Le Guatemala et la malédiction de l’abondance

En quinze ans à peine, le territoire de Sayaxché, dans le département de Petén, dans le nord du Guatemala, a vu sa situation changer de façon drastique. L’huile de palme, désormais un commerce florissant représentant 1% du PIB national, monopolise 74% de l’économie à Sayaxché. Sur sa page Web, une des entreprises les plus importantes du secteur, Grupo Hame, se félicite d’être « fièrement guatémaltèque » et d’œuvrer pour « la création de valeur socioéconomique et environnementale pour le Guatemala ».

Les paysans, pour leur part, affirment que depuis l’introduction du palmier à huile, ils ont été dépouillés de leurs terres, que les cours d’eau et les lagunes qui assuraient leur subsistance en eau et en nourriture ont été pollués et qu’ils ont perdu leur récoltes aux infestations et aux produits agrochimiques associés aux plantations de palmiers.

Un scénario similaire à celui des plantations de canne à sucre, qui accaparent depuis plusieurs décennies la côte sud du Guatemala, détournant des cours d’eau et entraînant une crise hydrique, outre la pollution de l’air, de l’eau et du sol. Plus récemment, on a vu la canne à sucre rivaliser avec le palmier à huile dans la région de la Vallée de Polochic. En 2011, 74 familles furent violemment expropriées par des groupes armés de l’État et d’autres privés. La Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) de l’Organisation des États américains (OEA) a condamné l’expropriation sans, toutefois, prévoir une quelconque réparation pour la communauté maya Q’eqchí affectée.

Les autorités guatémaltèques et les entreprises des secteurs de l’huile de palme et du sucre justifient l’essor de l’agrobusiness en faisant valoir qu’il génère de l’emploi et apporte le progrès aux régions en retard de développement. D’après une étude de la Central American Business Intelligence (CABI) – hébergée dans la page Web de Grupo HAME-, au total 25.000 emplois directs et 125.000 emplois indirects ont été créés par secteur, en plus de la « création d’emplois permanents dans des zones rurales dépourvues de perspectives d’emploi ».

Ce qui n’est guère quantifié c’est combien de paysans qui, jusqu’ici, vivaient de l’agriculture et de la pêche artisanale et qui, ayant perdu leurs terres ou vu leurs réserves halieutiques décimées par la contamination de l’eau, se voient dépouillés de leurs modes de vie et dépendent désormais d’un emploi pénible et mal rémunéré dans les plantations.

Des modèles de développement opposés s’affrontent sur les territoires ruraux du Guatemala : D’une part, le rouleau compresseur du modèle extractiviste et les grands investissements aux mains de transnationales liées aux chaînes de valeur mondiales ; de l’autre, les économies paysannes pour lesquelles la réforme agraire tant attendue n’a jamais vu le jour. Malgré la signature, en 1996, des accords de paix à l’issue de 36 ans de guerre sanglantes, aucune solution n’a été trouvée à l’inégalité endémique qu’avait provoquée l’émergence de la guérilla. Le Guatemala reste un des pays du monde où la propriété de la terre est la plus concentrée.

Efficaces ou subventionnés ?

Le gouvernement et les entreprises défendent l’essor de l’extractivisme en brandissant le mantra de l’efficacité et de la rentabilité. Or le fait est que pour atteindre une telle rentabilité, les entreprises des différents secteurs extractifs sont copieusement subventionnées et financées. Ainsi, la BID a octroyé, en 2008, plusieurs millions de dollars de prêts destinés à la réalisation d’études de faisabilité sur la production d’huile de palme au Guatemala.

Pour sa part, la Banque mondiale a octroyé un prêt de 60 millions USD à l’usine sucrière Ingenio Pantaleón, la principale entreprise du secteur – qui concentre, à elle seule, 19% de la production. L’État guatémaltèque, sous le gouvernement d’Álvaro Colom (2008-2011), a déployé le Programme de promotion et de renforcement de la culture du palmier à huile (PINPALMA), qui garantissait des avantages comme l’assurance agricole. Pendant ce temps, les paysans déplorent l’abandon total dont ils sont victimes : « Quand il s’agit de nous aider ou de réparer la pollution qu’amène dans son sillage l’agrobusiness, il n’y a pas d’argent, mais lorsqu’il s’agit de nous réprimer, là nous devons bien protester car l’argent ne manque pas quand il s’agit d’envoyer l’armée », déplore un paysan de la communauté El Triunfo Champerico, sur la côte Sud.

En avril 2017, une enquête du journal salvadorien El Faro a révélé que la société Grupo Campollo, propriétaire de la sucrerie Madre Tierra, avait créé 121 entreprises offshore par l’intermédiaire de la firme panaméenne Mossak Fonseca. Neuf autres des principales raffineries de sucre guatémaltèques, derrière lesquelles se trouvent les familles de propriétaires terriens parmi les plus puissants du pays, entretiennent des liens avec des réseaux de blanchiment.

Cependant, les pratiques illicites ne modèrent en rien l’appui des organismes supranationaux à ces groupes de sociétés. Ainsi, entre 2008 et 2010, la société Pantaleón, dont les propriétaires ont des liens avec huit entreprises au Panama, a bénéficié, à travers son siège social basé dans les Iles Vierges, de deux prêts estimés à 130 millions USD de la Société financière internationale (SFI), branche de la banque mondiale chargée des prêts au secteur privé. Autrement dit : La BM a octroyé un crédit à une société enregistrée dans un paradis fiscal.

Les bénéfices sont accaparés par les grandes entreprises, tandis que les coûts sont répercutés sur les communautés paysannes et l’environnement. Le rapport Caña de azúcar y palma africana: combustibles para un nuevo ciclo de acumulación y dominio en Guatemala, (Canne à sucre et huile de palme en Afrique: Les combustibles pour un nouveau cycle d’accumulation et de domination au Guatemala) de 2008, procède à une analyse des chaînes de production de canne à sucre et d’huile de palme pour conclure que la valeur ajoutée brute (VAB) générée par ces cultures ne reste pas dans les territoires où elle est produite :

« Pour l’économie territoriale, le gombo et le riz génèrent beaucoup plus de richesse que la canne à sucre et l’huile de palme », qui génèrent aussi moins d’emplois. D’après le même rapport, 50% de l’eau d’irrigation est consommée par les grandes exploitations de canne à sucre, alors que 55% de la population rurale n’a pas accès à l’eau potable.

Non seulement l’entreprise monopolise-t-elle la valeur mais elle dépouille, de surcroît, les paysans de leur rôle en tant que fournisseurs d’aliments. Ce qui est en jeu, c’est la souveraineté alimentaire et la survie-même des communautés indigènes et paysannes. Et à l’issue de ce processus, il y a des gagnants et des perdants : Les perdants sont les communautés, les gagnants, des entreprises nationales et internationales comme ADM, Cargill, Dreyfuss, Bunge, Monsanto et Bayer.

Face au discours de la méritocratie qui est ancré dans les subjectivités néolibérales, Carlos Paz, du Comité de Unidad Campesina (CUC) rappelle que « les entrepreneurs ne gagnent pas par leur habileté ni par leur effort, mais parce que l’État protège leurs monopoles. La corruption est structurelle et a acquis une aura de légalité : La richesse se base sur des privilèges fiscaux, des amnisties et des avantages en tout genre. C’est un vol légal. »

De la cooptation à la persécution

Les entreprises entendent gagner l’approbation de la communauté à grand renfort de programmes de responsabilité sociale (RSE), par le biais desquels ils souscrivent à des engagements sociaux qui devraient relever des compétences de l’État. « Ce qu’ils font en réalité c’est peindre nos écoles et centres communautaires aux couleurs de l’entreprise », dénoncent les communautés. Et d’ajouter qu’avec l’argent qu’elles (les entreprises) apportent aux communautés, elles s’emploient à les diviser et à coopter leurs leaders.

Parmi les stratégies employées par les entreprises pour implanter leur modèle de développement figure l’achat de titres de propriété privée dans des territoires où jusque-là avait prévalu la propriété collective de la terre, une pratique ancestrale des peuples mayas. À Sayaxché, par exemple, la BID a financé l’émission de titres de propriété privée dans l’exploitation agricole Finca San Román ; en 2008, 60% de cette ferme, autrefois collective, se retrouvait aux mains d’entreprises d’huile de palme. Les paysans de la région affirment avoir été dupés, notamment par la promesse d’un emploi à vie dans les plantations.

Quand la cooptation et la tromperie ne suffisent plus et quand les résistances à ces projets gagnent en force, les menaces et les assassinats contre les défenseurs du territoire se multiplient. Et c’est à partir de là aussi qu’augmente la judiciarisation et la criminalisation des résistances.

Ainsi, par exemple, à Polochic, Manuel Xuc Cucul fut condamné à dix ans de prison pour usurpation et vol aggravé ; or selon le chercheur Ricardo Zepeda, « son vrai crime avait été d’exiger les prestations salariales qui lui étaient dues au moment de son licenciement ». Rien qu’en 2016, l’organisation Global Witness rapporte que six personnes sont mortes pour avoir défendu leurs territoires au Guatemala.

Malgré tout, les mouvements de résistance se développent et adoptent de nouvelles tactiques, comme les consultations populaires contre les méga-barrages et l’extraction minière. Dans la municipalité de Barrillas, Huehuetenango, la communauté a rejeté, à l’issue d’une consultation, le projet de construction d’un barrage hydroélectrique sur le fleuve Cambalam, dont la communauté dépend pour sa survie. Au terme d’une âpre lutte et l’assassinat impuni du leader communautaire Andrés Miguel, la communauté a réussi à expulser l’entreprise espagnole Econer-Hidralia Energía.

Les femmes sont, très souvent, les protagonistes des mouvements de résistance. Une membre de l’organisation Sagrada Tierra (Terre Sacrée) déclare : « Elles se préoccupent pour l’avenir de leurs enfants et savent qu’elles doivent défendre leur accès à la terre. Nous avons pu constater que le succès des résistances dépend, dans une large mesure, de ce que les femmes aient un rôle actif à jouer au sein de ces mouvements. »

This article has been translated from Spanish.