L’Espagne en pleine dérive autoritaire ?

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L’affaire des marionnettistes qui ont passé cinq jours en détention provisoire après avoir représenté une satire dans laquelle apparaissait un panneau portant l’inscription « Gora Alka-ETA » (Allez Alka-ETA) – en référence à Al-Qaïda et au groupe terroriste basque – a éveillé de sérieuses interrogations sur la fragilité des garanties constitutionnelles en Espagne. Bien que le tumulte médiatique soit retombé, la menace à l’encontre de la liberté d’expression demeure latente.

Les deux acteurs, membres de la compagnie Títeres desde Abajo (Les marionnettes qui viennent d’en bas), ont été accusés d’incitation à la haine et apologie du terrorisme puis ont été libérés – les chefs d’accusation ayant cependant été maintenus – au terme de plusieurs jours car leur détention avait soulevé un grand mouvement de protestation populaire sur le thème « halte à la répression ».

Aujourd’hui, la société civile ainsi que les experts et les organisations de défense des droits humains signalent qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé et que le pouvoir judiciaire est actuellement utilisé à des fins partisanes et arbitraires.

« Nous sommes en train de revenir au temps des dissidents politiques », explique à Equal Times Joaquim Bosch, porte-parole de l’association Jueces para la Democracia.

De la même manière, 164 intellectuels, parmi lesquels le linguiste, philosophe et militant américain Noam Chomsky, l’essayiste Antonio Negrí et le cinéaste et historien Tariq Ali ont récemment signé un « Manifeste pour les libertés civiles en Espagne et en Europe ».

D’après ses auteurs, cette proposition « naît de la préoccupation que suscite la restriction croissante des droits fondamentaux dans toute vie démocratique : les droits civils ».

Pour sa part, Amnesty International a demandé l’annulation des chefs d’accusation des marionnettistes et prié les autorités espagnoles, dans le même temps, d’abolir ou de modifier les articles du Code pénal qui imposent des restrictions disproportionnées en matière de droits humains, notamment le droit à la liberté d’expression. Pour le moment, plus de 43.000 signatures ont été recueillies.

Ana Gómez, porte-parole d’Amnesty International, déclare à Equal Times que, « en Espagne, les droits de liberté d’expression, de réunion et d’information ont été restreints suite aux réformes du Code pénal, qui prévoient des amendements sur le terrorisme, et avec la loi organique de sécurité citoyenne, également connue sous le nom de loi bâillon ».

Ces deux réglementations ont attiré l’attention du Comité des droits de l’homme des Nations Unies et de l’ONG de droits humains Human Rights Watch, qui ont rapidement demandé leur retrait immédiat.

 

Qui peut être accusé d’apologie du terrorisme ?

La réforme du Code pénal, entrée en vigueur en juillet 2015 et approuvée par le Parti populaire, a entraîné un mouvement d’opposition de nombreux juristes, parmi lesquels des procureurs, des avocats et des juges célèbres.

Le fait est que la liste des « finalités » terroristes est aujourd’hui plus longue, allant de la perturbation de l’ordre constitutionnel à la suppression ou déstabilisation du fonctionnement des institutions politiques ou des structures économiques et sociales de l’État. Mais pour Bosch, le plus préoccupant réside dans la définition très ambiguë des infractions liées à l’apologie du terrorisme, qui laisse aux autorités une grande marge de manœuvre.

« Des humoristes, des chanteurs ou toute personne qui raconte une blague de plus ou moins bon goût sur Twitter sont cités à comparaître devant la Haute Cour nationale (le tribunal chargé de juger en première instance les délits de terrorisme) ; c’est complètement disproportionné », fait remarquer Bosch.

Le juge ajoute par ailleurs que « chaque comparution de ce type s’accompagne de gigantesques dispositifs de police et coups de filet ; même le ministre de l’Intérieur est mobilisé, comme pour neutraliser un commando antiterroriste très dangereux, (et tout cela) pour une plaisanterie de mauvais goût ou, en l’occurrence, une pièce de théâtre pour adultes ».

Pour le magistrat, ces actions « ne représentent pas un véritable danger pour la société ».

Les cas d’apologie du terrorisme sont passibles de peines d’un an à trois ans d’emprisonnement. Entre 2014 et 2015 en Espagne, 95 personnes ont été arrêtées pour ce délit ; c’est pendant cette période que le nombre d’instructions judiciaires a atteint son niveau record depuis l’année 2000. Selon l’organisation No somos delito, ce chiffre résulte d’une persécution à l’encontre de secteurs bien déterminés de la société.

« Nous constatons que cette intimidation prend de l’ampleur et qu’elle agit sur les opinions en passant par les réseaux sociaux de manière partisane », signalent des membres de cette organisation.

Une des affaires les plus polémiques évoquée par No somos delito est celle de l’humoriste Facu Díaz, en raison d’un sketch dans lequel il met en scène un communiqué du groupe terroriste ETA parodiant le Parti populaire. Le dossier a été classé. Mais ce n’est pas le seul : César Strawberry, chanteur du groupe de Def con Dos, ou Guillermo Zapata, conseiller municipal à Madrid, ont été appelés à témoigner pour des infractions terroristes suite à des tweets.

Ces faits font surgir des réactions contrastées dans l’opinion publique espagnole. Pour de nombreuses personnes, il s’agit d’humour noir qui reste dans les limites de la liberté d’expression. Pour d’autres, c’est une humiliation directe pour les victimes du terrorisme, qui doit être pénalisée comme telle. Dans le cas des marionnettistes, comme l’explique Bosch, « il s’agissait de fiction, et par conséquent il n’y a pas de véritable offense ».

 

La loi de sécurité citoyenne et la stratégie de la peur

L’autre texte susceptible de mettre en danger la liberté d’expression et de réunion et la liberté syndicale est la loi de sécurité citoyenne.

Les partis de l’opposition se sont engagés à l’abolir s’ils arrivaient au pouvoir. Toutefois, pendant que la gauche traditionnelle négocie des accords avec les partis émergents (Podemos et Ciudadanos), les résolutions concrètes dans ce domaine se font attendre.

Le Parti socialiste, chargé de former le gouvernement, se heurte à de nombreux écueils pour supprimer cette loi, dont la complexité, par ailleurs, ne permet pas de changement radical.

Dans leur document d’investiture « Programme pour un gouvernement progressiste et réformiste », les socialistes ont choisi de « réformer » la loi au lieu de la révoquer, ce qui a fait l’objet de vives critiques de la part de divers collectifs et organisations, dont Amnesty International.

D’après Amnesty International, cette loi octroie à la police d’importants pouvoirs de décision, sans garanties de procédure, pour imposer des amendes aux personnes qui « manqueraient de respect » à la police.

Le texte réduit également la possibilité d’enregistrer des agents de police sur vidéo et prévoit des amendes allant jusqu’à 30.000 EUR pour toute personne qui diffuserait les images enregistrées.

La loi de sécurité citoyenne établit des délits qui n’existaient pas jusqu’à présent, tels que le fait de manifester dans des établissements bancaires.

En outre, ce sont les autorités administratives, et non les tribunaux, qui imposeront les amendes pour les nombreuses infractions liées à l’ordre public, ce qui ne fait que « compromettre les garanties procédurales », selon la porte-parole d’Amnesty International.

L’avocat Óscar Franco Bermúdez précise, lors de son entrevue avec Equal Times que « les citoyens sont sans défense, dans la mesure où c’est l’administration elle-même qui poursuit, instruit et statue ».

Et il révèle un chiffre dont il faut absolument tenir compte : « Les lourdes sanctions administratives peuvent même ruiner une famille, lorsqu’elles vont jusqu’à atteindre 600.000 euros ».

« Tout cela s’inscrit dans un ensemble de mesures qui punissent le désaccord politique. Le gouvernement n’est pas capable de convaincre les citoyens par ses politiques, alors il utilise la stratégie de la peur », affirme Bosch.

 

This article has been translated from Spanish.