L’armée libanaise coupable de torture sur des réfugiés syriens ?

Raison d’État. Deux mots sur toutes les lèvres mais jamais prononcés, justifiant le silence qui règne autour de la mort d’au moins quatre Syriens suite à leur détention par l’armée libanaise le 30 juin dernier.

Ce jour-là, une brigade pénètre dans deux camps de réfugiés situés aux alentours du village d’Ersal, situé à la frontière avec la Syrie et abritant plus de réfugiés syriens que d’habitants libanais. Une patrouille de routine dans cette bourgade faussement calme, non loin de laquelle logent des combattants de Fatah el-Cham (auparavant nommé Front al-Nosra, ex-filière d’Al Qaeda en Syrie) depuis 2014.

Soudain, des individus surgissent des tentes de bâche et de toile ceinturés d’explosifs qu’ils déclenchent à proximité des soldats, dont plusieurs sont blessés.

La réponse ne se fait pas attendre : quelques 350 réfugiés syriens sont détenus par l’armée. Plusieurs d’entre eux ne reviendront jamais.

Le 3 juillet, l’armée a officiellement reconnu la mort de quatre de ces détenus, en livrant son propre diagnostic sur les raisons de leur trépas : les quatre hommes souffraient de « problèmes de santé chroniques, qui se sont aggravés en raison des conditions météorologiques ». Autrement dit, circulez, il n’y a rien à voir.

Un ordre intimé à qui veut l’entendre, mais perdu d’avance à l’heure des réseaux sociaux. Sur Facebook et Whatsapp, des dizaines de photos des quatre corps des défunts retournés à la municipalité d’Ersal pour y être enterrés sans faire de vagues commencent à circuler, avec des traces de torture corroborées par un médecin spécialisé sur la documentation de la torture convoqué par Human Rights Watch (HRW).

Diala Chehade, l’avocate des familles des victimes, estime que l’armée a d’abord cherché à étouffer l’affaire : « Au total, l’hôpital Rahme d’Ersal déclare avoir reçu plus d’une douzaine de cadavres suite à l’attaque du 30 juin. Pourquoi l’armée a seulement admis la mort de ces quatre-là ? Peut-être parce que leurs familles ont refusé de récupérer leurs cadavres sans qu’ils soient accompagnés de rapport médical, comme on leur proposait à l’origine ? Ils n’étaient pas des réfugiés ignorants de leurs droits comme, je pense, les services de renseignement de l’armée l’espéraient. C’est alors qu’ils ont dû songer à déclarer leur mort officiellement, à défaut de pouvoir les enterrer en silence », raconte-t-elle à Equal Times depuis son bureau beyrouthin.

Entre la version officielle aseptisée et la réalité des images de poignets lacérés, de plaies ouvertes et de corps recouverts d’ecchymoses des défunts Mustafa Abd el-Karim Abssi, Anas Hussein el-Husseiki et Khaled Husseini el-Mleis et Othman Merhi el-Mleis, la faille est si abyssale que les questions légitimes s’y engouffrent.

Dans plusieurs pays du monde, des manifestations de solidarité avec les réfugiés syriens du Liban sont organisées. Un réseau d’activistes syriens va jusqu’à entamer une grève de la faim pour demander justice.

Aux côtés de plusieurs organisations des droits humains, HRW demande aux autorités libanaises de « conduire une enquête indépendante, minutieuse et transparente sur la mort des Syriens en garde à vue militaire et les allégations de torture et de mauvais traitements en détention », ainsi que de « répondre aux allégations de torture à propos d’un cinquième Syrien, Toufic al-Ghawi, également mort en détention. »

« L’institution militaire est au-dessus de tout soupçon »

Or, s’il est une institution auréolée d’une réputation de vertu et de respectabilité au Liban, c’est bien l’armée. La mettre en doute, c’est contester la seule source d’unité d’un pays en proie à la fragmentation confessionnelle et politique permanente.

Pire, les soupçons de torture de ses soldats s’invitent en pleine opération militaire de grande envergure, qui doit vider la zone d’Ersal de la présence des combattants de Fatah el-Cham, avant de reprendre la région voisine de Ras Baalbeck des mains de l’État islamique.

Un mauvais timing pour remettre en cause l’intégrité de l’armée, prévient Hisham Jaber, analyste et général à la retraite : « L’armée doit être ferme ! Si seulement 1 % des réfugiés syriens d’Ersal sont des djihadistes, ça fait déjà 800 personnes prêtes à s’en prendre à elle ! Nos soldats sont très avancés dans la lutte contre le terrorisme ; ils suivent des formations au respect des droits humains », justifie-t-il à Equal Times.

Face aux allégations de torture, le Premier ministre Saad Hariri accepte rapidement l’ouverture d’une enquête « en toute transparence » et affirme qu’il rejette les tentatives de « créer une tension entre la population et l’armée qui œuvre nuit et jour pour protéger le Liban de toute menace terroriste ».

Il ajoute : « L’institution militaire est au-dessus de tout soupçon. Que ceux qui essaient de pêcher en eau trouble trouvent une autre occupation. »

La dite enquête est confiée au tribunal militaire, une institution où « la majorité des juges sont des officiers militaires qui ne sont pas obligés d’avoir des diplômes de droit, et dont les procès ont lieu derrière des portes fermées », rappelle Human Rights Watch, qui a déjà documenté l’usage de la torture lors d’enquêtes menées par ce même tribunal.

Sur le terrain, Diala Shehade a vu ce qu’il en coûtait de « mettre en doute » le travail du tribunal militaire.

Assignée officiellement par un juge des référés pour pouvoir analyser les échantillons prélevés sur les cadavres, l’hôpital où elle s’apprêtait à les prendre a été encerclé par les services de renseignement de l’armée, lesquels « ont envahi les urgences, sans avoir reçu l’aval du tribunal militaire, afin de prendre les échantillons coûte que coûte », raconte-t-elle.

Après s’être vu refuser l’accès au rapport des médecins légistes sur l’autopsie des cadavres, elle a finalement pu le consulter, mais sans en obtenir de copie ni même pouvoir prendre de notes ! Sur la base de sa lecture, elle raconte : « Le rapport était très habile pour éviter toute terminologie qui puisse pointer vers la torture, tout en prouvant l’existence d’actes de violence sur les quatre corps : brûlures dans le dos, marques de violence sur le haut du corps, poignets lacérés par les menottes. En outre, si l’une des victimes souffrait d’une bronchite et l’autre avait peut-être consommé de l’ecstasy avant les faits, le dernier était en parfaite santé, ce qui dément la version de problèmes de santé chroniques », précise-t-elle, avant de dénoncer : « En ne nous permettant pas d’avoir accès à ces rapports, auxquels nous avons un droit d’accès en tant que représentants des victimes, le procureur militaire a pu déformer la réalité auprès des médias ».

Le 24 juillet, la presse locale relaie la version officielle du tribunal militaire, affirmant que les quatre Syriens n’étaient pas morts des suites d’actes de violence.

Une version qui n’efface pas les images des corps défigurés qui circulent entre les mains des proches des victimes.

Abdel Halim, réfugié syrien à Ersal et ami de longue date d’Anas Hussein el-Husseiki, n’est pas convaincu : « Anas était l’un des seuls anesthésistes de notre ville de Qousseir, quand le Hezbollah l’a attaqué en 2013. Il a soigné des centaines de civils et, une fois réfugié à Ersal, il a poursuivi son travail au dispensaire local. Anas était infirmier, pas malade », dit-il par Whatsapp.

Pas question de baisser les bras pour Diala Chehade, qui prépare déjà la suite :

« Nous allons continuer à demander l’accès aux rapports médicaux, dont nous avons besoin pour déposer une plainte et, in fine, obtenir des dommages et intérêts pour les familles des victimes. Nous allons aussi porter plainte pour contrefaçon contre le docteur convoqué par le tribunal militaire, qui a affirmé qu’il n’y avait pas de traces de violences. Nous le devons pour apporter une consolation aux parents des défunts », souligne-t-elle.

This article has been translated from French.