L’avortement en Amérique latine : L’ultime frontière du féminisme

L'avortement en Amérique latine : L'ultime frontière du féminisme

Demonstrators from the National Campaign for the Right to Legal, Safe and Free Abortion, in Buenos Aires.

(Sub Cooperativa)

En Amérique latine, l’avortement clandestin, pratiqué dans des conditions de sécurité et d’hygiène précaires, est responsable d’au moins 12% des décès maternels. Malgré ces risques, les femmes continuent et continueront d’avorter ; d’où les mouvements de femmes qui revendiquent « une éducation sexuelle pour décider, des méthodes contraceptives pour ne pas avorter, un avortement légal pour ne pas mourir ». Pour l’heure, elles continuent de se heurter au conservatisme social, à la résistance des Eglises les mieux établies dans la région et au manque de volonté politique.

Seuls l’Uruguay, Cuba, Porto Rico et le Guyana disposent de lois autorisant les femmes à avorter librement ; les autres pays oscillent entre l’interdiction absolue (Chili, Salvador, Haïti, Honduras, République dominicaine et Suriname) et des législations plus ou moins restrictives qui, en général, autorisent l’avortement uniquement en cas de viol, de non-viabilité du fœtus ou quand il existe un risque pour la survie de la mère. Il en résulte que sur les 4,4 millions de femmes latino-américaines qui ont interrompu leur grossesse en 2008, 95% ont procédé à des avortements à risque et plus d’un millier d’entre elles y ont laissé leur vie, selon le rapport Facts on abortion in Latin America and the Caribbean du centre de recherche américain Guttmacher Institute.

Le Chili est un cas extrême : En vertu de la loi adoptée durant la dictature d’Augusto Pinochet, l’avortement, sous quelque circonstance que ce soit, constitue un « crime contre l’ordre des familles et la morale publique ».

Le Paraguay, pour sa part, affiche les taux les plus élevés de grossesse chez les adolescentes et de mortalité infantile. Récemment, le cas d’une fillette de dix ans qui a accouché après avoir été victime d’un viol présumé par son beau-père a braqué les feux des projecteurs sur une législation extrêmement restrictive qui autorise l’avortement uniquement en cas de danger imminent pour la vie de la mère.

À l’exception de l’Uruguay qui durant la présidence de Pepe Mujica a approuvé une loi dépénalisant l’avortement à l’intérieur d’un laps de temps défini, aucun des pays dotés de gouvernements soi-disant progressistes n’a progressé en la matière. Ainsi, par exemple, la Bolivie d’Evo Morales maintient des peines de deux à six ans de prison pour toute personne qui provoque « la mort d’un être humain en gestation ». Pour sa part, le président équatorien Rafael Correa est allé jusqu’à menacer de démissionner dans le cas où la dépénalisation de l’avortement serait approuvée.

Le débat est empreint d’un profond préjugé de classe : « Ne nous berçons pas d’illusions, les filles qui meurent à l’issue d’avortements clandestins sont des pauvres ; nous les blanches de classe moyenne payons pour un avortement sûr et c’est tout », affirme la chercheuse et activiste argentine Verónica Gago. Ce sont aussi les femmes pauvres de descendance africaine ou indigène qui, selon elle, ont le plus de chances d’aller en prison pour avoir pratiqué un avortement illégal.

L’objection de conscience comme obstacle

Dans certains cas, la législation est plus avancée que la pratique sociale : « En dépit de son cadre juridictionnel, la réalité en Argentine se rapproche fortement des contextes juridiques où l’avortement est totalement interdit », dénonce Mariela Belski, directrice exécutive d’Amnesty International (AI) en Argentine.

« L’objection de conscience utilisée de manière abusive et arbitraire a constitué une barrière illégitime dans l’accès aux prestations légales de l’avortement », ajoute-t-elle. Les femmes et les jeunes filles s’affrontent à d’autres obstacles comme les « réprimandes du personnel hospitalier, la mauvaise foi des services de santé et des fonctionnaires, la violation du secret professionnel et l’influence de l’Eglise sur les gouvernements », affirme la directrice exécutive d’AI.

Chaque année en Argentine sont pratiqués entre 460.000 et 600.000 avortements clandestins, selon les données du ministère de la Santé. Entre 2007 et 2011, 23% des décès maternels étaient la conséquence d’avortements non sécurisés.

Ce conservatisme social contraste avec la force du mouvement des femmes en Argentine. Chaque année, la Campagne nationale pour l’avortement légal, sécurisé et gratuit (Campaña Nacional por el Aborto Legal, Seguro y Gratuito) soumet au Congrès un projet de réforme de la législation en place. Cette législation date de 1921 et autorise l’avortement en cas de danger pour la santé de la mère ou de viol d’une femme « démente ou idiote ». La formulation surprenante de cette loi fut nuancée en 2012 en vertu d’un jugement de la Cour Suprême qui a dépénalisé l’avortement pour toute femme victime d’un viol.

L’influence des Eglises catholique et évangélique

La difficulté du mouvement féministe à accéder à des réformes progressistes dans la législation sur l’avortement est attribuable, en grande partie, à la présence de l’Eglise catholique (et plus récemment de l’Eglise évangélique) dans la région. « Le pape François a figuré une tentative de revitalisation de l’Eglise en Amérique latine. Nous avons perdu la capacité d’articuler le laïc et le populaire », indique Veronica Gago. En 2016, le pape a autorisé les prêtres à absoudre leurs fidèles du pêché d’avortement mais a, néanmoins, continué à considérer celui-ci comme « un pêché grave, dès lors qu’il met un terme à une vie innocente ».

Aux yeux du mouvement féministe, l’Eglise catholique a constitué une institution-clé pour l’oppression des femmes et, en particulier, le contrôle sur leurs corps, leur sexualité et leur reproduction. C’est ainsi qu’on vit se développer en Argentine une tendance fort controversée consistant à ce que les manifestations féministes s’achèvent systématiquement devant la cathédrale et se soldent fréquemment par des altercations et une répression policière. Alors que la presse conservatrice qualifie les militantes féministes de violentes et radicales, celles-ci font valoir que la véritable violence, celle qui viole et qui tue, est celle qui s’exerce contre les femmes.

L’Eglise catholique n’a eu cesse d’afficher son opposition farouche à toute tentative d’assouplissement des législations qui restreignent l’interruption volontaire de grossesse. Comme en 2009, quand l’Etat brésilien, qui autorise l’avortement dans les cas de viol et de risque pour la vie de la mère, est entré en confrontation avec l’Eglise catholique lorsque l’archevêque José Cardoso Sobrinho a excommunié les médecins qui ont interrompu la grossesse d’une fillette de neuf ans violée par son beau-père et a également excommunié la mère de la fillette.

L’Eglise catholique n’est, cependant, pas seule en cause : « Les églises évangéliques affichent une volonté plus manifeste d’ingérence dans la politique. Je suis profondément alarmée par l’influence qu’elles sont en train d’acquérir dans des pays comme la Colombie et le Brésil », avertit la sociologue et féministe argentine Alejandra Oberti. Au Brésil, le dénommé banc évangélique, groupe parlementaire qui acquiert de plus en plus d’influence au Congrès et qui a beaucoup à voir avec le virage conservateur dans le pays, où fut approuvée en 2015 une loi qui permet aux Eglises catholique et évangélique de saisir le Tribunal Suprême pour réfuter des lois « qui interfèrent directement ou indirectement dans le système religieux ou le culte ».

Pour leur part, les églises évangéliques en Colombie ont exercé une influence notable sur le résultat du plébiscite à l’issue duquel les Colombiens ont dit « non » à l’accord de paix avec les FARC (les Forces armées révolutionnaires de Colombie). Les pasteurs évangéliques n’ont pas hésité à monter à la tribune pour appeler le peuple à voter « non », affirmant que l’accord était teinté d’une « idéologie de genre » qui, entre autres, conduirait à la légalisation de l’avortement, et ce en dépit du fait que le terme « avortement » ne figurait nulle part dans le texte de l’accord.

Socorristas en Red

Face à ce contexte hostile, les femmes s’organisent et s’autogèrent. En 2012, s’inspirant d’une idée venue d’Italie, les femmes ont créé le collectif autogéré Socorristas en Red (Secouristes en réseau), qui s’est donné pour mission d’« accompagner et informer » les femmes qui pensent avorter et de « déclandestiniser » cette pratique, explique Romina, activiste des Soccoristas à Buenos Aires. Les Soccoristas ont monté une permanence téléphonique gratuite et se réunissent avec les femmes qui envisagent d’avorter afin de leur fournir des informations et, dans le cas où elles décideraient d’interrompre leur grossesse, de les aider à obtenir le Misotropol, médicament le plus utilisé dans les avortements sécurisés.

Il ne s’agit pas seulement d’éviter des avortements à risque, mais aussi de « dédramatiser » l’avortement : « Il a été démontré qu’il n’y a pas de traumatisme post-avortement si celui-ci est pratiqué de manière sécurisée et informée », indique Romina, qui suggère en outre que les femmes qui prennent cette décision puissent le faire entourées d’amies, soulignant par-là « la liberté de cette décision ». En 2015, les Socorristas ont accompagné 2984 femmes qui ont décidé d’avorter.

En 2011, une initiative similaire a vu le jour au Venezuela sous le nom de Red de Información por el Aborto Seguro ou Réseau d’information pour un avortement sûr (RIAS). Il s’agit, là aussi, d’un service gratuit et autogéré par des femmes qui offrent de l’information sur l’interruption volontaire de grossesse par médicament. Comme disent les Soccoristas : « Les femmes ont toujours avorté et continueront d’avorter. Ce qu’il faut c’est qu’elles arrêtent de souffrir, et de mourir. »

This article has been translated from Spanish.