Le dilemme chinois : protection du travailleur ou flexibilité du travail ?

Dans le monde hermétique de la politique chinoise, où les divergences se règlent d’habitude à huis clos, l’on n’a pu qu’être surpris il y a quelques jours par la critique de la loi sur les contrats de travail par le ministre des Finances, Lou Jiwei, l’accusant d’être à l’origine du manque de souplesse dont souffre le marché du travail en Chine.

Lors d’une conférence de presse durant la réunion annuelle de l’Assemblée nationale populaire (organe législatif du pays), contexte public s’il en est, Lou a par ailleurs affirmé qu’il existe un lien direct entre cette loi, approuvée en 2007 et entrée en vigueur en 2008, et l’augmentation des salaires chinois qui dépasserait le seuil de productivité du pays, situation qui d’après lui n’est « pas tenable ».

« Nous constatons ces problèmes, et nous devons les signaler, car ils peuvent avoir une incidence sur la croissance économique », dit-il, tout en reconnaissant que la décision de réformer cette loi ne relève pas de sa compétence.

« Il existe un déséquilibre entre le niveau de protection de l’entreprise et celui du travailleur. Pour l’essentiel, le modèle (consacré par la loi) se base sur des horaires de travail fixes, bien loin du modèle de la flexibilité du travail », a indiqué le ministre, en choisissant sciemment ses mots alors qu’il répondait à la question d’un journaliste taïwanais.

Pour Lou, ce manque de souplesse du travail affecte avant tout les entreprises dont la production est destinée à l’exportation, moteur du pays depuis l’ouverture économique de 1978.

D’après Lou, la loi n’incite pas aujourd’hui les entreprises à former ses employés, puisque ceux-ci « peuvent s’en aller sans avoir à donner la moindre raison, avec juste un mois de préavis ». En revanche, « si un travailleur ne fournit pas d’efforts, il est très difficile pour l’entreprise de régler cette situation, par exemple en le licenciant. Le poste reste occupé, et c’est discriminatoire pour les nouveaux salariés. »

L’autre problème, selon le ministre Lou, est posé par les hausses salariales qui dépassent la productivité, elles aussi liées en partie à la loi sur les contrats de travail, laquelle réglemente les salaires minimum et dont l’article 62 stipule l’obligation pour les entreprises d’appliquer un mécanisme d’ajustement salarial.

En Chine, le salaire moyen réel a augmenté de 9 % en 2012 et de 7,3 % en 2013. Or, d’après le Rapport mondial sur les salaires 2014/2015 élaboré par l’Organisation internationale du travail (OIT), le salaire moyen mensuel chinois reste encore trois fois inférieur à celui des États-Unis.

Ce n’est pas la première fois que Lou exprime ce genre d’opinion, mais auparavant il l’avait toujours fait dans des cercles académiques et non pas en sa qualité de ministre. En outre, ses propos arrivent juste au moment où le gouvernement chinois envisage un immense réajustement des effectifs de ses gigantesques entreprises d’État, afin de les rendre plus compétitives.

D’après Geoff Crothall, directeur des communications du groupe de défense des droits du travail China Labour Bulletin, la loi sur les contrats de travail, examinée en conjonction avec la précédente loi sur le travail de 1994, « a conféré aux travailleurs un niveau de protection raisonnable ; ils ne sont certainement pas surprotégés », puisqu’ils continuent de faire face à une série de problèmes qui auraient dû être résolus avec la loi de 2007 : « Certains travailleurs reçoivent leur salaire en retard, ou n’en perçoivent qu’une partie, et il arrive que des travailleurs soient licenciés sans toucher les indemnités correspondantes ou sans cotisations à la sécurité sociale », explique-t-il à Equal Times.

Crothall souligne également « l’érosion progressive de l’application (de la loi) à l’échelon local, et les décision prises par les tribunaux locaux d’arbitrage du travail lorsqu’il s’agit de protéger les travailleurs. De nombreux gouvernements provinciaux, en particulier celui du Guangdong (une des provinces à la plus haute concentration d’usines et de fabriques exportatrices), prennent position de plus en plus ouvertement en faveur des entreprises dans leurs politiques et directives en matière de relations professionnelles. »

La Chambre de commerce de l’Union européenne en Chine a été l’une des organisations à avoir félicité le gouvernement en 2007 lors de l’approbation de la loi, qu’elle voyait comme étant destinée à améliorer les conditions des travailleurs, et dont bon nombre d’articles s’inspiraient du droit du travail européen.

Cependant, consultée par Equal Times huit ans plus tard, cette chambre de commerce estime que « les changements en matière d’arbitrage du travail et de normes de contentieux ont débouché sur des abus du système juridique de la part de certains travailleurs. Par exemple, en présentant des plaintes infondées après avoir été licenciés, entraînant une procédure de défense longue et onéreuse. »

Aussi la chambre de commerce, qui regroupe les entreprises européennes ayant des intérêts ou des usines en Chine, est-elle d’accord avec le ministre Lou quant à la nécessité d’une plus grande flexibilité, « y compris une plus grande faculté de convenir, dans les contrats, des raisons potentielles de licenciement, au-delà des motifs prévus par la loi », afin qu’il soit « plus facile pour les entreprises d’augmenter leurs effectifs en période de croissance, et moins coûteux de résilier un contrat lorsqu’elles ont des raisons valables de le faire ».

La loi en vigueur stipule dans son article 39 les six motifs de licenciement d’un travailleur par un employeur : s’être démontré insuffisamment qualifié pendant la période d’essai, violer le règlement d’entreprise, causer des pertes par négligence ou en ayant recherché un gain personnel, maintenir une relation de travail avec une autre entreprise, laquelle affecte le travail de l’employé dans la première entreprise, et faire l’objet d’une investigation pénale. Le contrat de travail peut également être résilié si celui-ci a été signé sous la contrainte ou frauduleusement.

En outre, l’article suivant mentionne la possibilité d’être licencié avec un préavis de 30 jours ou l’équivalent d’un mois de salaire si « le salarié est incapable d’effectuer son travail et le demeure après avoir reçu une formation ou après avoir changé de poste ».

 

Une loi placée dès le départ sous le signe de la tourmente

La loi sur les contrats de travail a été approuvée en 2007 dans un cadre très différent de la situation actuelle, au cœur d’une intense campagne interne et externe menée à la fois par ses partisans et ses détracteurs, avec en outre pour toile de fond la commotion sociale engendrée par la découverte de briqueteries et de mines où régnaient des conditions de travail qui frôlaient l’esclavage.

Le monde entier, depuis les groupes de pression jusqu’aux ONG, a voulu avoir une influence sur la rédaction finale d’une loi dont l’objectif principal était de combler les lacunes juridiques de la première législation du travail de 1994. « Elle a été adoptée à l’issue d’une campagne menée par des groupements d’entreprises nationales et étrangères en vue de modérer ou de compliquer bon nombre des clauses proposées », affirme Crothall.

Le gouvernement du président de l’époque, Hu Jintao, toujours soucieux de l’harmonie sociale nécessaire pour maintenir l’ordre et la stabilité, a rédigé et approuvé la nouvelle loi en 2007 après avoir consulté des centaines d’organisations. La loi prévoyait, entre autres, l’obligation pour les entreprises de rémunérer ses salariés dans les délais convenus, et interdisait les heures supplémentaires non rémunérées. Elle spécifiait en outre l’information devant figurer dans les contrats (nom de l’entreprise et du salarié, temps de travail, etc.).

« Dans tous les cas, ce qui est fondamental ce ne sont pas les clauses juridiques, mais le fait qu’avant même d’être mise en pratique, entrepreneurs et fonctionnaires des administrations locales se sont mis à conspirer pour éluder la loi », en particulier eu égard aux obligations en matière de sécurité sociale, affirme Crothall.

Depuis l’entrée en vigueur de la loi, les salaires chinois ont connu une tendance à la hausse, favorisée non seulement par la loi, mais aussi par l’évolution du modèle de production. Les conséquences de la crise financière de 2008, avec l’effondrement des achats de la part des États-Unis et de l’Union européenne, ont mis en lumière les faiblesses d’un système basé sur les exportations bon marché. Le gouvernement décide alors de se tourner vers un nouveau paradigme, qui aurait pour moteur principal la consommation intérieure, tout en renforçant les services, la technologie et, de manière générale, les activités à plus haute valeur ajoutée.

Pour parvenir à effectuer cette transition, avertissent pourtant les experts, il est indispensable que la population gagne en pouvoir d’achat et en stabilité professionnelle. C’est ainsi que pourrait se créer une classe moyenne plus développée, capable d’augmenter sa consommation (en dépit de la tradition de l’épargne, très ancrée chez les familles chinoises qui craignent toujours les imprévus).

Entretemps, le traditionnel secteur exportateur voit sa compétitivité chuter en flèche face à d’autres pays de la région, qui prennent la relève de la production de produits manufacturés bon marché et accueillent l’investissement étranger avide de coûts faibles, lequel s’était nourri durant des années de la main-d’œuvre chinoise.

La chambre de commerce de l’UE confirme que certaines entreprises ont déjà quitté le géant de l’Asie à cause de ses coûts du travail élevés. C’est notamment le cas dans des secteurs qui exigent une main-d’œuvre peu qualifiée comme l’importante industrie textile, exemple type du modèle de croissance chinois des vingt dernières années, lequel semble bien ne plus pouvoir se reproduire, quoi qu’il advienne.