La longue lutte pour la reconnaissance du travail du sexe

Les travailleuses (et travailleurs) du sexe (TDS) s’y attendaient depuis longtemps déjà mais l’annonce n’en a pas été moins cinglante pour ses opposants : le modèle scandinave de la pénalisation du client de la prostitution est donc passé à l’Assemblée nationale française ce 6 avril 2016, non sans difficultés, après deux années et demie de débats houleux.

Si beaucoup d’associations féministes abolitionnistes s’en sont réjouies, pour la majorité des premiers concernés, les prostituées – hommes ou femmes –, cette décision non seulement ne fera pas disparaître la prostitution, mais représente une menace réelle pour les travailleurs du sexe.

Ces derniers risquent en effet de se retrouver davantage poussés vers la clandestinité et donc en danger, comme l’a dénoncé le syndicat du travail sexuel en France, le STRASS, dans un manifeste cosigné par une centaine d’associations, dont Médecins du Monde et la Ligue des Droits de l’Homme.

« En s’en prenant aux clients, c’est les moyens de subsistance des prostituées qui seront réduits, les poussant donc dans une plus grande précarité. Les clients étant moins nombreux, cela risque de pousser les prostituées à accepter des pratiques qu’elles auraient refusées auparavant, comme le port du préservatif », déclare pour Equal Times Luca Stevenson, coordinateur de l’International Committee on the Rights of Sex Workers in Europe (ICRSE) et lui-même travailleur sexuel.

En Suède et en Norvège où le modèle est en vigueur depuis plusieurs années, les résultats ne sont pas aussi encourageants que les gouvernements voudraient le faire croire, estime Stevenson :

« En Suède, la prostitution de rue s’est elle déplacée vers le « indoors » et les salons de massage thaï ont triplé à Stockholm. Et en Norvège, un rapport reconnaît que les TDS sont devenus plus précaires, leurs revenus ont baissé, donc elles ont plus de difficultés à négocier avec les clients et elles font moins appel à la police car elles ont moins confiance. Donc le fait qu’elles soient précarisées est considéré comme un succès. »

Le modèle de la pénalisation du client ne serait donc pas une solution à l’amélioration de la condition sociale et économique de prostituées, pas plus que ne l’est la pénalisation de la prostitution même, estime-t-on à l’ICRSE. En réalité, aucun des modèles en vigueur en Europe actuellement ne semble ravir les travailleurs du sexe.

Si le modèle de « légalisation », allemand ou hollandais, se rapproche d’un certain réglementarisme souhaité par le milieu, à l’ICRSE on déclare qu’il donne trop de pouvoirs aux patrons de maisons closes et pas assez aux travailleurs et aux travailleuses.

C’est, en fait, l’exemple néozélandais qui remporte l’adhésion quasi unanime des travailleurs de l’industrie du sexe ainsi que de l’ONU.

Adoptée en 2003, la dépénalisation du travail sexuel en Nouvelle-Zélande permet aux femmes et hommes prostitués de travailler à plusieurs dans des « petits bordels autogérés plutôt que des méga bordels comme en Allemagne » explique Stevenson, « le travail de rue n’est plus interdit » et surtout le fait que le travail du sexe ne soit plus un crime a permis à la profession « de ne plus considérer la police comme un ennemi mais comme un allié ».

Des rapports du gouvernement néozélandais font état d’une amélioration des conditions de travail des prostitués autant que de leur sécurité, santé et hygiène, et il a été noté que le nombre de prostitués n’a pas augmenté.

Seul hic, le modèle ne résout pas la question des travailleuses du sexe migrantes et sans papiers, qui sont systématiquement confrontées, pratiquement partout dans le monde, à une double stigmatisation : celle de la prostitution et celle de la migration.

 

Droits sociaux et travail du sexe

Quel que soit le modèle en vigueur, les activistes de l’industrie du sexe désirent avant tout que les États offrent aux prostitués des conditions de travail décentes d’autant que le plus souvent, tous et toutes, qu’ils exercent dans un pays abolitionniste ou réglementariste, sont soumis à l’impôt.

Ainsi en Belgique, où la vente du sexe n’est pas interdite (seuls le racolage et le proxénétisme le sont) mais où le métier n’est pas reconnu, les TDS qui exercent comme « indépendants » (les salariées l’étant le plus souvent en tant que « serveuses ») se voient dans l’obligation de se déclarer sous une des rares professions non soumises à la TVA, c’est-à-dire masseuse, escorte ou… ouvrière agricole.

D’autres comme Marie, qui exerce dans une « carrée » (appartement à vitrine) à Bruxelles, ne déclarent aucune profession mais simplement quelques revenus annuels pour ne pas éveiller les soupçons du fisc.

En contrepartie, les travailleuses n’ont rien en termes de droits sociaux, si ce n’est une couverture médicale minimale de la mutuelle comme chaque citoyen.

Pas de congé de maternité, pas de retraite, pas de repos maladie. Ce qui amène nombre d’entre elles à devoir continuer à travailler lorsqu’elles tombent enceintes (avec tous les risques de maladies sexuellement transmissibles que cela implique) ou même au-delà de 70 ans. Le travail sexuel étant physique et favorisant de surcroît la jeunesse, les prostitué(e)s âgé(e)s sont donc confronté(e)s à une précarité extrême.

Marie, qui approche la soixantaine, s’est fait une raison et confie avec un sourire : « C’est vrai que souvent les clients préfèrent les jeunes, et puis elles pratiquent des prix plus avantageux, mais bon, j’ai mes réguliers, qui savent que même si la passe est 5 à 10 euros plus chère chez moi, ils ont une expérience et la qualité. »

Légale ou non, la prostitution et ses travailleurs subissent donc bien les aléas et difficultés de la loi du marché. Raison de plus pour certains de mettre sur la table la question des droits sociaux.

Pascale Vielle, professeure à l’Université catholique de Louvain et chercheuse en droit du travail à l’ETUI (European Trade Union Institute), explique que considérer la prostituée comme une travailleuse et le sexe comme du travail permettrait non seulement d’améliorer ses conditions de vie mais également de réduire l’exploitation :

« Ne rien faire ou interdire la prostitution et son exploitation contribuent à maintenir cette activité hors la loi et à cantonner les TDS dans une situation d’extrême vulnérabilité (…) si on soumettait cette activité comme n’importe quelle autre au droit du travail, alors toutes les personnes qui en profitent, que ce soit l’exploitant ou le client, vont se retrouver soumis à ces règles, payer des cotisations, des contrats, on pourrait alors faire valoir toute une série de choses. »

Si l’on est d’accord avec le fait de considérer le travail du sexe comme un travail, alors l’employeur pourrait être « soumis à toutes les obligations notamment en termes de prévention de la santé et de sécurité au travail, en termes de conditions de travail décentes, d’instruments de travail, etc., et surtout de paiement de cotisations sociales auprès de la sécu », ajoute Vielle.

 

Tentatives de syndicalisation

Les abolitionnistes, et les prohibitionnistes, eux ont beaucoup plus de mal à accepter que le travail sexuel soit considéré comme un travail à part entière, raison pour laquelle les tentatives de syndicalisation échouent souvent. Mais pas toujours.

De la France à l’Inde, les travailleurs du sexe tentent de s’organiser en collectifs ou syndicats, reconnus comme tels ou pas.

En Belgique, dans les années 1990, c’est au sein de la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) que des négociations acharnées ont été menées pour y inclure les travailleurs du sexe à part entière. Tentatives qui ont finalement échoué, se souvient Catherine François, ancienne administratrice-déléguée d’Espace P.

D’une part, estime François, à cause des réticences des franges abolitionnistes, de l’autre à cause du « refus des travailleurs du sexe eux-mêmes, c’est un travail dans lequel on est très indépendant ».

Une affirmation que réfute Luca Stevenson qui en veut pour preuve l’exemple de l’Argentine où les travailleuses du sexe se sont affiliées à la confédération syndicale CTA en revendiquant la fin des violences et l’accès aux prestations sociales et de santé.

« Aujourd’hui quand une prostituée argentine intente un procès contre le flic qui l’a violée, c’est tout le syndicat qui est derrière elle, si c’est possible en Argentine, c’est possible ailleurs, » conclut Stevenson.

This article has been translated from French.