Gambie : les victimes de Jammeh amorcent le long chemin vers la justice et la guérison

Par une chaude nuit de juillet 2013, Alhaji Mamut et son ami Ebou Jobe, tous deux âgés de 39 ans, se sont rendus à un concert dans les faubourgs de Banjul, la capitale gambienne. À la fin du spectacle, ils sont montés dans leur voiture pour rentrer chez eux. Ils n’ont jamais atteint leur destination. Le lendemain matin, la mère d’Alhaji, Mamie Ceesay, appela son fils qui ne répondit pas. Elle se rendit à son domicile et découvrit que celui-ci avait été saccagé.

« Je me suis renseigné et on m’a répondu que le gouvernement les avait arrêtés. Je suis allée au poste de police et je suis aussi allée à l’ambassade américaine puisqu’ils ont la double nationalité. J’ai même écrit directement au président Yahya Jammeh. Rien. »

Pendant 22 ans, la Gambie — une petite nation ouest-africaine d’un peu moins de deux millions d’habitants — fut gouvernée par le dictateur Yahya Jammeh. Il est accusé d’avoir créé un climat de répression et de peur au moyen de tortures généralisées et d’enlèvements, de fréquentes disparitions et de détentions illégales.

Le 1er décembre 2016, le président Jammeh fut défait par Adama Barrow, candidat de l’opposition, lors d’une élection présidentielle. Jammeh, après avoir accepté sa défaite dans un premier temps, fit marche arrière et rejeta les résultats des élections avant de proclamer l’état d’urgence. Après un face-à-face tendu avec les troupes régionales, Jammeh finit par s’enfuir vers la Guinée équatoriale où il se trouve encore aujourd’hui.

Depuis le départ de Jammeh, des centaines de victimes de ses exactions se sont organisées et tiennent à jouer un rôle dans la dénonciation des violations des droits de l’homme commises sous son régime.

Elles souhaitent également traduire les auteurs de ces exactions en justice. Leur organisation, le Gambian Center for Victims of Human Rights Violations (Centre gambien pour les victimes de violations des droits de l’homme), communément appelé « Centre des victimes », apporte un soutien aux survivants de séquestrations et de tortures pendant le régime Jammeh, ainsi qu’aux proches des disparus et des personnes assassinées.

Le centre cherche également à amplifier leur voix sur la scène nationale. Pourtant, il reste encore bien des défis à relever pour ceux qui ont souffert en silence pendant des décennies.

Le Centre des victimes est né d’une série de déjeuners informels organisés par les victimes et leurs familles après l’investiture du président Barrow en février 2017. Saul Mbenga, un activiste gambien qui vit entre la Gambie et les États-Unis, a participé à l’organisation de certaines des premières réunions.

« Je me suis rendu compte que nous devions nous asseoir et réfléchir à la façon de créer une association de victimes. Nous savions que nous aurions à faire du lobbying auprès de ce nouveau gouvernement dès son établissement au pouvoir. »

Pour de nombreuses victimes, ces premières réunions furent la première fois qu’elles parlaient de ce qui leur était arrivé à elles et à leurs familles. Ayeshah Jammeh avait 15 ans lorsque son père, Haruna, ne rentra pas de son travail un jour de 2005. Même le fait d’être un cousin germain élevé comme le frère aîné du président n’épargna pas Haruna de la colère du dictateur. Ayeshah dut attendre 11 ans avant d’apprendre que son père avait été assassiné et apparemment jeté dans un puits de la ferme du président Jammeh.

Ayeshah déclare qu’elle avait le cœur brisé en voyant toutes les souffrances causées par le régime de Jammeh lors de la première réunion du groupe, mais qu’elle se sentait aussi heureuse de parler « parce que j’ai gardé le silence pendant 11 ans ».

Elle explique que les premières rencontres ont permis d’établir une solidarité partagée entre les victimes et les membres de la famille : « Nous nous soutenons tous les uns les autres parce nous ressentons tous la même douleur. Nous nous consacrons à obtenir justice pour nos familles. Nous sommes tous dans le même bateau. »

Des expériences et une douleur partagées

L’organisation a franchi un cap décisif lorsque ses membres ont rencontré les victimes du dictateur tchadien Hissène Habré. Dans les années 1980, Habré dirigea le Tchad, un pays d’Afrique centrale, par la peur, l’intimidation et la torture.

Après sa destitution en 1990, il aura fallu plus de 25 ans, un tribunal spécial au Sénégal et la ténacité et le courage de ses victimes pour que Habré devienne le premier dictateur africain condamné, sur le sol africain et par des juges africains pour crimes contre l’humanité. Après le rejet du dernier appel d’Habré à Dakar en avril dernier, certaines de ses victimes se sont rendues en Gambie pour rencontrer et encourager leurs alliés gambiens.

« Jammeh et Habré étaient pratiquement les mêmes, » déclare Mamie Ceesay. « Donc, après avoir vu quelqu’un qui avait vécu ce que j’ai vécu, et qui a obtenu justice, cela m’a donné l’espoir qu’un jour j’obtiendrais aussi justice. »

Pendant que les Gambiens tiraient les enseignements de l’expérience tchadienne, le ministère gambien de la Justice entamait le processus de création de ce qui est devenu la Commission Vérité, Réparations et Réconciliation (CVRR).

Selon certains hauts fonctionnaires du gouvernement, la commission commencera à parcourir le pays pour recueillir les témoignages publics des victimes et des auteurs au début de l’année prochaine.

Sur la base de ces témoignages, des « recommandations » seront émises quant aux personnes qui devraient faire l’objet de poursuites et aux réformes à entreprendre pour éviter que la Gambie ne retombe dans l’autoritarisme.

Après la réunion sur Habré, le Centre commença à identifier les victimes et à contacter le gouvernement. Au ministère de la Justice, le Procureur général, Abubacarr Tambadou leur a prêté l’oreille.

« Nous considérons que les victimes sont un partenaire clé dans notre processus de justice transitionnelle, » déclare Tambadou à Equal Times. « Elles savent que notre politique est celle de la porte ouverte et qu’elles peuvent venir nous parler de tout ce qu’elles veulent. »

Bien que les relations entre le ministère de la Justice et le Centre des victimes n’aient pas été parfaites, les membres du Centre sont généralement d’accord avec cette description. C’est sur l’insistance des victimes que les réparations furent ajoutées au mandat de la CVRR.

Lorsque le ministère organisa un « comité technique » pour faire le tour du pays et recueillir les suggestions du public au sujet de la CVRR, un siège fut réservé au Centre. Les membres ont également reçu l’occasion d’examiner le projet de loi établissant la CVRR et de faire part de leurs suggestions avant sa présentation à l’Assemblée nationale.

Des défis importants

Malgré leur ferveur et le soutien apporté par certains fonctionnaires gouvernementaux, d’importants défis se profilent à l’horizon. Le Centre des victimes ne dispose actuellement que d’un budget dérisoire. Tous les membres du personnel sont des bénévoles avec peu d’expérience dans la gestion d’un organisme sans but lucratif. À la fin du mois de juillet, le Centre avait enregistré 75 victimes – il en dénombre désormais plus de 400.

« Nombre de ces personnes n’ont jamais participé à la gestion d’une organisation bénévole, » déclare le Dr Amadou Scattred Janneh, un ancien ministre de l’Information et de la Communication qui collabore avec le Centre des victimes à titre consultatif. En 2011, le docteur Janneh fut arrêté et reconnu coupable de trahison pour avoir distribué des t-shirts portant le slogan « End to Dictatorship Now ». En prison, il passa plus d’un an en isolement avant d’être gracié et de fuir aux États-Unis (il a la double nationalité américaine et gambienne).

« Nous faisons pression pour le renforcement des capacités, pour qu’ils aient la formation nécessaire sur le processus de documentation, le plaidoyer, la publication de communiqués de presse et l’organisation d’un bureau. »

Le Centre souhaite mettre en place une base de données numérique de toutes les victimes enregistrées et les encoder en fonction des exactions qu’elles ont subies. Le docteur Janneh souhaite également que le Centre mette en rapport les avocats avec ceux qui peuvent fournir les preuves nécessaires aux poursuites.

Tout le monde s’accorde à dire que la priorité fondamentale est de faire en sorte que les victimes souffrant de douleurs physiques et psychologiques aient accès à une aide médicale.

« Le traitement médical et le conseil psychologique aux victimes ont constitué la priorité la plus pressante, » explique le docteur Janneh. « Lorsque nous organisons des réunions, même si nous ne sommes pas des experts, nous pouvons voir que beaucoup de victimes éprouvent des troubles psychologiques, que certaines personnes souffrent encore beaucoup et qu’elles ont urgemment besoin d’une attention. »

Des organisations internationales commencent à contribuer à relever ces défis. Reed Brody, avocat de Human Rights Watch dans l’affaire Habré, a contribué à les faire connaître sur la scène internationale et à mettre le groupe en contact avec des ressources à l’étranger.

Des fonds de l’Union européenne sont prévus pour le recrutement de personnel à plein temps. Un consultant qui avait participé à l’affaire Habré a été engagé pour contribuer au développement des compétences organisationnelles. L’Institut gambien pour les droits de l’homme et le développement en Afrique (IHRDA) fournit une aide juridique.

Entre-temps, les victimes de Yahya Jammeh se préparent pour la longue route qui les attend; elles sont optimistes cependant. Il y a quelques semaines à peine, la campagne#Jammeh2Justice a été lancée dans le but de ramener Jammeh en Gambie pour qu’il puisse répondre de ses crimes.

« Nous savons que cela ne se produira pas du jour au lendemain, » déclare Ayeshah. « Mais nous sommes fervents et nous ne nous reposerons pas tant que nous n’aurons pas obtenu justice. »