Nationalité pour quelques-uns, droits pour personne : Le statut des Rohingyas au Myanmar

Nationalité pour quelques-uns, droits pour personne : Le statut des Rohingyas au Myanmar
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« Rien n’a changé pour moi depuis que j’ai eu la nationalité », affirme Daw Gulban, une Rohingya de 53 ans qui vit dans un camp pour personnes déplacées à l’intérieur de leur pays (PDI), à Myebon, dans l’État de Rakhine (Arakan de son ancien nom), au Myanmar. Daw Gulban a été cantonnée dans ce camp depuis le début de la vague de violence sectaire qui a éclaté en 2012. À l’instar de la grande majorité des Rohingyas, Daw Gulban est restée apatride durant des décennies. Toutefois, à la différence des autres, elle a finalement obtenu sa nationalité il y a trois ans, dans le cadre d’un programme pilote mené dans son canton.

Pour être éligibles à la nationalité birmane, les demandeurs rohingyas ont dû renoncer à leur identité et accepter d’être étiquetés en tant que « Bengalis » dans tous les documents officiels. Ils étaient aussi tenus de prouver que leur famille était établie dans l’État de Rakhine depuis au moins trois générations, chose extrêmement difficile d’autant que la plupart des Rohingyas ne sont pas en possession des documents nécessaires ou les ont perdus à l’issue des événements de 2012.

Daw Gulban fait partie des plus chanceux : Elle a pu réunir les papiers exigés. « Le terme ‘Rohingya’, je l’ai entendu prononcer par mes parents quand j’étais petite mais il n’est pas accepté par le département de l’immigration. Un jour, quand je l’ai prononcé dans leur bureau, ils m’ont ri au nez et m’ont dit de déguerpir. Bengali signifie que nous sommes originaires du Bangladesh. Je suis birmane, mais je suis prête à accepter [ce terme] pourvu que je puisse obtenir la nationalité et mes droits », explique-t-elle.

Les musulmans rohingyas, qui représentent environ un million des 53 millions d’habitants du Myanmar, constituent la plus importante population apatride au niveau d’un seul pays. Presque universellement honnis par la majorité bouddhiste du pays, ils ont été opprimés par le gouvernement depuis la fin des années 1970, quand le gouvernement a lancé une campagne d’identification des « immigrés clandestins ». Des violations graves furent perpétrées, contraignant jusqu’à 250.000 réfugiés rohingyas à s’enfuir au Bangladesh.

L’ethnicité rohingya n’est pas incluse dans la liste des 135 « races nationales » officiellement reconnues adoptée par le gouvernement à la fin des années 1980. Au lieu de cela, les Rohingyas sont étiquetés en tant que « Bengalis », impliquant par-là qu’il s’agit d’envahisseurs en provenance du Bangladesh, en dépit des racines profondes qu’ils ont dans l’État de Rakhine, où se concentre la majeure partie de leur communauté.

 

The Myebon River in Myanmar, on the shores of which the town of Myebon lies. 12 March 2017.

Photo: Antolín Avezuela Aristu

En 2012, un an après l’amorce par le gouvernement d’un processus de transition démocratique après cinq décennies de dictature militaire, l’État de Rakhine a été plongé dans des vagues successives de violences sectaires opposant la majorité bouddhiste arakanaise aux musulmans rohingyas. Les Rohingyas ont essuyé le plus fort de cette violence et depuis lors, quelque 140.000 personnes ont été forcées de vivre dans des camps sordides installés sur les rives du fleuve Myebon.

 

Bananda Phyabawga, abbot of the Pyanabakeman Buddhist Monastery, in Myebon, poses while surrounded by a group of local monks. Myebon, Myanmar, 12 March 2017.

Photo: Antolín Avezuela Aristu

Depuis des décennies, des politiciens arakanais locaux et nationaux, des moines bouddhistes, des responsables de la société civile et le gouvernement, lui-même, ont attisé les craintes populaires concernant une invasion musulmane dans ce pays profondément religieux, à majorité bouddhiste, donnant lieu à des poussées sporadiques de violence religieuse et à la déchéance progressive des Rohingyas et d’autres communautés musulmanes dans le pays. L’année 2012 vit la pire explosion de violence qu’ait connu le pays depuis des années et la situation des Rohingyas s’est sensiblement détériorée depuis.

« Les musulmans cherchent à imposer leur religion aux autres et nous nous devons de faire face à cette menace » affirme Bananda Phyabawga, l’abbé du monastère local.

 

Maung Zaw shows the ‘pink card’ he received in 2014 in Taung Paw Camp, Myebon. 13 March 2017.

Photo: Antolín Avezuela Aristu

En 2014, le gouvernement a lancé un programme pilote pour vérifier la nationalité des Rohingyas. Le processus de vérification s’est déroulé principalement dans le canton de Myebon, où près de 3000 musulmans vivaient cantonnés dans un camp depuis octobre 2012.

Ce programme a été mené en appliquant la très controversée Loi sur la nationalité de 1982, qui établit trois niveaux de nationalité et fait de l’appartenance à l’une des « races nationales » du Myanmar le critère principal (quoique non exclusif) de la pleine nationalité.

La manière dont les étiquettes ethniques sont appliquées est parfois arbitraire. Maung Zaw, un résident du camp âgé de 45 ans, fut étiqueté en tant que « Bengali » sur la carte d’identité rose qui lui fut délivrée en 2014, cependant son registre de famille indique qu’il appartient à la minorité Kaman, un groupe ethnique musulman officiellement reconnu comme l’une des 135 soi-disant « races nationales » du pays.

 

Daw Khin Thein, chair of the local chapter of the Rakhine Women’s Network, in her gold shop in Myebon. 12 March 2017.

Photo: Antolín Avezuela Aristu

Le processus de vérification de la nationalité a suscité une forte résistance de la part de la population arakanaise. Des organisations comme le Réseau des femmes arakanaises ont organisé des rassemblements dans la ville contre cette mesure et se sont mobilisées pour empêcher la fourniture de services aux Rohingyas logés dans le camp.

La dirigeante de la section locale du Réseau des femmes arakanaises, Daw Khin Thein, a dirigé ces manifestations. « Dans ce conflit, ce n’est pas tant la nationalité qui est en cause mais le fait que les Musulmans cherchent à envahir notre pays. C’est là que se trouve le vrai problème », affirme-t-elle.

 

Taung Paw Camp, in the outskirts of Myebon Town. 13 March 2017.

Photo: Antolín Avezuela Aristu

U Tin Shwe, administrateur général du canton de Myebon, était en charge du programme pilote local en 2014. Ce programme s’est étendu sur plusieurs mois. « Pratiquement tous les musulmans ont rentré une demande de nationalité et pas un seul d’entre eux n’a mentionné le mot ‘Rohingya’ ». Ils n’emploient pas ce mot ici. Nous avons finalement accordé la pleine nationalité à 97 personnes et la nationalité par naturalisation à 969 autres », explique-t-il dans une interview accordée à Equal Times dans son bureau.

Plusieurs citoyens musulmans interviewés par Equal Times ont affirmé que les permis sont extrêmement difficiles à obtenir et qu’ils se voient contraints de verser des pots-de-vin exorbitants à la police pour y accéder. Ils affirment aussi que leur vie à très peu changé depuis qu’ils sont reconnus en tant que citoyens. Celles et ceux qui restent cantonnés dans les camps pour déplacés internes ont un accès limité à l’éducation et aux soins de santé. La population locale refuse de leur autoriser l’accès à ces services et les autorités font peu pour les protéger. Pour pouvoir se déplacer en dehors du camp, ils ont besoin d’autorisations spéciales ainsi que de la protection des forces de sécurité, dont le coût est inabordable pour la plupart d’entre eux.

 

Daw Mahlan, a Rohingya woman who was granted citizenship in 2014, with her daughter inside the hut where her family lives in Taung Paw Camp. Myebon, 13 March 2017.

Photo: Antolín Avezuela Aristu

« La loi sur la nationalité de 1982 reconnaissait en tant que ressortissants birmans les personnes déjà enregistrées en tant que tel, indépendamment de leur identification raciale ou religieuse. Cependant à la fin des années 1980 et au début des années 1990, quand le gouvernement a lancé un processus de réenregistrement à l’issue duquel il a retiré les anciennes cartes d’identité pour en délivrer de nouvelles, les musulmans dans l’État de Rakhine n’ont pas reçu leur nouvelle carte alors qu’ils étaient légalement en droit de les recevoir », explique Nick Cheesman, expert sur la juridiction du Myanmar à l’Australian National University.

 

A group of Muslim women carry water at Taung Paw Camp in Myebon. 13 March 2017.

Photo: Antolín Avezuela Aristu

« Le problème en Birmanie à l’heure actuelle est que la notion de races nationales l’emporte sur celle de nationalité, tant juridiquement qu’idéologiquement. Si la Loi sur la nationalité de 1982 reconnait que les personnes de races non nationales qui possédaient la nationalité antérieurement la conserveraient, elle établit en tant que condition absolue d’éligibilité à la nationalité l’appartenance à une des ‘races nationales’ », ajoute Cheesman.

Tin Shwe, de l’ethnie Bamar de la Birmanie centrale, impute les restrictions de mouvement imposées aux musulmans à la population arakanaise locale. « Quand le programme a été mis en œuvre, il a suscité de vives protestations de la communauté indigène. J’ai tenté de leur expliquer la loi mais c’est difficile pour le gouvernement car nous nous sommes retrouvés entre les deux communautés », explique-t-il. Au-delà des divergences apparentes entre les nationalistes arakanais et les fonctionnaires du gouvernement comme Tin Shwe, tout le monde semble s’accorder sur l’idée que les Rohingyas ne sont pas des « citoyens naturels » du Myanmar. Citoyens ou pas, les Rohingyas continuent d’être vus comme des étrangers dans le seul pays qu’ils n’aient jamais connu.

 

Daw Gulban, a 53 year-old Rohingya woman who was granted citizenship in 2014, shows her ‘pink card’ at her house in Taung Paw Camp in Myebon. 13 March 2017.

Photo: Antolín Avezuela Aristu

« Rien n’a changé pour moi depuis que j’ai eu la nationalité », dit-elle. « Les droits de l’homme je ne sais pas ce que c’est. Je sais juste que j’aimerais avoir à manger sur ma table, la liberté de mouvement, l’éducation pour mes enfants, l’accès aux soins de santé et que ma famille puisse vivre sans crainte », ajoute-t-elle.