dissuasif sur la liberté d’expression. Elles empêchent un débat ouvert et rationnel sur les croyances et visent fréquemment à protéger une religion en particulier, en instituant une discrimination à l’égard d’autres formes de croyance ou d’incroyance. En réalité, alors qu’elles prétendent défendre les religions, les lois sur le blasphème compromettent souvent la liberté de religion et de conscience », estime Marthoz.

La Bulgarie, l’Allemagne, l’Italie, le Portugal, l’Espagne et les Pays-Bas délivrent des peines sévères pour diffamation à l’égard de fonctionnaires publics. Les insultes à l’égard de symboles ou d’institutions de l’État, de membres de la famille royale et de la religion sont aussi considérées comme des crimes.

Chypre, l’Estonie, l’Irlande, la Roumanie et le Royaume-Uni sont les seuls pays à avoir aboli les lois pénalisant la diffamation.

Le rapport évoque notamment le « tourisme de diffamation », où le demandeur va de pays en pays à la recherche du verdict le plus favorable, dû au manque de cohérence au niveau de l’Union en matière de législation sur la diffamation.

À titre d’exemple, les manifestations massives contre l’austérité en Espagne ont incité le gouvernement espagnol à voter en avril 2015 une loi qui interdit aux journalistes de prendre des photos de rassemblements devant des bâtiments du gouvernement ou la police. En cas d’infraction, les journalistes sont désormais passibles d’amendes de jusqu’à 30.000 €.

« D’où la préoccupation sérieuse que la menace de telles amendes ne donne lieu à l’autocensure, au détriment de la responsabilité pour conduite abusive, comme dans le cas du recours excessif à la force par les responsables chargés de veiller à l’application de la loi », a indiqué Human Rights Watch.

D’après le rapport spécial, les émeutiers, les bandes criminelles et les groupes extrémistes représentent un danger physique de plus en plus important pour les journalistes, forçant ces derniers à s’autocensurer.

En Grèce, des membres du mouvement d’extrême-droite Aube Dorée ont attaqué des journalistes, tandis que des membres du Front National, en France, ont chahuté des journalistes et en Hongrie, des membres du parti d’extrême-droite Jobbik ont poursuivi des journalistes en justice – tout ça rien qu’au cours de 2015. Pendant ce temps, en Bulgarie, les journalistes sont la cible de menaces incessantes émanant d’organisations criminelles, voire de tentatives d’assassinat, d’attaques et d’attentats à la bombe.

La tuerie de Charlie Hebdo, ajoutée aux menaces de mort, dix ans plus tôt, contre le caricaturiste danois du journal Jyllands-Posten ont également braqué l’attention sur l’autocensure.

« Nous avons perdu une bataille. Les terroristes ont gagné », a déclaré à la chaîne de télévision suisse RTS Philippe Val, ancien rédacteur et directeur de Charlie Hebdo.

 

Journalistes sous surveillance et contrôle « doux »

« Qu’on ne s’y trompe : Les journalistes ne peuvent pas protéger leurs données de leurs services de renseignements nationaux », a averti un expert des renseignements européens qui a contribué au rapport du CPJ sous réserve d’anonymat. D’autre part, le rapport renvoie à des documents divulgués par le lanceur d’alerte Edward Snowden, où les journalistes sont décrits comme des « menaces à la sécurité ».

L’auteur du rapport reconnait la friction entre le terrorisme et la liberté d’expression mais s’interroge sur la question de savoir si les mesures antiterroristes adoptées par les États membres respectent la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Certains journalistes opèrent également dans les confins d’un environnement de « censure douce », une forme indirecte de censure officielle où interviennent népotisme, publicité d’État et contrôle gouvernemental sur l’octroi de subsides et de licences et où des oligarques et des groupes d’investissement, propriétaires des organes de presse, participent d’une forme de manipulation éditoriale.

Le rapport cite la France et des pays d’Europe de l’Est au nombre des archétypes de ce modèle de censure douce, qui représente une menace pour la couverture de presse indépendante.

Selon Wilfried Rütten, directeur du European Journalism Centre, la Hongrie a pour la première fois « exposé les manquements de l’UE » en 2010 quand le président hongrois Viktor Orbán a procédé à la réforme de la Loi sur les médias et accordé au Conseil des médias nouvellement créé le pouvoir d’imposer des amendes aux médias hongrois, libre de toutes conséquences au niveau européen.

Toujours d’après le rapport, les intérêts commerciaux et géopolitiques lient la presse européenne par l’entremise de « directives techniques » censées protéger les secrets des affaires et que les États membres interprètent, à leur tour, à l’échelon national.

L’approche « individualisée » pratiquée par l’UE à l’égard de ses 130 partenaires commerciaux en matière de respect des droits humains, à laquelle vient s’ajouter son manque de transparence, inhibe encore davantage le pouvoir d’enquête des journalistes : « Quand on demande des informations ou des documents qui pourraient contredire le point de vue officiel, les portes se ferment et les porte-paroles ne vous aident pas vraiment », a confié au CPJ Jean-Pierre Stroobants, correspondant du quotidien Le Monde.