Alors que le Liberia externalise ses écoles, les droits des enseignants sont attaqués

Alors que le Liberia externalise ses écoles, les droits des enseignants sont attaqués

Samuel Johnson, secretary-general of the National Teachers Union of Liberia, tells Equal Times: “They say that they are trying to weed out ghost teachers, but who are the ones who hired those ghosts?”

(Ashoka Mukpo)

Lorsque Mary Mulbah a été licenciée de son poste d’enseignante du secondaire en octobre dernier, à l’instar de 14 de ses collègues, elle savait qu’il s’agissait d’une forme de représailles pour avoir critiqué ouvertement le gouvernement libérien.

A peine quelques semaines auparavant, Mulbah, 55 ans, avait soutenu publiquement la grève du zèle menée à l’échelle nationale par les enseignants pour protester contre le projet controversé du gouvernement de confier la gestion d’une centaine d’écoles à des entreprises d’éducation et à des sociétés caritatives étrangères.

Présidente en exercice de la National Teacher’s Association of Liberia (NTAL), Mulbah précise que ses 14 collègues licenciés au cours des semaines qui ont suivi l’action de protestation font partie de l’équipe de direction du syndicat dans le Comté de Margibi, situé à environ une heure de route de la capitale Monrovia.

Au lendemain de cette mobilisation, largement relayée et qualifiée de « grève » par les médias, Mulbah a participé à une réunion de médiation organisée par le Conseil national chrétien du Liberia, à l’occasion de laquelle les responsables syndicaux ont pu rencontrer les représentants du ministère de l’Education et leur exprimer leurs inquiétudes à propos du projet d’externalisation, intitulé « Partnership Schools for Liberia - PSL » (Partenariat pour l’éducation au Liberia).

« J’ai appris qu’ils souhaitaient la dissolution du syndicat d’enseignants... Raison pour laquelle ils ont licencié l’ensemble des membres de la direction », a-t-elle déclaré.

Lorsque le ministre libérien de l’Education, George Werner, a annoncé le projet PSL au printemps 2016, il a assuré que le gouvernement maintiendrait son contrôle des écoles et que le personnel enseignant pourrait rester affilié au syndicat.

Plus tard, dans un article publié en janvier 2017 dans Quartz Africa, Werner a précisé qu’il ne s’agissait pas d’une privatisation en tant que telle: « Les enseignants sont des employés de la fonction publique, rémunérés par le gouvernement et ayant parfaitement le droit de s’affilier à des associations d’enseignants - des syndicats d’enseignants libériens ».

Toutefois, les responsables syndicaux affirment que les mesures gouvernementales vont à l’encontre de cette promesse, sachant que les enseignants ayant critiqué le PSL ont été subitement licenciés au cours de ces derniers mois.

Par ailleurs, trois enseignants interrogés dans le cadre de ce rapport et travaillant dans une école administrée par le groupe Bridge International Academies, une entreprise commerciale américaine responsable de la gestion de la majorité des écoles du projet pilote, ont déclaré avoir reçu des instructions leur demandant de ne s’adresser ni aux journalistes ni aux responsables syndicaux.

« Enseignants fantômes » et corruption - à qui la faute?

Les défenseurs du PSL considèrent ce projet comme une solution ambitieuse pour améliorer les résultats scolaires médiocres des étudiants du pays. Les détracteurs, eux, craignent que l’externalisation de l’enseignement public au Liberia, confiée à des entreprises et à des associations caritatives étrangères, ne compromette à long terme la capacité de l’Etat à assurer des services éducatifs pour ses propres citoyens.

Si l’ensemble des observateurs s’accordent à dire que des réformes sont effectivement nécessaires, le PSL n’en demeure pas moins un projet controversé, si bien que le Rapporteur spécial des Nations Unies pour l’Education Kishore Singh a demandé à un organisme indépendant de signaler « toute violation du droit à l’éducation pouvant découler de cette situation ».

Toutefois, les représentants des syndicats d’enseignants affirment que leur mission de surveillance a été compromise par une campagne silencieuse dirigée contre eux et que les autorités du pays ont pointé du doigt la communauté enseignante, rejetant sur elle, et non sur les représentants des hautes sphères ministérielles, la responsabilité des dysfonctionnements observés au sein du secteur de l’éducation.

« Le gouvernement incrimine toujours les autres, même s’il est seul responsable du sous-financement de l’éducation », a déclaré Samuel Johnson, Secrétaire général de la NTAL.

Johnson précise que, à l’annonce du PSL, les responsables syndicaux ont également appris que le ministre de l’Education envisageait de supprimer plus de 6.000 « enseignants inexistants » afin de pouvoir économiser de l’argent pour payer le projet.

Evoquer ces « fonctionnaires fantômes » inscrits sur la liste des employés de la fonction publique véhicule, à tort, l’image d’un personnel paresseux percevant son traitement mais refusant de travailler, alors qu’il s’agit d’une pratique bien plus insidieuse perpétuée par des fonctionnaires corrompus qui consiste à introduire de faux noms dans le système, afin de se partager ensuite les rémunérations allouées frauduleusement.

« Ils affirment vouloir éliminer les enseignantes et enseignants fantômes, mais qui les a engagés? », demande Johnson.

Les responsables syndicaux affirment avoir demandé à maintes reprises au ministre de l’Education de les intégrer à la procédure de recherche et d’élimination de ces fonctionnaires fantômes, afin de pouvoir servir les intérêts des enseignants en libérant des fonds pour l’éducation. Malgré une première période au cours de laquelle les responsables de la NTAL ont pu obtenir les listes de fonctionnaires pour vérifier la correspondance des noms avec ceux de ses affiliés, les autorités ministérielles refusent de les inviter à participer au processus de « nettoyage ».

Comme l’explique Tubman Snawolo, l’un des quinze responsables de la NTAL licenciés après la mobilisation d’octobre : « Nous avons expliqué nombre de fois aux autorités que cette liste serait débarrassée des fonctionnaires fantômes en collaborant avec nous. J’ai été directeur et je connais le nombre d’enseignants placés sous ma responsabilité. Si le nom d’un enseignant ne correspond pas à un membre de mon personnel, il s’agit d’un fonctionnaire fantôme. »

Le personnel enseignant contraint au silence - ou pire

Parmi les inquiétudes exprimées par les opposants au projet PSL au début de son déploiement, figure le risque de voir la mission de surveillance du syndicat d’enseignants se dégrader, voire se déliter. Au Kenya, par exemple, les enseignants de Bridge International Academies sont dissuadés de s’affilier au syndicat local. Les garanties offertes par Werner, promettant de maintenir les enseignants sur la liste des employés de la fonction publique, étaient en partie un moyen mis en œuvre pour apaiser ces craintes.

Cependant, les enseignants d’une école gérée par Bridge affirment avoir été menacés de perdre leur emploi s’ils s’adressaient à des responsables syndicaux ou à des journalistes, malgré le paiement de leur cotisations syndicales.

Sous couvert de l’anonymat, ils ont expliqué que, suite à leur plainte déposée auprès de leur syndicat pour dénoncer le faible niveau de leurs salaires, les responsables de Bridge leur ont fait comprendre que des mesures seraient prises en cas de récidive.

Un enseignant explique: « Il nous a été annoncé qu’une lettre d’avertissement nous serait envoyée pour avoir porté plainte auprès de la NTAL. Il nous a été vivement conseillé de ne jamais recommencer. »

Un autre enseignant explique que le personnel de l’école a été enjoint de ne plus s’adresser aux journalistes: « Il nous a été reproché de saper leur programme en nous adressant aux médias et de ne dire que du mal de Bridge en raison du traitement inéquitable auquel nous sommes soumis ».

Les trois enseignants interviewés dans ce cadre ont déclaré que Bridge avait fourni gratuitement des uniformes aux étudiants et qu’une formation très utile leur avait été offerte, mais ont déploré l’absence de programme alimentaire et la faiblesse des salaires par rapport à leur charge de travail.

L’un d’eux a ajouté: « J’ai signé un contrat d’un an et je veux le terminer. Mais un fois cette année terminée, je chercherai un nouveau poste n’importe où, mais pas dans une école Bridge. »

Les défenseurs de l’éducation au Liberia expliquent que les pressions exercées sur les enseignants des écoles du projet PSL pour les empêcher de s’adresser librement à leurs représentants syndicaux risquent de les dissuader d’exprimer leurs préoccupations et autres points de vue concernant le programme - phénomène inquiétant, sachant que le gouvernement envisage d’étendre le projet pilote à une centaine d’autres écoles au cours de l’année scolaire 2017, avant la publication des résultats de la première année d’évaluation.

Anderson Miamem, Directeur de l’affilié libérien de Transparency International, estime que les instructions adressées par Bridge à son personnel, ne pas communiquer avec des responsables syndicaux, va à l’encontre de la culture politique du Liberia.

« Le Liberia est un pays démocratique où les citoyennes et citoyens et les travailleuses et travailleurs ont la chance de pouvoir circuler et s’exprimer en toute liberté, alors pourquoi vouloir passer sous silence leurs points de vue? », s’interroge Miamen, avant d’ajouter: « Que cherche à cacher la direction [de Bridge] en empêchant les enseignantes et enseignants de s’exprimer librement? »

La production de cet article a été soutenue par Education International.