Scandale des services de santé mentale en Afrique du Sud : les familles demandent justice

Scandale des services de santé mentale en Afrique du Sud : les familles demandent justice

More than 100 mental health patients in South Africa’s Gauteng province died between March and December 2016 after being moved from a private psychiatric facility into unlicensed charity-run care homes.

(Section 27)
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Lorsque Marie Collitz, une femme de 58 ans, a appris que son mari, Freddie, avait été transféré de force depuis Johannesburg au centre de soins Mosego de Krugersdorp, à 41 kilomètres de distance, elle a tout de suite compris qu’il se passait quelque chose de grave.

« Nous allions le voir tous les jours, mon fils demandait à entrer dans les dortoirs du centre, et à inspecter la nourriture, la literie et les espaces de loisirs. Les agents de sécurité, qui avaient apparemment reçu des ordres, refusaient de nous laisser passer », déclare Marie à l’équipe d’Equal Times.

Freddie, âgé de 61 ans, souffrait de dépression, et les conditions de vie au centre de soins Mosego n’ont fait qu’aggraver la situation.

« Nous voyions bien que Freddie maigrissait terriblement. La dernière semaine où nous lui avons rendu visite, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Le personnel lui attachait ses sous-vêtements avec des ceintures pour ne pas qu’ils tombent », évoque-t-elle en essuyant une larme.

Freddie est décédé le 7 août 2016. Le personnel a dit qu’il était tombé dans la pelouse mais son corps montrait des signes de déshydratation et de malnutrition et portait des blessures, ce qui laissait supposer que le décès n’était pas dû à une chute.

« Le corps de mon mari avait des marques rouges inexpliquées. Il avait une blessure à la tête, une plaie sur le nez et des bleus aux chevilles ».

Freddie fait partie de la centaine de patients atteints de troubles mentaux qui sont décédés entre mars et décembre 2016 dans la province sud-africaine de Gauteng après avoir été transférés d’un service psychiatrique privé à des centres non agréés gérés par des associations caritatives. Quatorze autres patients sont morts au centre de soins Mosego pendant cette période.

D’après le professeur Malegapuru Makobga, médiateur de la santé publique en Afrique du Sud et auteur d’une enquête judiciaire explosive au sujet de ces décès, c’est Qedani Mahlangu, alors membre du Conseil exécutif de Gauteng et responsable de la santé, qui a pris la décision de transférer 1400 patients atteints de troubles mentaux depuis l’hôpital Life Esidimeni, dans la province de Gauteng, à 27 autres infrastructures, dans le but de réduire les coûts.

« C’était une mauvaise décision. Ce transfert n’était pas judicieux et il était mal planifié. C’était une opération chaotique, précipitée et expédiée à la hâte », a déclaré le professeur Makgoba dans son rapport sur ces décès intitulé No guns: 94 silent deaths and still counting (Pas d’armes : 94 décès silencieux et le décompte continue).

Désinstitutionnalisation

Le processus mis en place par Mahlangu, appelé « désinstitutionnalisation », s’appuyait sur la loi nationale relative à la santé mentale de 2002 et consistait à déplacer progressivement dans d’autres établissements les patients atteints de troubles mentaux pris en charge par le géant sud-africain de la santé Life Esidimeni, qui accueille et traite ces patients pour le compte du gouvernement sud-africain contre un forfait journalier d’environ 322 ZAR (20 USD) par personne. Selon Mahlangu, transférer les patients à des centres de soins de proximité permettait de rapprocher les malades de leur famille tout en réduisant de 50 %, selon les estimations, les dépenses allouées à la santé mentale dans la province de Gauteng.

Or, d’après le rapport – réalisé à partir de plus de 80 heures d’entrevues avec des professionnels de santé, des victimes et des membres de leur famille – les transferts se sont déroulés dans la confusion, les infrastructures de destination n’avaient pas le financement nécessaire, étaient mal équipées et gérées par du personnel non formé, et les patients étaient sous-alimentés et frappés. Dans certains cas, les certificats de décès ont même été falsifiés.

« Nous avons alerté la responsable des autorités de santé [Mahlangu] dès janvier 2016 et signalé que le processus de transfert des patients était une erreur, étant donné qu’il n’y avait pas d’infirmières formées dans ces centres de soins », précise Lerato Madhumo, la coordinatrice nationale de l’association d’infirmières Young Nurses Indaba (YNI), qui aide les familles concernées par le scandale à obtenir justice.

« Les autorités de santé ont choisi de ne pas nous écouter. Nous sentions bien qu’il y avait un problème dans ces soi-disant centres de soins, à commencer par l’absence d’alimentation nutritive et de suivi des traitements. De notre point de vue de professionnels de santé, nous savions que ça allait mal finir », annonce-t-elle à Equal Times.

Jack Bloom, législateur au parti sud-africain Democratic Alliance, fut l’un des premiers à tirer la sonnette d’alarme au sujet de ce scandale en septembre 2016 ; il ne fait qu’approuver les propos de Madhumo. « Cette opération a été menée à bien de manière irréfléchie et précipitée, sans rechercher la contribution des familles ni d’observateurs indépendants », indique-t-il à Equal Times. « Ce qui est encore plus inacceptable, à mon avis, c’est la tentative éhontée de dissimuler le nombre réel de décès ».

Depuis le début, la responsable de la santé reste sourde aux conseils médicaux des experts, qui demandent de mettre fin à ces transferts, d’après Bharti Patel, de South African Federation for Mental Health, le plus grand syndicat sud-africain représentant les professionnels de santé mentale. « Il y a eu un manque de compréhension entre les responsables du secteur de la santé au sujet de la mise en place de ces transferts. Nous pensons que les patients ont été déplacés trop précipitamment. Il est important de respecter les droits des gens et leur dignité ».

Lutte pour la justice

L’enquête a conclu que les familles des patients transférés avaient été délibérément mal informées sur le déplacement de leurs proches, qu’il leur avait été refusé d’entrer dans les centres de soins ou d’en inspecter les conditions de vie, qu’elles n’avaient pas été averties du décès de leur parent malade ou qu’on leur avait communiqué de fausses informations sur les causes du décès.

Les 27 centres de soins incriminés ont été fermés depuis, suite à une ordonnance du tribunal, mais les personnes qui gèrent ces établissements déclinent toute responsabilité. Plusieurs administrateurs de centres de soins ont accusé les autorités de santé de Gauteng de ne pas avoir versé les subventions convenues pour l’alimentation, les médicaments et le personnel. C’est avec une émotion manifeste que George Maluleke, administrateur de Precious Angels, l’un des 27 centres de soins aujourd’hui fermés, confie à Equal Times : « C’est injuste pour nous. Nous n’avions même pas d’argent pour acheter les médicaments des patients ».

Les familles des victimes, dont certaines sont toujours confrontées à la sinistre réalité de savoir leurs proches enterrés dans des tombes anonymes ou gisant dans une morgue, demandent des millions de rands de dédommagement et veulent engager des poursuites pénales contre Mahlangu, la responsable des autorités de santé de Gauteng (qui a été mise à pied depuis, ainsi que deux de ses assistants principaux) et contre les administrateurs des centres de soins concernés.

Miriam Monyane, dont le fils de 32 ans, Thabo, est décédé en octobre 2016 suite à une diarrhée aiguë au Cullinan Care and Rehabilitation Center, est toujours sous le choc.

« Méritait-il de mourir de cette manière, dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui ? Je n’arrive toujours pas à croire qu’il soit vraiment parti », dit-elle en sanglotant.

La famille de Miriam fait partie des nombreuses familles soutenues par Section 27, une organisation sud-africaine de défense des droits humains. Dans une déclaration énoncée après la publication du rapport de Makogba, en février, cette ONG appelait à un examen des dispositions relatives à la santé mentale dans l’ensemble du pays et à la fermeture des établissements non enregistrés. L’organisation demandait en outre l’application des mesures correctives exposées dans le rapport, ainsi que des enquêtes officielles sur la cause du décès de chaque patient : « L’affaire Life Esidimeni a montré que les autorités de santé de Gauteng, sous la direction de la responsable du Conseil exécutif, ont agi contrairement à la politique de santé mentale qu’elles ont-elles-mêmes clairement définie », affirme Section 27.

La province de Gauteng a une nouvelle responsable de la santé, Gwen Ramokgopa, qui a promis de remettre en état les services de santé mentale de Gauteng. Elle a commencé par mettre en place une permanence téléphonique 24 heures sur 24 pour les familles touchées par le scandale. « Je tiens à prendre en considération chacun des patients qui a été transféré depuis l’hôpital Life Esidemini », a-t-elle assuré lors d’une conférence de presse le 8 mars. Le 22 février, elle avait par ailleurs publié une déclaration promettant qu’une « tragédie d’une telle ampleur ne devait en aucun cas se reproduire ».

Mais comme le dit Marie, la veuve de Freddie Collitz, à Equal Times : « Cela ne ramènera pas Freddie ». Avec de nombreuses autres familles, elle envisage d’engager une poursuite judiciaire privée pour obtenir justice.