Au Salvador, l’augmentation du salaire minimum se heurte à l’intransigeance des grandes entreprises

Au Salvador, l'augmentation du salaire minimum se heurte à l'intransigeance des grandes entreprises

"Maquila" workers are amongst hundreds of thousands of Salvadorans who received in an increase to their minimum wage this past January.

(Equal Times)

La municipalité de Santo Tomás au Salvador absorbe les impacts de l’industrie des maquiladoras comme un corps humain. Sa routine quotidienne fluctue au gré du calendrier de production des textiles comme le sang dans les veines. À six heures du matin, les 37 autobus débordent de femmes de Santo Tomás se rendant à leur travail dans les zones des « maquiladoras » de San Marcos et Olocuilta. À 17 h 30, les autobus sont à nouveau pleins, ramenant les travailleuses chez elles.

Le secteur des maquiladoras du Salvador, c’est-à-dire de la manufacture en zone franche, emploie plus de 10 % de la main-d’œuvre du secteur privé du pays. Selon IPS News, en 2014, il représentait plus de 74 000 personnes, dont la majorité sont des femmes, rapportant chaque année 2,4 milliards de dollars américains en ventes à l’exportation.

Certaines données récentes de la Banque mondiale soulignent l’impact positif que les maquiladoras ont eu sur la croissance économique du Salvador, mais à Santo Tomás, les corps des travailleurs absorbent d’autres types d’impacts. Sonia Sánchez, une environnementaliste de renom à Santo Tomás, a vu les parties du corps de sa sœur se détériorer une à une des suites de 20 années passées à faire des mouvements répétitifs.

« D’abord, elle a dû subir une opération des épaules. Puis des mains. Ensuite, on a dû lui retirer les amygdales parce qu’elles étaient encrassées de poussière, » explique Sánchez.

Étant donné le fossé entre leurs salaires et le coût de la vie (jusqu’à récemment, le salaire moyen d’un travailleur du textile au Salvador était de 211 dollars US mensuels et le coût mensuel estimé de la vie d’environ 590 dollars US), les femmes de Santo Tomás devaient faire preuve d’imagination pour survivre. Mais une augmentation historique du salaire minimum du Salvador en janvier pourrait améliorer leur vie, ainsi que celle des 235 990 autres employés dans les secteurs couverts par l’augmentation.

Depuis le début de cette année, les salaires des travailleurs de maquiladoras ont augmenté de près de 40 %, passant de 211 dollars US à 295 dollars US par mois, tandis que les travailleurs du café et du coton ont vu leur salaire plus que doubler, passant de 98 dollars US à 200 dollars US par mois. En outre, d’autres travailleurs agricoles des campagnes ont vu leur salaire monter jusqu’à 224 dollars US par mois, tandis que les employés des industries, du commerce et des services reçoivent désormais un minimum de 300 dollars US par mois.

Les nouveaux salaires minimaux sectoriels, qui sont encore insuffisants par rapport au coût de la vie au Salvador et ne s’appliquent qu’à la minorité des travailleurs dont les emplois sont officiels, n’ont pu être obtenus qu’après des années de travaux de syndicalisation organisés par les syndicats dans les lieux de travail et dans les rues ainsi que des mois de débats houleux au sein du Conseil national du salaire minimum.

Néanmoins, l’augmentation des salaires a provoqué une forte réaction de la part de ce qui a été décrit comme le secteur privé « furieusement anti-syndicat » du Salvador ; des organisations représentant les intérêts des milieux d’affaires intentant des procès, des usines licenciant des travailleurs et d’autres entreprises menaçant de déplacer leurs activités vers des pays où la main-d’œuvre est moins chère.

Nouveau salaire minimum et représailles immédiates

Le salaire minimum du Salvador est l’un des plus faibles d’Amérique centrale, ce qui se traduit par des millions de travailleurs pauvres. Les familles qui réussissent à se maintenir à flot le font grâce à d’autres sources de revenus, principalement les envois de fonds des quelque 2,8 millions de Salvadoriens vivant et travaillant à l’étranger et dont près de 90 % se trouvent aux États-Unis.

Selon le magazine Time, les travailleurs migrants salvadoriens ont envoyé 4,6 milliards de dollars US en 2016, ce qui représente 17 % du PIB du Salvador et produisent par la même occasion l’« un des taux d’envois de fonds les plus élevés au monde ».

Avec près de trois millions de Salvadoriens, c’est-à-dire à peine moins de la moitié de la population, vivant sous le seuil de pauvreté, il est peu surprenant que ses travailleurs soient extrêmement vulnérables à l’exploitation.

Selon Estela Ramírez, secrétaire générale du syndicat des travailleurs du textile Sindicato de Trabajadoras y Trabajadores Sastres, Costureras y Similares (SITRASACOSI), les salaires du Salvador sont restés faibles, car le mécanisme permettant de les modifier est contrôlé par les personnes mêmes qui engrangent d’énormes bénéfices en payant les travailleurs des salaires très bas.

Le Conseil du salaire minimum était chargé depuis longtemps d’émettre des propositions concernant la hausse des salaires, que le ministère du Travail pouvait ensuite approuver ou rejeter. Auparavant toutefois, il était composé de représentants du gouvernement, du secteur privé et de syndicats proentreprises.

Après des années passées à faire pression pour être représentés de façon plus juste dans ce Conseil, l’année dernière les syndicats indépendants du Salvador ont finalement atteint leur but. Le 1er juin 2016, le Conseil, dirigé par le groupe faîtier du secteur privé Asociación Nacional de la Empresa Privada (ANEP), a présenté une recommandation demandant une hausse salariale de 15 % ventilée sur trois augmentations de 5 % par année pendant trois ans.

La ministre du Travail, Sandra Guevara, rejeta cependant la proposition, déclarant que celle-ci violait les droits de l’homme. Mais l’atmosphère changea en décembre 2016 lorsqu’une participation syndicale accrue eut des répercussions sur les élections courantes des représentants du Conseil du salaire minimum. En conséquence, une majorité du Conseil vota pour la première fois en faveur d’une augmentation salariale substantielle.

Les nouveaux salaires minimums sectoriels sont entrés en vigueur au 1er janvier 2017 et sont actuellement valables jusqu’au 31 décembre 2017 ; à ce moment-là, le Conseil a convenu de les réexaminer. Toutefois, malgré le soutien ferme du gouvernement, les représailles du secteur des entreprises ont été immédiates.

Selon le site d’actualités Contrapunto, l’ANEP a menacé d’engager des poursuites judiciaires pour arrêter la hausse des salaires, alors que la Sociedad de Comerciantes e Industriales Salvadoreños (SCIS, la Société des commerçants et industriels salvadoriens) a estimé que 20 à 30 % des travailleurs des secteurs concernés seraient licenciés en conséquence de cette augmentation. En janvier, quatre sociétés ont même informé la principale association sectorielle Cámara de la Industria Textil, Confección y Zonas Francas (Camtex) qu’elles quitteraient probablement le Salvador plutôt que d’absorber l’augmentation des coûts.

Mais certaines entreprises ont pris des mesures supplémentaires : une grande maquiladora, Textiles Opico, ou TexOps, a licencié plus de 70 travailleurs après l’annonce de l’augmentation salariale. En outre, TexOps, qui produit des vêtements pour de grandes marques de vêtements de sport, notamment Adidas, Nike et Reebok, a effectivement baissé les salaires de tous les autres travailleurs en supprimant leurs bonus.

Lors d’une réunion de médiation entre TexOps et le syndicat des travailleurs du textile SITRASACOSI, qui s’est déroulée le 20 janvier 2017, les représentants de TexOps ont justifié les licenciements en déclarant que « la façon dont cette augmentation a été approuvée indique clairement que le Salvador constitue un risque [pour les investisseurs]. »

Le 9 février, le ministère du Travail a statué que TexOps avait effectivement commis trois infractions et lui a ordonné de se conformer à la législation dans un délai de sept jours sous peine de subir des sanctions. Toutefois, Estela Ramírez, du SITRASACOSI, déclare que le Ministère n’a, à ce jour, toujours pas effectué d’inspection de suivi. Le ministère du Travail n’était pas disponible pour une interview et TexOps n’a pas répondu aux demandes d’interview. Cependant, dans un document du gouvernement concernant la réunion du 9 février, la société a nié avoir commis ces trois infractions.

Comme le souligne la débâcle de TexOps, établir un nouveau salaire minimum est une chose, mais le mettre en œuvre en est une autre. En janvier, le ministère du Travail a déclaré qu’il était au fait de 33 entreprises, principalement dans le secteur des services, qui ne respectaient pas le nouveau salaire. Ramírez doute cependant que l’on fasse quoi que ce soit en la matière. « Le ministère ne veut pas s’attaquer aux multinationales, » déclare-t-elle.

La lutte continue

À la date du 1er mai, cinq mois après l’introduction de l’augmentation, seuls 20 % des frais d’entreprises au Salvador sont consacrés aux salaires, selon l’économiste Saira Barrera. « Le fait que les entreprises privées défendent les salaires de misère m’étonnera toujours, » déclare la journaliste Ileana Corado de Contrapunto.

La lutte s’est à présent déplacée dans les tribunaux, où l’ANEP clame que l’élection d’un Conseil protravailleurs en décembre 2016 était illégale. La cour ne s’est pas encore prononcée, mais des représentants de l’ANEP ont déclaré qu’ils allaient « prendre toutes les mesures sur la scène nationale et internationale afin d’empêcher le ministère du Travail de continuer à manipuler et imposer sa volonté, par le biais de la fraude électorale, au cœur du Conseil du salaire minimum ».

Pour Claudia Liduvina Escobar, la secrétaire générale du syndicat des travailleurs du ministère du Travail (Sindicato de Trabajadores y Trabajadoras del Ministerio de Trabajo y Previsión Social), le secteur privé n’a eu de cesse de tenter d’entraver le projet d’augmentation du salaire minimum. « Les entreprises ont essayé de faire en sorte que cette augmentation soit perçue négativement. Elles ont lancé des campagnes de relations publiques et licencié des gens pour donner l’impression à la population que l’augmentation était radicale et nuisible, » déclare-t-elle.

Néanmoins, l’impact de l’augmentation ne peut être nié. « Un supplément d’en moyenne 80 dollars américains par mois fait une énorme différence dans la vie d’un travailleur. Il s’agit véritablement d’une augmentation substantielle et la classe ouvrière y a été très sensible, » déclare-t-elle.

Selon Ulises Rivas, un agent technique de l’aéroport qui, en qualité de secrétaire général du SITTEAIES (syndicat des travailleurs aéroportuaires), a participé à la campagne visant à augmenter le salaire minimum, l’hostilité affichée à l’égard du salaire minimum s’enracine dans quelque chose de plus profond. « Une augmentation de ce genre n’avait jamais eu lieu dans ce pays et, dans les faits, les entreprises se contentaient de payer ce qu’elles voulaient. C’est quelque chose qui change le statut social des travailleurs, » déclare-t-il.

Un problème évident reste cependant que la hausse des salaires, bien qu’elle ait exigé un travail acharné et beaucoup de créativité pour être adoptée, est loin d’être suffisante. Près de 50 % des emplois non agricoles au Salvador relèvent du secteur informel et cette catégorie de travailleurs ne jouit d’aucune protection : pas de congé de maternité, pas d’indemnités de maladie et pas de salaire minimum. Même dans le cas de ceux qui sont couverts par les nouveaux salaires, la plupart des travailleurs salariés continuent de vivre dans la pauvreté.

Pour les syndicalistes indépendants comme Ramírez, face à l’énorme opposition à l’amélioration des droits des travailleurs, l’espoir repose sur les épaules des travailleurs. « Le point faible du mouvement ouvrier du pays est que nous ne disposons pas des fonds nécessaires pour payer des avocats. Nous devons étudier la Loi nous-mêmes, » déclare-t-elle, ajoutant que cet autoapprentissage doit, d’une façon ou d’une autre, se dérouler tout en continuant à travailler à temps plein, en élevant leur famille et en syndicalisant les travailleurs.

Ramírez a grandi pendant la guerre civile salvadorienne de 1980 à 1992 dans une famille divisée entre l’armée et la guérilla. Aujourd’hui encore, elle ne peut rendre visite à certains membres de sa famille qui vivent par-delà les divisions de ces factions. Les campagnes de syndicalisation sont sa vocation et elle récite les conventions de l’Organisation internationale du Travail (OIT) comme s’il s’agissait de versets religieux.

« J’ai l’occasion de me rendre utile, » déclare-t-elle en parlant de son œuvre syndicale. « Ma vie a un impact et mon passage sur cette terre a un impact. C’est quelque chose de spirituel et la vie, petit à petit, vous rend toujours ce que vous lui donnez. »