Le renouvellement et la répression des bases de la société civile en Turquie

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Au lendemain du bain de sang, des appels urgents ont commencé à être diffusés sur Twitter et Facebook : « Collecte urgente de sang O-, O+ et A- aux hôpitaux Numune, Hacettepe et İbni Sina! »

Puis des photos de journaux ont été collées aux murs : Des listes reprenant les noms des blessés ont été diffusées en ligne pour informer les proches et les amis.

À la nuit tombée, suite aux attentats terroristes les plus meurtriers de l’histoire de la Turquie, un double attentat suicide ciblé contre un rassemblement pacifique organisé par des syndicats de travailleurs dans la capitale turque Ankara, les appels à la solidarité se sont poursuivis.

Les gens ont commencé à tweeter les adresses des hôpitaux et des morgues, en demandant que des collations soient livrées aux familles des victimes massées à l’extérieur par une froide soirée d’automne à attendre des nouvelles de leurs proches. Les bénévoles se sont rendus sur place pour distribuer des couvertures et offrir d’accueillir chez eux les familles des victimes.

Ces récits ne sont pourtant pas ceux qui ont fait les manchettes au lendemain de l’attentat du 10 octobre 2015, qui a fait 103 morts et plus de 400 blessés moins d’un mois après des élections anticipées controversées.

Les images vidéo de policiers tirant des bombes lacrymogènes sur le lieu du rassemblement où gisaient encore les corps ensanglantés des victimes, de politiciens et d’animateurs de télévision exprimant des doutes quant à l’ « innocence » des victimes majoritairement kurdes et gauchistes et celles des huées de supporters de football durant une minute de silence à la mémoire des victimes n’ont fait qu’attiser les tensions dans un pays déjà profondément polarisé, tandis que les accusations fusaient quant aux responsabilités engagées.

Cependant, les initiatives d’entraide citoyenne toujours en cours sont révélatrices de la situation actuelle en Turquie, où les efforts des activistes sont à la fois réprimés et ravivés.

« Il n’y a pas eu le moindre engagement du gouvernement [en faveur des victimes et de leurs familles] à aucun niveau. Les syndicats ouvriers ont organisé le logement, le transport et la prise en charge d’une partie des frais médicaux, alors que plusieurs organisations caritatives ont coordonné des collectes d’argent », ont indiqué Özgür Fırat Yumuşak et Feray Artar, en réponse à des questions qui leur ont été posées par courrier électronique. Ils sont tous les deux membres du collectif Solidarité 10 octobre (10 Ekim Dayanışması), une initiative citoyenne mise sur pied au lendemain des attentats.

Travaillant en coordination avec la Confédération des syndicats des employés publics (KESK), la Confédération des syndicats progressistes de Turquie (DISK) et d’autres syndicats de travailleurs, le groupe a installé une « antenne de crise » devant l’un des hôpitaux concernés de la capitale Ankara, pour gérer son réseau de bénévoles nouvellement formé ainsi que la collecte de nourriture, de vêtements, de fournitures médicales et autres pour les blessés et les familles des victimes qui étaient venus des quatre coins de la Turquie participer à la marche pacifique dans la capitale turque.

Des prestataires de soins de santé mentale se sont également ralliés à la cause en fournissant leurs conseils professionnels aux personnes traumatisées à titre bénévole.

« Nos membres ont effectué des visites à domicile, des thérapies de groupe et fourni des conseils personnalisés aux survivants, ainsi qu’aux familles et amis des victimes, aux témoins et aux témoins secondaires, comme les équipes de secours et les reporters », signale Serap Altekin, vice-présidente de la section d’Istanbul de l’Association des psychologues de Turquie.

Par le passé, les bénévoles de cette association ont fourni une assistance similaire au lendemain de catastrophes naturelles comme les inondations, les tremblements de terre, ainsi qu’à la suite d’une explosion dans une mine de charbon qui a fait des centaines de morts, ajoute madame Altekin.

Et de préciser que le but de l’association « est de contribuer aux efforts de récupération en fournissant des services d’aide psychologique non seulement intensifs mais aussi à long terme, sur une période de six mois à un an au moins » après les attentats d’Ankara.

Malgré maintes pétitions adressées par Solidarité 10 octobre au ministère de la Santé et aux autres agences gouvernementales concernées, on ne dispose toujours pas de données officielles sur l’étendue des dommages provoqués par l’attentat – y compris le nombre de personnes qui restent sous traitement médical, qui ont subi un handicap permanent ou qui ont signalé un traumatisme psychologique. À la demande du groupe, un député de l’opposition a soulevé la question au parlement en décembre.

Également en décembre, une enquête a été ouverte par un procureur public à Kırklareli, dans l’ouest de la Turquie, contre 56 personnes qui s’étaient rassemblées la nuit du massacre pour attendre des nouvelles d’Ankara ; ces personnes pourraient être poursuivies pour assemblée illégale.

Parmi elles, İsmail Karakaya, secrétaire de la section locale du syndicat des enseignants Eğitim-Sen, qui a indiqué au journal d’opposition Cumhuriyet que cette procédure équivalait à une « intimidation psychologique ».

Des enquêtes similaires mais séparées auraient été ouvertes à Istanbul contre des personnes qui ont participé à une manifestation interdite et boycotté des cours universitaires après les attentats, en réponse à l’appel à la grève du mouvement syndical.

 

Les nouvelles bases

Au milieu de ce climat répressif, les efforts bénévoles qui ont vu le jour dans le sillage des attentats d’Ankara font partie d’un nouveau type d’initiatives populaires qui émergent en Turquie, selon Duygu Güner, spécialiste de projets au sein du Forum sur l’impact social de l’Université Koç, à Istanbul, qui participe également à une étude sur la société civile et le bénévolat.

« Les manifestations de Gezi [en 2013] ont donné lieu à une refonte du concept de l’initiative citoyenne en Turquie dès lors que les citoyens ont pris conscience de la nécessité de s’exprimer dans l’espace public contre la pression croissante émanant du gouvernement », dit-elle. « Mus par un scepticisme croissant à l’égard du système judiciaire et le désaveu suscité par la performance des partis de l’opposition, les citoyens ont pris l’initiative de constituer eux-mêmes différents mouvements sociaux. »

Parmi eux, divers « forums dans le parc » qui ont vu le jour après la répression des mouvements protestataires de masse de l’été 2013, tout d’abord sous forme d’assemblée publiques puis de plateformes d’organisation autour de différents enjeux politiques et sociaux.

D’une manière similaire, le peu de cas fait des allégations de fraude liées aux élections locales de mars 2014 a conduit à la formation du mouvement Öy ve Ötesi (« Voter et au-delà »), qui a mobilisé 60.000 bénévoles cet automne pour assurer la supervision des bureaux de vote aux élections parlementaires du 1er novembre 2015.

Le scrutin a vu le retour au pouvoir du parti conservateur Justice et développement (AKP) après une brève interruption dans ses 13 années de règne, une période qui, selon les critiques, a été marquée par la répression de l’opposition et les restrictions aux droits et aux libertés.

Depuis les élections, le conflit entre l’État turc et les groupes insurgés kurdes dans le sud-est de la Turquie n’ont fait que s’intensifier, alors que la population majoritairement kurde de la zone se voit prise entre deux feux. La situation n’a fait qu’exacerber la violence et la souffrance auxquelles les manifestants de la marche pacifique d’Ankara espéraient contribuer à mettre fin.

Les confédérations syndicales KESK et DISK figuraient au nombre des syndicats qui ont participé à l’appel à la grève de 24 heures, le 29 décembre, pour protester contre les opérations militaires du gouvernement dans le sud-est du pays.

L’appel à la grève revient sur les attentats d’Ankara, où les syndicats avaient décrit le « désir de paix du peuple » comme ayant été « noyé dans le sang » mais avaient, néanmoins, exhorté leurs partisans à rester fermes dans leur engagement.

« Nous persisterons envers et contre ceux qui essaient de détruire l’espoir de nos peuples [turc et kurde] de vivre ensemble et continuerons à œuvrer ensemble à la construction de notre avenir commun », ont déclaré les représentants des syndicats dans un communiqué de presse conjoint ce mardi.

« C’est un moment extrêmement difficile [en Turquie] pour les initiatives citoyennes dès lors que des citoyens peuvent être étiquetés en tant que [éléments] marginaux ou terroristes par les médias sous contrôle du gouvernement », affirme Güner. Mais si la répression d’organisations comme les syndicats et les partis de l’opposition a affaibli certaines formes d’activisme, ailleurs elle a insufflé un nouvel élan à de tels efforts, comme dans le cas des initiatives solidaires nées au lendemain des attentats d’Ankara.

« Je pense que les gens sont plus enclins que par le passé à s’engager dans le bénévolat depuis les bases », ajoute Güner. « Les organisations de la société civile suscitent un soutien croissant auprès des gens ordinaires qui ne sont normalement pas politiquement engagés mais ne sont pas non plus satisfaits par le gouvernement. »