La lutte contre la corruption est-elle asymétrique dans le Cône Sud ?

La lutte contre la corruption est-elle asymétrique dans le Cône Sud ?

Sergio Moro, the Brazilian judge in the Lava Jato case, who revealed a continental web of bribery, was presented as an exemplary leader in the fight against corruption by Laura Alonso, head of Argentina’s Anti-corruption Unit. In both countries, the opposition complains of a partisan bias in the fight against corruption.

Scène : le politicien conservateur fait allusion à « elle ». Le public explose, en délire. Certains l’insultent, la traitent de femme corrompue et réclament qu’elle soit jetée en prison.

Pour un lecteur des États-Unis, « elle » pourrait très bien être Hillary Clinton. Pour un Chilien, il s’agirait plutôt de sa Présidente, Michelle Bachelet. Un Brésilien penserait à Dilma Rousseff, la Présidente destituée en 2016. Un Argentin pour sa part y verrait Cristina Kirchner, Présidente de la République d’Argentine jusqu’en 2015.

Ces premières femmes élues à la présidence dans les pays du Cône Sud n’ont pas suscité moins d’animosité et de soupçons de corruption que la politicienne étatsunienne. Toutes sont considérées comme plus progressistes que leurs adversaires présidentiables ou déjà présidents ; ces derniers étant confrontés en outre à leurs propres allégations de corruption, même s’ils semblent moins souffrir de leurs conséquences.

Certains experts pensent que le sexisme joue un rôle dans le cadre de cette animosité. Dans le cas de Cristina Kirchner, « les pathologies psychologiques hautes en couleur qui lui ont été attribuées étaient moins communes dans le cas des hommes présidents. L’attaque de cette dimension psychologique a des relents de sexisme. Et dans le cas de Rousseff, il a beaucoup été question de la dimension machiste de la procédure de destitution (procès politique) », déclare à Equal Times Marcelo Ramella, professeur de psychologie sociale à la London School of Economics.

Cela revient à dire que pour les opposants conservateurs des « présidentes progressistes », le genre peut constituer une « circonstance aggravante ».

Josué Tapia Valles, anthropologue culturel, souligne certaines similarités qui vont au-delà du simple sexisme : « Toutes trois sont d’origine étrangère, elles sont issues de la classe moyenne et elles ont atteint la présidence dans des sociétés extrêmement patriarcales. »

« Toutes ont établi de nouvelles relations (avec) les minorités sexuelles et les secteurs les plus pauvres de la population. Résultat : un rejet et une attitude réactionnaire fondés sur la perception légitime de corruption ».

Cette actualité très particulière dans la lutte contre la corruption se reflète dans la tournée régionale de Sergio Moro, le juge brésilien du scandale Lava Jato qui a été reçu avec tous les honneurs. Dans cette affaire, certaines entreprises, dont la compagnie pétrolière Petrobras et le conglomérat Odebrecht, ont été déclarées coupables d’avoir versé des pots-de-vin de plusieurs millions de dollars à des dizaines de fonctionnaires de pays latino-américains en vue d’obtenir des contrats gouvernementaux.

En le recevant à Buenos Aires, Laura Alonso, directrice du Bureau anticorruption argentin, a déclaré que « Moro représente ce que nous aimerions voir survenir en Argentine : des enquêtes sur les puissants, et ce, qu’ils soient au pouvoir ou non ». Le juge de l’affaire Lava Jato ne s’est pas opposé à servir d’exemple pour la région : « À travers toute l’Amérique latine, il y a encore beaucoup à faire pour renforcer les institutions et lutter contre la corruption ». Il a par ailleurs proposé qu’une coordination régionale soit mise en place. Pour d’autres, notamment pour Cristina Kirchner, cette coordination existe déjà sous la forme d’une conspiration pour s’attaquer de façon sélective à la corruption présumée des courants progressistes de l’hémisphère.

Corruption au Brésil : Celui qui lance la première pierre est-il au-dessus de tout soupçon ?

Si Rousseff est tombée, ce n’est pas à cause de l’affaire Lava Jato, et ce, malgré les allégations de versements illégaux destinés à sa campagne électorale conjointe avec son vice-président de l’époque, Michel Temer. L’accusation qui a été retenue contre elle devant le Congrès concernait la violation de règles fiscales, notamment le maquillage du déficit budgétaire. Rousseff nia avoir commis ce délit et avoir signé les mesures mises en cause.

Le Parti des travailleurs et une partie de la gauche avaient alors dénoncé ce procès politique comme une farce et un coup d’État sous couvert institutionnel. La suspicion de coup d’État a tourmenté les gouvernements latino-américains de gauche au cours de la dernière décennie, avec certains régimes ayant effectivement chuté, comme au Brésil, au Honduras et au Paraguay, et d’autres qui ont dénoncé de telles tentatives comme en Équateur, au Venezuela, en Bolivie et en Argentine.

Dans l’affaire Lava Jato (qui implique des paiements illégaux dans une douzaine de pays allant de 3 à 20 milliards d’euros, soit 3,25 à 21,7 milliards USD), la Cour suprême fédérale a déterminé qu’elle avait des raisons suffisantes que pour pouvoir enquêter sur des dizaines de politiciens brésiliens issus de nombreux partis, principalement du Parti progressiste (PP) de droite et, en deuxième place, du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), de Temer. Le PT de Rousseff et de Lula da Silva, figure en troisième place.

Plusieurs membres du Congrès qui ont participé à la destitution de Rousseff font eux-mêmes l’objet d’enquêtes pour corruption, y compris Temer et Eduardo Cunha, ex-président de la chambre basse, aujourd’hui en prison et qui avait activé la procédure de destitution.

Récemment, la Cour suprême fédérale a lancé une instruction contre 9 ministres de Temer, 66 députés et trois anciens présidents. Temer lui même n’est pas sous le coup d’une enquête car la constitution interdit de poursuivre un président en exercice pour des délits antérieurs à son mandat.

Il n’est donc pas surprenant que, alors même qu’il fait l’objet d’une enquête et que les spéculations concernant sa possible arrestation (le 10 mai) vont bon train, Lula da Silva caracole en tête des sondages électoraux (alors que Temer, qui a négocié un virage vers le néo-libéralisme économique et le conservatisme social, a vu son image sombrer à un minimum historique de 10 %).

Tapia Valles explique : « La relation entre la presse et la justice, avec des fuites sélectives vers les médias (...) créant une hostilité envers certaines personnalités politiques du PT [et encourageant] les manifestations contre Rousseff et en faveur de sa destitution (…), jette le doute sur l’action de juges entretenant apparemment des sympathies vis-à-vis de partis comme le PSDB et le PMDB, [parmi eux] Moro et le juge de la Cour constitutionnelle, Gilmar Mendes ».

En effet, Moro a été mis en cause pour cause de traitement spécial à l’égard de ces partis. Face aux allégations d’asymétrie et de lynchage médiatique de Rousseff, de Lula da Silva et du Parti des travailleurs, le juge affiche la diversité des partis des personnes faisant l’objet d’une enquête et du « besoin qu’il éprouve de disposer de l’appui de l’opinion publique pour enquêter sur les puissants et la corruption systémique ».

En Argentine, lutte anticorruption ou poursuite de la politique par des méthodes détournées ?

En décembre, l’Argentine célébrait la première année de gouvernement non kirchneriste dans un contexte de récession et d’inflation, sous un torrent de plaintes contre l’ex-présidente Kirchner, certains entrepreneurs liés à elle, d’anciens fonctionnaires et alliés politiques, à l’image de l’activiste autochtone Milagro Sala, accusée de corruption, mais détenue suite à une protestation publique.

Kirchner fait face à des poursuites judiciaires pour corruption et association illicite et est sous le coup d’embargos équivalents à environ 600 millions d’euros (650 millions USD). En outre, des paiements qu’elle aurait reçus de l’entrepreneur public Lázaro Báez, actuellement détenu et cité comme présumé « prête-nom » de sa famille, font actuellement l’objet d’enquêtes. Ses deux enfants sont également poursuivis.

De l’autre côté, le Gouvernement de Mauricio Macri doit lui aussi faire face à de nombreuses plaintes qui lui sont propres. À l’instar de Donald Trump, Macri a été mis en cause pour ne pas avoir fait preuve de transparence et ne pas s’être dissocié de ses intérêts économiques dans les délais et les formes impartis. Par ailleurs, les « Panama Papers » ont révélé son association à des entreprises off-shore de son père, dirigeant d’un important groupe économique, que Macri n’avait pas déclaré en temps voulu. Une vingtaine de fonctionnaires, partenaires, membres de la famille et proches de Macri figurent parmi les noms figurant dans ces documents, notamment son Chef des services de renseignements, certains membres de son cabinet et son ami, l’entrepreneur de travaux publics, Nicolás Caputo.

La vice-présidente, Gabiela Michetti a été mise en examen en raison de sommes d’argent qu’elle n’avait pas pu expliquer de manière satisfaisante. Un non-lieu a récemment été prononcé à son égard. Dans une affaire similaire, l’ancienne ministre de l’Économie de Néstor Kirchner, Felisa Miceli, a été condamnée par la Justice. Fernando Niembro, un ancien collaborateur de Macri lorsque ce dernier était Chef de la ville de Buenos Aires, a dû démissionner du fait qu’il s’était placé « au centre » de 170 recrutements irréguliers et non publiés pour le Gouvernement de la ville et, alors même que son dossier judiciaire n’avance pas depuis son ouverture il y a deux ans, il vient d’être engagé comme conseiller du « macrisme ».

Tout comme au Brésil, ces affaires sont moins présentes dans les principaux médias, plus proches du Gouvernement. Pour Tapia Valles, cela fait longtemps que les médias « avancent un récit particulier, impliquant certains secteurs politiques et en “protégeant” d’autres, (ce qui génère) des divergences de perception marquées de ce qui est pertinent, vrai ou tendancieux ». C’est un peu comme si les « faits alternatifs » et la « post-vérité » étaient exportés du Cône Sud vers l’hémisphère nord.

L’avenir du Chili ?

Au Chili, un pays où les niveaux de perception de la corruption sont historiquement bas, les cas les plus médiatiques sont la Loi sur la pêche, l’affaire Penta, l’affaire CAVAL (trafic d’influence de la part de la famille de la Présidente), l’affaire Bancard qui implique l’ancien président et le nouveau candidat conservateur Sebastián Piñera et des cas de corruption privée tels que LATAM Airlines qui a versé des pots-de-vin à des syndicats aéronautiques argentins.

D’une portée tout aussi multipartite que l’affaire Lava Jato, l’affaire Penta a mis en lumière de vastes mécanismes illégaux visant à financer des campagnes et des faveurs politiques. Des politiciens de plusieurs partis sont impliqués, avec une participation majoritaire de la droite cependant. En conséquence, le Congrès a adopté une nouvelle loi de financement des activités politiques et a durci les peines pour ce type de délits. Ajouté à l’affaire CAVAL, d’une envergure moindre, mais impliquant le fils et la belle-fille de la Présidente, le leadership de Bachelet a été sérieusement remis en question et sa cote de popularité de 60 % au moment de l’élection a chuté pour se transformer en une cote de désapprobation de 71 %.

Le consultant Francisco Sánchez Castro décrit à Equal Times une polarisation croissante et une normalisation de la corruption qui rapprochent le pays au reste de la région : « Les principaux médias sont dominés par deux groupes dont les affiliations politiques sont claires et qui fournissent des informations incomplètes aux citoyens. Aucune coalition ne fait de l’autocritique ». Les nouvelles élections présidentielles approchant rapidement, il est imaginable que l’on assiste à une accélération de la convergence avec les deux autres grands pays de la région.

Le rôle des entreprises

Bien que des lois visant à lutter contre la corruption dans les entreprises aient été promulguées au Chili et au Brésil et qu’une telle loi soit actuellement à l’étude en Argentine, le directeur régional d’une importante entreprise multinationale a déclaré à Equal Times, sous couvert d’anonymat, que « les affaires d’entreprises (de corruption) passent presque inaperçues dans les médias, excepté les méga-scandales liés aux gouvernements, qui sont soit divulgués, soit minimisés, selon la vision politique du média et des personnes impliquées. On est en présence d’un enchevêtrement de complicités politiques, commerciales, judiciaires et médiatiques : ces affaires sont utilisées pour négocier des dispenses de prison, des appuis politiques et des retours de faveurs. Dans les cercles d’entrepreneurs, on ne comprend pas que la corruption, à la longue, détruit des industries, des marchés, des sources de travail et annihile la concurrence libre, juste et transparente ».

L’Amérique latine, et dans le Cône Sud en particulier, l’opinion publique a fait l’objet d’un processus manichéen. Diego Laje, journaliste de CNN, estime que « de nombreux cas de corruption sont identifiés comme des dénonciations politiques et non pas comme des allégations de mauvaise gestion. Il s’agit du plus grand problème généré par les médias et, dans de nombreux cas, la relation qu’entretiennent ces derniers avec les grandes fortunes qui trouvent leur origine dans la corruption n’y est pas étrangère. »

Alonso affirme que « dans la situation actuelle, nous n’arrivons même pas à l’asymétrie », mettant en garde contre l’absence de résultats concrets : en Argentine, les procès sont souvent retardés et tombent sous le coup de la prescription avant même le prononcé des condamnations. D’ailleurs, l’affaire Siemens, survenue il y a 2 décennies, arrive à peine devant les tribunaux pour y être jugée. Néanmoins, des kirchneristes proéminents ont effectivement été jugés et emprisonnés. Moro semble être d’accord avec Alonso : « Nous sommes face à une corruption qui n’est pas du tout restreinte : elle est de caractère systémique ». Le Congrès national brésilien, avec sa tentative de sanction contre une auto-amnistie pour ces infractions, semble confirmer cette opinion.

Les différents acteurs et experts consultés par Equal Times sont d’accord avec une batterie de propositions anticorruption, suffisamment traitées dans les forums internationaux. Le plus grand défi consiste à éviter, inverser ou du moins réduire les effets de la relation entre chaque groupe d’acteurs (fonctionnaires, juges, employeurs et journalistes) et les personnes corrompues. La similarité des motifs se répétant dans plusieurs pays attire l’attention sur des problèmes au sein du système. Face à une corruption systémique, les corrections spécifiques ne semblent avoir aucun effet durable. Par conséquent, les solutions se devront probablement d’être systémiques également.

This article has been translated from Spanish.