Quand Internet devient la porte d’entrée vers le travail forcé

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« Les accusés ont attiré entre 2005 et 2007 des citoyens polonais sourds-muets en Allemagne sous le prétexte qu’ils pourraient y travailler », peut-on lire dans une décision de 2012 du tribunal allemand de Düsseldorf. C’est l’une des rares affaires de trafic d’êtres humains à des fins d’exploitation par le travail jugées en Allemagne ces dernières années. La quasi-totalité des cas échappe à tout procès.

Pendant deux ans, le couple d’accusés avait recruté des citoyens polonais en leur promettant travail et hébergement. Puis ils avaient contraint leurs victimes à vendre des porte-clés dans différentes villes allemandes. Leurs passeports leur avaient été confisqués. Les Polonais devaient reverser tous leurs gains, étaient logés dans un simple camping-car, mal nourris et frappés quand ils réclamaient ou refusaient d’obéir.

Confiscation des revenus et des documents d’identité, violences physiques, menaces… Les principaux indicateurs du travail forcé étaient réunis.

Or, c’est en partie sur la toile que les deux condamnés avaient trouvé leurs victimes. « C’est sur Internet que l’accusé a pris contact en novembre 2006 avec la victime sourde-muette K., en Pologne. L’accusé lui a assuré qu’il lui procurerait un travail en Allemagne et s’occuperait des papiers nécessaires », précise le jugement.

Recrutement sur des forums en ligne

C’était il y a presque dix ans et, déjà, Internet avait joué un rôle essentiel dans cette affaire. Aujourd’hui, alors que la grande majorité des foyers européens sont connectés (près de trois quarts des foyers polonais et hongrois avaient accès à Internet en 2013, plus de la moitié des Roumains et des Bulgares, selon Eurostat), le web est de plus en plus incontournable dans le processus de recrutement des travailleurs exploités en Allemagne.

Quasiment tout le monde est sur Internet aujourd’hui en Pologne. Et il existe de nombreux forums en ligne sur lesquels des intermédiaires peu fiables recrutent, » souligne Monika Fijarczyk, conseillère auprès du programme d’aide aux travailleurs détachés de la Confédération syndicale allemande Deutscher Gewerkschaftsbund (DGB) à Berlin.

« Il y en a qui demandent aux travailleurs de leur payer en amont des frais de recrutement, par exemple pour l’inscription administrative en Allemagne, qui est pourtant gratuite dans les faits. Ensuite, la rémunération est souvent tout à fait différente de ce qui était promis. Ou bien les travailleurs ne sont pas payés du tout. »

C’est ce qui est arrivé à une quinzaine de Bulgares au printemps dernier à Berlin. Tous avaient répondu à des annonces postées sur un forum bulgare en ligne pour venir travailler en Allemagne comme livreur de colis. « Certaines des annonces étaient très succinctes, du type : “Pas besoin de connaissances en allemand, paiement de 50 centimes le paquet livré.” D’autres promettaient le salaire minimum allemand de 8,50 euros bruts de l’heure » (9,52 USD), rapporte Vladimir Bogoeski, du programme d’aide aux travailleurs migrants de la DGB, Faire Mobilität.

Une fois en Allemagne, ces Bulgares ont trouvé des journées de travail sans fin. Ceux qui ont été payés ont reçu des salaires largement en dessous du minimum légal. D’autres n’ont rien touché.

« Dix personnes recrutées par une même entreprise n’ont reçu aucune rémunération après deux mois de travail. De plus, elles avaient dû payer de leur poche l’essence pour les livraisons. Quand elles ont réclamé leur paie et ne l’ont pas obtenue, soit elles sont parties d’elles-mêmes, soit elles ont été licenciées », indique le conseiller.

Sans aucune ressource, la plupart de ces travailleurs sont retournés en Bulgarie. Seul l’un d’entre eux est allé en justice. Et a gagné. Le tribunal a exigé de l’employeur qu’il paie 4300 euros (4800 USD) de salaires dus.

 

Outils de prévention

Mais, pour un travailleur qui obtient gain de cause, de nombreux autres repartent dans leur pays d’origine traumatisés et les poches encore plus vides qu’à l’arrivée. Car ce type d’expérience se répète un peu partout en Europe, selon le constat de la Confédération syndicale internationale (CSI) dans un récent rapport financé avec l’aide de la Commission européenne.

Réalisé dans le cadre du projet Fine Tune, lancé en 2012 avec Anti-Slavery International et Churches’ Commission for Migrants in Europe (CCME), le rapport a recueilli les observations d’organisations d’aide aux travailleurs migrants de sept pays européens (La Strada en République tchèque, Lefö en Autriche, Service Union United PAM en Finlande, Migrants Rights Centre en Irlande, Caritas en Lituanie, AIDRom en Roumanie, l’Union générale des travailleurs UGT en Espagne).

Toutes ont relevé le phénomène. « L’enquête montre qu’un nombre important de victimes de trafic soutenues par ces ONG a été recruté via Internet », conclut le document.

L’agence européenne de police Europol avait fait le même constat en 2014. Et noté que les « criminels et les victimes laissent des traces permanentes sur Internet, qui facilitent certes l’identification, mais pas nécessairement l’intervention ».

Il est même presque impossible d’agir contre une annonce qui a pourtant déjà attiré des victimes dans une situation d’exploitation. « Une femme m’a récemment appelée de Roumanie parce que sa sœur avait été recrutée par Internet pour travailler sur une exploitation agricole en Allemagne. Quand elle a réclamé son salaire, l’employeur a refusé de la ramener à son hébergement. Il l’a laissée au milieu des champs. Elle s’est alors rendue à la police », témoigne Ruxandra Empen, conseillère au sein de l’organisation allemande contre le trafic d’êtres humains Bündnis gegen Menschenhandel zur Arbeitsausbeutung.

« Sa sœur voulait que l’annonce de cet homme soit retirée de la toile. Mais on ne peut rien faire pour ça. »

Le rapport de Fine Tune attire tout de même l’attention sur des outils mis en place pour protéger les travailleurs face aux pièges de la toile. Le ministère roumain des Affaires étrangères a, par exemple, ouvert en 2014 un portail d’information pour mieux orienter et protéger les Roumains qui cherchent du travail à l’étranger.

Le nouveau protocole à la Convention 29 de l’Organisation internationale du travail (OIT) doit aussi jouer un rôle dans cette lutte contre les nouvelles formes de travail forcé.

Ce texte adopté l’an dernier demande notamment aux États de prendre des mesures pour « la protection des personnes, en particulier des travailleurs migrants, contre d’éventuelles pratiques abusives ou frauduleuses au cours du processus de recrutement et de placement. »

Reste aux États à ratifier ce nouveau protocole. Pour l’heure, seul le Niger l’a fait.