Comment protéger les travailleurs domestiques philippins contre les violences et l’exploitation au Moyen-Orient ?

Il y a au moins 67 millions de travailleurs domestiques à travers le monde, dont la plupart sont des femmes, et la quasi-totalité d’entre eux provient de milieux pauvres ou défavorisés sur le plan économique. Un manque de travail dans leur pays signifie que chaque année, environ un cinquième de tous les travailleurs domestiques émigrent, notamment vers la région du Golfe ; région où ils sont susceptibles d’être victimes de mauvais traitements, d’exploitation, de travail forcé et de violence.

Les Philippines sont l’un des quatre principaux pays d’émigration des travailleurs domestiques migrants, avec l’Ouganda, le Kenya et l’Indonésie.

Chaque année entre 1992 et 2015, en moyenne 86 000 Philippins ont émigré pour travailler comme employés de maison.

Sheila Mabunga faisait partie de ces émigrés. Âgée de 37 ans, cette mère célibataire a laissé sa fille de 13 ans dans le Mindoro oriental dans les Philippines du Sud pour trouver un emploi dans la capitale, Manille. Alors qu’elle est dans le train qui l’emmène vers la capitale, elle reçoit alors un dépliant faisant la publicité des possibilités d’emploi en Arabie saoudite annoncées par une agence locale de recrutement. Elle postule alors pour un poste de cuisinière.

« J’étais désespérée, » déclare Sheila à Equal Times. « Ma mère était malade et la vente de repas cuisinés depuis mon domicile ne me rapportait pas assez d’argent que pour acheter ses médicaments ou envoyer mon enfant à l’école. »

Sheila arrive à Riyad, la capitale saoudienne, en août 2014 où elle est reçue par un employeur différent (ou kafeel, qui décrit spécifiquement l’individu ou la société qui parraine le visa d’emploi du migrant ainsi que son permis de travail) de celui indiqué sur son contrat de travail. C’est alors qu’elle apprit qu’elle travaillerait comme aide-ménagère.

« Le travail était vraiment dur. J’ai subi des violences physiques et des humiliations, » déclare-t-elle. Chaque jour, Sheila devait monter et descendre 80 marches pour nettoyer la villa de trois étages où elle travaillait à Riyad et aussi s’occuper des quatre enfants âgés de cinq à seize ans de son employeur.

La violence commença dès la deuxième journée de travail de Sheila lorsque l’épouse de son employeur la frappa sur la tête avec le pommeau de la douche parce que son plus jeune enfant, qui était encore en train de s’habituer à Sheila, refusa de prendre un bain et se mit à pleurer.

À partir de ce moment-là, les choses ne firent qu’empirer. La journée de travail de Sheila commençait à 5 h du matin et elle n’avait pas le droit de manger jusqu’à 16 h. « Je devais attendre les restes du couple pour manger quelques bouchées de nourritures, mais au lieu de cela, ils me disaient de nourrir leurs chats, » se rappelle-t-elle les larmes aux yeux.

Bien qu’elle soit catholique, Sheila accompagnait ses employeurs à la mosquée. « J’implorais leur Dieu, Allah, de me sauver. Je l’implorais de pouvoir retrouver ma famille et de mettre fin à mes souffrances, » déclare-t-elle.

Après une année horrible passée en Arabie saoudite, les prières de Sheila furent exaucées ; elle réussit à rentrer chez elle grâce à l’aide que lui a apportée le Center for Migrant Advocacy (CMA), une ONG basée à Manille œuvrant pour la protection des droits des travailleurs migrants. Son histoire est loin d’être unique cependant.

Peine de mort

Un travailleur philippin d’outre-mer sur cinq (TPO) est un travailleur domestique. Cela représente environ deux millions de personnes, principalement des femmes, sur dix millions de migrants. Et chaque année, nombre de ces migrants font l’objet de violences terribles, voire fatales.

Sonny Matula, président de la Fédération des travailleurs libres (le plus vieux syndicat général des travailleurs des Philippines), affirme qu’il est difficile d’obtenir des données précises sur le nombre de travailleurs migrants qui subissent des violences lorsqu’ils travaillent à l’étranger.

« Toutefois, nous disposons de rapports de notre service extérieur indiquant que plus de 90 % de tous les problèmes touchant les travailleurs migrants philippins au Moyen-Orient concernent les employés de maison, » déclare Matula à Equal Times.

L’un des exemples les plus notoires est l’affaire de Jennifer Dalquez, une travailleuse domestique de 30 ans et mère de deux enfants qui a été condamnée à mort par le gouvernement des Émirats arabes unis (É.A.U.) pour meurtre.

Dalquez affirme que son employeur a tenté de la violer sous la menace d’un couteau le 14 décembre 2014 et qu’elle l’a poignardé accidentellement alors qu’elle tentait de se défendre. L’affaire a provoqué l’indignation internationale : lors du procès, Dalquez n’a pas été autorisée à invoquer la légitime défense. La longue liste de violences dont elle avait souffert aux mains de son employeur n’a pas non plus été prise en compte.

« Ma fille est quelqu’un de bien. Elle est partie travailler à l’étranger parce qu’elle ne pouvait plus supporter de voir ses enfants se coucher l’estomac vide, » a déclaré sa mère, Rajima, lors d’un entretien téléphonique. « Nous voulons juste qu’elle nous revienne ».

Un groupe d’experts des droits de l’homme des Nations Unies a récemment demandé au gouvernement des Émirats arabes unis d’annuler la déclaration de culpabilité de Dalquez, maintenant que le procès ne respectait pas les normes internationales.

« Le traitement discriminatoire par les cours pénales, notamment des migrantes qui ne bénéficient ni de services d’interprétation ni d’aide juridique de qualité, conduit à des peines excessivement sévères et semble constituer un problème récurrent aux Émirats arabes unis, » a fait remarquer ce groupe d’experts.

Entre le 10 et le 16 avril 2017, le Président philippin Rodrigo Duterte a visité l’Arabie saoudite, le Qatar et Bahreïn, où il a appelé les dirigeants arabes à renforcer la protection et le bien-être des TPO présents dans la région, notamment des travailleurs domestiques. Le gouvernement philippin a par ailleurs proposé de payer une diya, ou le prix du sang, aux proches de l’employeur de Dalquez afin d’obtenir sa libération. L’offre est encore en cours de négociation.

Protections plus strictes

Avec 760 000 TPO (ce qui représente une baisse de 50 % du maximum de 1,5 million de travailleurs d’il y a quelques années), l’Arabie saoudite héberge le plus grand contingent de travailleurs philippins migrants dans tout le Moyen-Orient.

Entre 2011 et 2012, le gouvernement philippin avait interdit le déploiement de travailleurs domestiques vers l’Arabie saoudite en raison de la recrudescence du nombre des cas de violence.

L’interdiction fut levée après la signature en mai 2013 d’un accord bilatéral sur le recrutement des travailleurs domestiques entre l’Arabie saoudite et les Philippines. De ce fait, le nombre de travailleurs domestiques déployés en Arabie saoudite a brusquement augmenté de 42 440 en 2013 à 71 316 en 2014. En 2015, ce chiffre était de 68 005.

Mais selon Lito Soriano, qui a participé à la création d’une nouvelle fonction dans le but d’aider les TPO (à savoir l’Assistant présidentiel pour les Philippins à l’étranger), l’accord bilatéral avec l’Arabie saoudite a « créé un environnement oppressif pour les travailleurs domestiques, » car les recruteurs saoudiens et philippins ont énormément d’argent à y gagner.

« Le volume et la vitesse sont dorénavant les maîtres-mots, » déclare-t-il.

Avant l’accord, les travailleurs domestiques devaient payer des frais de placement. À présent, ces frais sont à la charge des employeurs qui doivent payer d’énormes montants allant de 3000 à 5000 dollars américains. Dans l’intervalle, le salaire moyen d’un travailleur domestique varie de 200 à 500 dollars américains par mois. Parfois, les travailleurs domestiques reçoivent encore moins, car les employeurs tentent de compenser eux-mêmes les frais de recrutement par le biais de retenues salariales illégales voire un non-paiement total.

Au cours de la première moitié de 2015 seulement, le Congrès philippin a enregistré 358 cas de travailleurs philippins migrants en prison, dans des centres de détention, en résidence surveillée ou sous le coup d’une procédure pénale en cours.

Comme l’a déclaré le professeur Philip Alston, actuel Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, dans son rapport 2017 sur l’Arabie saoudite : « Les nombreux accords bilatéraux entre l’Arabie saoudite et les pays d’envoi incorporant des protections du travail des travailleurs domestiques ne peuvent pas compenser les lacunes en matière d’application de la loi. »

En 2013, par exemple, le gouvernement saoudien a adopté de nouvelles règles visant à protéger les travailleurs domestiques, mais Alston souligne le « manque chronique de respect de ces règles » qui ouvre la porte à la prolifération des abus, en particulier la traite des êtres humains. Certains travailleurs domestiques sont vendus ou transférés d’un kafeel à un autre si l’employeur d’origine n’a pas les moyens de rembourser les frais de recrutement, mais tout cela se fait dans l’illégalité, sans le transfert du visa d’emploi d’origine, ce qui complique le suivi des travailleurs une fois qu’ils ont été déplacés de leur placement initial.

Un déploiement plus limité ? Plus facile à dire qu’à faire

En mai, le ministre du Travail des Philippines, Silvestre Bello III annonçait que le gouvernement pourrait bientôt limiter le déploiement de travailleurs domestiques philippins vers la région du Golfe.

« Je reçois beaucoup de préoccupations et de plaintes de nos travailleurs domestiques philippins au Moyen-Orient. C’est la raison pour laquelle j’envisage sérieusement, sinon de suspendre, tout au moins de diminuer le nombre des déploiements de travailleurs domestiques, TPO et travailleurs qualifiés, en particulier en direction du Moyen-Orient, » déclarait Bello lors d’une conférence de presse à Manille le 9 mai 2017.

Mais cela reste plus facile à dire qu’à faire. La contribution financière des TPO est significative. Les transferts de fonds des Philippins à l’étranger ont atteint le chiffre record de 26,9 milliards de dollars américains en 2016, soit 5 % de plus que les 25,61 milliards de dollars de l’année 2015.

Toutefois, travailler à l’étranger n’est cependant pas la solution miracle pour une vie meilleure, déclare Hans Cacdac, administrateur de l’Overseas Workers Welfare Administration (OWWA), une agence du ministère du Travail et de l’Emploi (DOLE).

« L’aspect tragique des emplois à l’étranger est qu’il y a une défaillance du processus de recrutement, » explique Cacdac. Avant notre interview, Cacdac avait reçu 23 travailleurs domestiques en détresse en provenance du Koweït et un de Dubaï qui est arrivé à 3 h du matin. La plupart d’entre eux ont des histoires poignantes à raconter, déclare-t-il.

Cacdac a accompagné le ministre Bello III en Arabie saoudite en août dernier afin de faciliter le rapatriement de travailleurs déplacés. Cacdac se souvient d’avoir rendu visite à Irma Edloy, une travailleuse domestique âgée de 35 ans tombée dans le coma après avoir été violemment agressée et violée par son employeur.

« Irma est morte quelques heures après notre visite à l’hôpital, » déclare Cacdac, visiblement bouleversé.

Il mentionne également le cas d’Amy Capulong Santiago, décédée au Koweït le 25 janvier après, apparemment, avoir été battue à mort par son employeur.

Cacdac déclare que le décès de ces deux femmes, toutes deux mères de famille, aurait pu être évité à l’aide d’un suivi approprié des conditions des travailleurs par les recruteurs. Pourtant, bien que ces mesures soient déjà en place, elles sont rarement mises en œuvre.

Recrutement éthique

En conséquence, le gouvernement philippin envisage d’instituer encore plus de mesures pour protéger ses travailleurs domestiques migrants. Outre une insistance sur les pratiques de recrutement éthiques (qui, selon certains observateurs, devraient commencer par les recruteurs assurant la préparation des travailleurs à leur affectation d’un point de vue physique, émotionnel et culturel), le gouvernement a également créé une nouvelle fonction, celle d’Assistant présidentiel pour les Philippins à l’étranger, afin de répertorier les TPO, répondre à leurs préoccupations et les aider à formuler des mesures de protection.

En 2013, les Philippines ont adopté la Loi Kasambahay (travailleur domestique) dans le cadre de son engagement à la mise en œuvre de l’historique Convention 189 de l’Organisation internationale du travail (OIT) relative à la reconnaissance du travail domestique et à la protection des travailleurs domestiques.

Marieke Koning, conseillère politique à la Confédération syndicale internationale (CSI), salue cette avancée pionnière des Philippines et encourage le pays à jouer un rôle plus important en coopérant avec d’autres pays asiatiques et africains de départ pour convaincre les nations arabes d’accueil d’élargir la portée de leur législation du travail aux travailleurs domestiques migrants.

Les Philippines ont récemment conclu plusieurs nouveaux accords bilatéraux avec l’Arabie saoudite et la Jordanie. Des conventions sur le travail ont également été signées avec les Émirats arabes unis, le Koweït et le Qatar, mais elles ne couvrent pas les travailleurs domestiques. Par ailleurs, les Philippines sont en phase de finalisation d’un accord avec le Liban (pays où il est estimé que deux travailleurs domestiques meurent chaque jour) et négocient actuellement avec Bahreïn et Oman.

Phénomène inquiétant toutefois, de nouveaux itinéraires de trafic s’ouvrent aux TPO au Kurdistan iraquien. Elmer Cato, Chargé d’affaires des Philippines en Iraq, déclare qu’au cours des deux dernières années, le nombre de travailleurs philippins en Iraq a doublé et atteint à présent 4000 dans le pays.

Bien que certains s’y rendent volontairement, de nombreuses femmes sont victimes de la traite avec la fausse promesse de trouver un travail décent dans d’autres parties du Moyen-Orient, et certaines sont même contraintes à la prostitution.

Dans le courant de cette année, les Philippines et l’Arabie saoudite mettront à l’essai un nouveau mécanisme de base de données permettant de profiler les recruteurs, tant au pays qu’à l’étranger. « La base de données guidera les travailleurs à propos des recruteurs placés sur la liste noire et les guidera sur la façon de protéger leurs droits, » déclare Cacdac.

En outre, l’Arabie saoudite a commencé à distribuer des cartes SIM gratuites aux travailleurs domestiques, bien que celles-ci soient souvent confisquées par les kafeels. Le ministère du Travail et du Développement social a également indiqué à Alston qu’une ligne d’assistance téléphonique pour travailleurs migrants a été créée et qu’elle a reçu 165 095 plaintes de la part de travailleurs domestiques.

Aux Philippines, le programme du gouvernement pour la réintégration des travailleurs domestiques rapatriés au budget de 40 millions de dollars américains a déjà bénéficié à 3000 travailleurs en détresse avec des fonds de démarrage allant de 10 000 à 200 000 pesos (200 à 4000 dollars américains), et des prêts pouvant aller jusqu’à 1,8 million de pesos (environ 36 000 dollars américains)

Une étape importante dans la protection des travailleurs domestiques consiste cependant à éduquer les gens partout sur la valeur du travail domestique, les droits dont les travailleurs domestiques devraient bénéficier et le rôle vital qu’ils jouent pour rendre possibles tous les autres types de travail.

« Les gouvernements doivent activement promouvoir une perception positive des travailleurs domestiques migrants dans l’opinion publique et sensibiliser aux contributions sociales et économiques positives des travailleurs domestiques, tout en combattant les attitudes discriminatoires et les lacunes en matière de droits et de protections, sur le plan législatif et dans la pratique, » déclare Koning.

Cela s’annonce être l’un des plus grands défis.