Le dilemme des réfugiés érythréens

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Aster (nom d’emprunt) est une jeune femme qui vivait dans le sud de l’Érythrée, dans une petite maison à étage blanche et bleue. Cinq fenêtres donnaient sur un jardin, où ses quatre filles pouvaient jouer et où les ânes venaient paître. Mais, en septembre dernier, les autorités du pays ont peint un grand X sur la façade de sa maison. Aster a dû partir avec ses filles, puis un bulldozer est venu démolir la maison, ne laissant que des gravats.

Un nombre considérable d’Érythréens quittent le pays, et leurs familles subissent de plus en plus souvent les représailles du régime du président Isaias Afwerki. Le gouvernement exige que les parents dont les enfants ont fui le pays versent de l’argent, à savoir 50.000 ERN (3333 USD) par enfant, faute de quoi ils risquent la prison. Maintenant, les autorités détruisent les maisons et saisissent les propriétés.

« Ils veulent punir les gens », explique le frère d’Aster, Fikru, âgé de 31 ans, récemment arrivé à Genève après avoir été renvoyé de pays en pays pendant sept ans avec son statut de réfugié érythréen. Fikru, qui m’a raconté l’histoire d’Aster, précise que ses autres frères avaient envoyé de l’argent à la jeune femme depuis l’étranger pour l’aider à construire sa maison.

D’après les experts, Afwerki a besoin d’une réserve constante de jeunes gens pour maintenir son État policier. En juin 2015, une Commission d’enquête des Nations Unies sur les droits humains en Érythrée a pris note en détail de la durée indéterminée du service militaire. L’armée appelle dans ses rangs des enfants de moins de 15 ans ; elle torture ses propres membres et fait subir des violences sexuelles systématiques aux femmes.

Or, malgré la conclusion du rapport sur de possibles « crimes contre l’humanité » – et le fait qu’un responsable du gouvernement érythréen ait récemment confié à un reporter du Wall Street Journal que le régime recourait à la torture – certains pays européens et partis politiques de droite se bousculent pour envoyer un signal aux Érythréens : ne venez plus chez nous.

Suite aux attentats de Paris, de nombreux partis européens de droite ont été prompts à insinuer que les réfugiés syriens étaient responsables et à solliciter plus de rigueur au niveau de l’immigration et du contrôle des frontières. Mais même avant les attentats, certains gouvernements européens cherchaient déjà à empêcher les réfugiés d’entrer dans leur pays.

Les Érythréens représentent depuis quelques années un des plus grands groupes de réfugiés à venir chercher la sécurité en Europe ; ils sont la première cible de ceux qui veulent fermer les portes de l’Europe.

 

Un rapport en trompe-l’œil utilisé comme prétexte

La volonté d’exclure les réfugiés érythréens de l’Europe a commencé au Danemark il y a un peu plus d’un an. Mi-2014, le Service danois de l’immigration a organisé une mission d’investigation en Érythrée après avoir constaté une hausse spectaculaire du nombre de demandeurs d’asile érythréens au Danemark. Le rapport de cette mission, reposant essentiellement sur des entrevues anonymes réalisées à Asmara, indiquait que la situation s’était suffisamment améliorée pour que les Érythréens ne soient plus reconnus comme réfugiés au Danemark.

Les organisations de défense des droits humains ont dénoncé ce rapport, et deux hommes qui avaient participé à sa rédaction ont démissionné, déclarant qu’ils avaient subi des pressions afin que le rapport permette au Danemark d’adopter des mesures plus strictes en matière de demande d’asile. Face à une forte pression publique, le gouvernement danois a annoncé que les Érythréens continueraient de bénéficier de l’asile au Danemark, mais le rapport est resté accessible au public.

Ensuite, en mars 2015, le ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni a modifié ses principes directeurs sur l’asile pour les Érythréens, en prenant le rapport danois comme référence ; le taux de reconnaissance du statut de réfugiés a chuté de 73 % à 29 % pour les Érythréens.

Gaim Kibreab, qui dirige le service de recherche sur les réfugiés à l’université de South Bank de Londres, est le seul universitaire à avoir été interrogé dans le cadre du rapport danois, et il a ensuite dénoncé publiquement ce rapport. « Que peut-on faire quand les gouvernements ne se préoccupent pas des principes et des droits ? » a déclaré Gaim lors d’un entretien téléphonique.

« Il existe une véritable concurrence dans les pays de l’UE ; c’est à qui sera le plus strict avec les demandeurs d’asile », précise Gaim en ajoutant que la plupart des Érythréens qui se sont vu refuser l’asile récemment au Royaume-Uni font aujourd’hui appel.

Le 6 novembre 2015, le ministère de la Justice norvégien a annoncé sur Facebook un durcissement des politiques d’asile du pays. Le ministère a averti les demandeurs d’asile afghans que la protection pourrait leur être refusée et qu’ils pourraient être expulsés à Kaboul, tout en mentionnant ses efforts pour « nouer le dialogue avec les autorités érythréennes afin d’obtenir de ces dernières des garanties diplomatiques favorisant le retour ».

La nouvelle volonté de travailler avec le régime érythréen, comme l’affichent la plupart des pays, repose sur la possibilité, non confirmée, que le gouvernement d’Afwerki mette un terme au service national d’une durée indéterminée. Or, les experts disent qu’aucune preuve ne permet d’étayer cette hypothèse.

« Je n’ai pas reçu d’information de la part du gouvernement érythréen indiquant qu’il mettrait fin à la pratique de la ‘circonscription indéfinie’ », précise dans un mail Sheila B. Keetharuth, rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme en Erythrée.

« J’ai entendu dire par d’autres sources, notamment des sources diplomatiques, que le gouvernement érythréen avait signalé que les personnes récemment engagées dans le service national seraient démobilisées au bout de 18 mois. Cependant, ni les personnes concernées ni leur famille n’ont été informées de leur libération ».

Keetharuth note par ailleurs qu’il n’a pas été discuté de la démobilisation des personnes travaillant actuellement dans les forces armées – certaines depuis plus de 15 ans. Keetharuth a demandé au moins quatre fois l’autorisation de se rendre en Érythrée, la dernière fois en août 2015, pour évaluer de manière indépendante la situation dans le pays. À chaque fois, sa demande de visa a été refusée.

 

La Norvège range le tapis rouge

Le message que le ministère de la Justice norvégien a posté le 6 novembre sur Facebook est le dernier d’une série d’actions menées par un ministre de droite appartenant au parti du Progrès. À l’heure actuelle, 13.246 Érythréens demandent l’asile en Norvège ; ils représentaient jusqu’à cette année le plus grand groupe de demandeurs d’asile, avant que les Syriens ne les dépassent. Les procédures de demande d’asile n’ont pas encore changé en Norvège ; aussi, pour le moment, 99 % des Érythréens qui ont fait une demande d’asile en 2015 ont-ils fait l’objet d’une protection.

Toutefois, en juin, Jøran Kallmyr, secrétaire d’État du ministère de la Justice et de la sécurité publique de Norvège, s’est rendu à Asmara pour discuter d’un « accord sur le retour » après avoir annoncé publiquement que la Norvège pourrait changer ses politiques d’asile pour les Érythréens.

Kallmyr a ensuite déclaré : « L’Érythrée a perdu une grande partie de ses jeunes à cause des politiques d’asile européennes ». Ce commentaire fait écho à ce qu’Afwerki clame depuis longtemps publiquement, à savoir que son régime n’est pas responsable de l’exode.

« Les déclarations publiques du gouvernement cherchaient délibérément à faire passer le message aux demandeurs d’asile érythréens de ne pas venir en Norvège », affirme Florentina Grama, conseillère à l’organisation norvégienne pour les demandeurs d’asile à Oslo. Grama, contactée par téléphone, a expliqué que la plupart des Érythréens demandaient l’asile à cause du service national indéfini, et quelques-uns pour des raisons de persécution religieuse.

Le gouvernement érythréen ne reconnaît que quatre religions : l’Église orthodoxe d’Érythrée, l’islam sunnite, l’Église catholique romaine, et l’Église évangélique d’Érythrée. Les personnes qui pratiquent d’autres religions sont tenues de signaler leurs activités au gouvernement, et risquent la torture et la détention.

Depuis plus d’un an, l’Union européenne travaille discrètement avec le gouvernement érythréen pour mettre fin à la migration et appeler, entre autres, à « promouvoir le développement durable dans les pays d’origine… afin de lutter contre les causes profondes de la migration irrégulière ».

En octobre dernier, le Fonds européen de développement a annoncé la reprise de l’aide à l’Érythrée en proposant une somme de 229 millions USD en faveur du développement économique, en partie pour offrir aux personnes des alternatives à la migration.

Selon des sources officielles de l’UE, le financement contribuera à combattre la pauvreté et « bénéficiera directement à la population ». Une telle logique ne se soucie apparemment pas du fait que la plupart des Érythréens quittent leur pays pour éviter les violations des droits humains, alors que les autorités disent que cette coopération permet à « l’UE de renforcer le dialogue politique pour mettre en évidence l’importance des droits humains ».

Mais une nouvelle étude révèle que l’aide n’endigue pas la migration en provenance des pays pauvres, et qu’elle produit même l’effet inverse. Michael Clemens, un des dirigeants de l’institut pour le développement Center for Global Development, établi à Washington DC, révèle dans une étude récente que lorsque les citoyens gagnent mieux leur vie, ils ont davantage tendance à quitter le pays.

« Un résultat unanime apparaît après un demi-siècle de recherche : plus le développement économique est important, plus la migration est élevée, et non moins élevée, jusqu’à ce qu’un pays dépasse le statut de la classe moyenne, a précisé Clemens au téléphone. C’est pratique, d’un point de vue politique, d’avoir un discours alternatif qui annonce que l’argent de l’aide fera de l’Érythrée, en quelque sorte, un endroit où il fait bon vivre, mais cela contredit tous les éléments factuels dont nous disposons ».

 

« Une crise politique, pas un problème de nombre »

Le récent Sommet de La Valette sur la migration a bien montré que l’UE continuerait sur cette voie, et qu’elle s’efforcerait de tirer parti du financement du développement pour obliger les pays africains comme l’Érythrée à autoriser les pays de l’UE à renvoyer les demandeurs d’asile refoulés.

Selon Clemens, il existe une alternative à la politique actuelle des pays européens à l’égard des Érythréens et d’autres réfugiés : une réglementation souple et l’adaptation des nouveaux arrivants.

« Quand on investit dans les réfugiés, ils deviennent une ressource incroyable. Ils représentent une ressource économique, si on leur propose des formations professionnelles, des cours de langue et des investissements initiaux, au lieu de leur interdire de travailler et de les confiner dans des camps. La crise actuelle est une crise politique, pas un problème de nombre », ajoute-t-il.

En octobre, je me suis entretenue avec un jeune Érythréen de 16 ans, Hayat (nom d’emprunt afin de protéger son identité), récemment arrivé en Suisse. Pour venir jusqu’ici, il a traversé le Sahara pendant des jours, entassé avec d’autres migrants au fond d’un camion. Deux personnes qui voyageaient avec lui sont mortes le jour où le camion s’est renversé, parmi lesquelles une jeune fille de 16 ans enceinte.

Après cet accident, ils sont restés quatre jours sur place sous une chaleur accablante. Ensuite, Hayat a dû attendre dans des grottes souterraines en Libye, tandis que les personnes de son groupe étaient achetées et vendues par plusieurs passeurs différents.

« J’avais très peur, confie Hayat. Mais les plus âgés se sont occupés de moi. Ils m’ont donné à manger, ils m’ont donné de l’eau, et de l’espoir. Maintenant, ma famille me manque, mais je suis heureux d’être ici, en vie ».

Lorsque les pays européens ont contribué à l’élaboration de la Convention de 1951 sur le statut des réfugiés après la Seconde Guerre mondiale, ils ont compris que les gens qui fuyaient la persécution méritaient une protection. Ils ont également reconnu qu’ils avaient le droit de ne pas être renvoyés dans un pays où leur vie, ou leur liberté, était menacée.

Or, depuis quelques mois, ce droit est en péril parce que les pays européens ont manipulé les systèmes d’asile de telle sorte que le pays vers lequel on s’enfuit est désormais plus important que la raison pour laquelle on s’enfuit.

 

Cet article, paru initialement dans l’hebdomadaire américain The Nation, est republié ici avec l’aimable autorisation de l’agence de presse Agence Global.