Manifestations en Roumanie : symptômes d’un malaise plus profond

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La Roumanie est de nouveau en crise. Depuis quelques semaines et pour la deuxième fois de l’année, les manifestations ont repris dans les grandes villes du pays.

Les dimanches soirs, à l’appel de plusieurs collectifs nés sur les réseaux sociaux, les rues de Bucarest, Iasi, Cluj-Napoca et Timisoara s’emplissent de plusieurs centaines de personnes venues crier leur exaspération à l’égard du Parti social-démocrate (PSD) au pouvoir depuis 2012.

Ce dimanche 26 novembre, des syndicats associés aux collectifs civiques avaient appelé, ensemble, à manifester contre les réformes judiciaires et fiscales. Dans la capitale roumaine, 30.000 personnes se sont mobilisées, tandis qu’elles étaient environ 20.000 dans les autres villes du pays.

Certes, l’ampleur de ce mouvement est bien moindre que celui qui avait secoué le pays en janvier et février derniers, mais la source du mécontentement reste globalement la même : les atteintes à la lutte anti-corruption.

Le Parlement roumain essaie de nouveau de faire passer une série de lois visant à réduire l’indépendance des magistrats qui affecterait leur efficacité, et surtout celle du Parquet anti-corruption (DNA).

Depuis sa création en 2002, cette institution effectue un véritable ‘nettoyage’ dans la classe politique – la lutte anti-corruption fut d’ailleurs l’une des conditions sine qua non de l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne.

Aucune fonction politique, ni aucun parti ne sont épargnés. Le cas de Liviu Dragnea, le président du PSD et l’homme fort du pays, est éloquent : il y a deux ans, il a été condamné à deux ans de prison avec sursis pour fraude électorale ; un autre procès est en cours à son encontre dans une affaire d’emplois fictifs ; enfin, il a été entendu ce 13 novembre par la DNA qui a saisi ses biens pour une valeur totale de 27,3 millions d’euros, dans un dossier de fraude aux fonds européens.

La lutte anti-corruption : la ligne rouge à ne pas franchir

En Roumanie, dans ce pays où les inégalités sont flagrantes, où une personne sur cinq vit sous le seuil de pauvreté, et où un tiers des salariés sont payés au salaire minimum, les atteintes à la lutte anti-corruption sont intolérables.

« Après la chute du communisme, certains hommes politiques et magnats se sont enrichis du jour au lendemain par le biais des privatisations douteuses des industries publiques, sauf qu’un jour, ils ont commencé à être jugés, à aller en prison, et ont vu leur argent confisqué, » soutient Mircea Mare, un développeur web de 30 ans impliqué dans la société civile.

« Donc nous n’avons aucune envie que la justice régresse, puisqu’elle est enfin efficace. »

Ainsi, Mircea est-il descendu à plusieurs reprises, dans les rues de Cluj-Napoca pour désavouer les choix des députés.

Et les occasions n’ont pas manqué ces dernières années : d’abord, il y a eu le « mardi noir de la lutte anti-corruption », lorsque par surprise, le 10 décembre 2013, les députés se sont voté une ‘super-immunité’ ; puis, le 30 octobre 2015, un incendie extrêmement meurtrier dans une discothèque bucarestoise (Colectiv) faisant 65 morts.

Ce drame met au jour un « système mélangeant incompétence, petits arrangements et négligence » et provoque des manifestations gigantesques, entraînant la chute du gouvernement PSD, qui reviendra au pouvoir quelques mois plus tard.

Enfin, c’est le décret 13, adoptée le 31 janvier 2017, qui prévoit la modification du code pénal en faveur des hommes politiques condamnés pour corruption. Là encore, la société roumaine s’enflamme et 600.000 personnes descendent dans la rue. C’est le plus important mouvement de protestation qu’ait connu le pays depuis la fin du communisme.

« Pour les Roumains, la lutte contre la corruption est devenue une sorte de réponse à tous leurs problèmes, » explique Vincent Henry, chercheur en sciences politiques à l’université Paris-Est et spécialiste de la Roumanie et de la Moldavie, dans un entretien avec Equal Times.

« Ils imaginent que si quelque chose ne fonctionne pas, c’est parce que les politiciens sont corrompus. C’est une réponse simpliste à une série de problèmes beaucoup plus compliqués et qui dépassent largement la seule question de la corruption. En fait, il existe un dysfonctionnement général de l’État, associé à une incompétence de la classe politique, et à une absence de moyens et de pérennité de structures de l’État. »

Un manque d’alternatives politiques

Ces dernières années, les manifestations ont donné naissance à de nombreuses initiatives d’ordre civique. Rezistenta TV est l’une d’entre elles. Cette télévision en ligne a été créée par un groupe d’activistes bucarestois, suite aux manifestations contre le décret 13.

« Nous avons réalisé que si on ne faisait que manifester, ça ne ferait pas évoluer la situation et qu’on ne résoudrait pas les problèmes que nous avons, comme le manque d’éducation tant au niveau civique, que politique et juridique, » raconte Mihai Tudorica, l’un de ses fondateurs.

Lors de leurs émissions, de nombreux acteurs dans le domaine de la justice (des avocats, des juges, des procureurs, etc.) ont été invités afin de décrypter en direct le fonctionnement des institutions publiques – des débats souvent suivis par des milliers de personnes.

Mais ces initiatives ont elles aussi des limites. « La société civile ne peut pas continuellement palier les dysfonctionnements du service public. En fait, ce sont des gens qui se prennent en main pour résoudre leurs propres problèmes, et c’est au final une approche très libérale, car tout ce qu’ils font, c’est du rôle de l’État, » poursuit Vincent Henry. « Si elle n’arrive pas à se politiser, il y a un risque d’essoufflement de la société civile. »

L’Union sauvez la Roumanie (USR) est la seule association qui se soit reconvertie en parti politique, drainant autour d’elle de nombreux activistes aux idéologies très différentes. C’est la première fois qu’une nouvelle formation politique qui est issue de la société civile et non d’une refondation de partis traditionnels entre au Parlement.

Ce qui traduit un besoin réel de renouveler la classe politique roumaine, qui reste monolithique avec une opposition quasi inexistante. Mais l’USR se confronte à la difficulté de devoir composer avec des membres aux orientations politiques parfois opposées, ce qui semble paralyser et limiter son action au Parlement.

Une « révolution » fiscale au détriment des salariés

Ce manque d’alternatives politiques et d’opposition à l’hégémonie du PSD bloquent complètement le processus démocratique.

« Ça fait des années que dure cette apathie politique, la Roumanie va de crise en crise, » soutient Vincent Henry.

« Quand il y a une nouvelle crise, la seule arme dont dispose la population c’est de manifester. Donc ils descendent dans la rue, ils bloquent, le gouvernement recule, etc., mais on tourne en rond car il n’y a toujours pas d’alternative politique. Jusqu’à la prochaine manifestation, qui peut être provoquée par des événements très divers. »

Le prochain ‘événement’ a déjà eu lieu, mais les Roumains n’en sentiront les effets que le 1er janvier 2018.

Le gouvernement a lancé sa « révolution fiscale », adoptée par décret, qui transfère les contributions sociales de l’employeur aux salariés. La part de l’employeur passera de 22,5 % à dix fois moins, et celle de l’employé de 32,5 % à 45 %.

À salaires bruts égaux, les employés verront leur salaire net amputé de 20 %. C’est une première en Europe.

Le député Adrian Dohotaru, anciennement affilié à l’USR, a dénoncé cette mesure dans une interpellation au gouvernement : « Les valeurs sociales-démocrates doivent amener dans la société plus de solidarité, et d’équité, et en général, plus de droit et de protection pour ceux qui travaillent pour avoir une vie meilleure. Avec ces modifications, le gouvernement abandonne complètement ces valeurs et implicitement les salariés. »

En réalité, cette mesure n’est que l’effet boomerang d’une des promesses de campagne du PSD qui était d’augmenter, à partir du 1er janvier 2018, le salaire brut des fonctionnaires de 25 %. Or il se trouve empêtré avec cette mesure car le budget ne pourra jamais couvrir une telle augmentation.

Ainsi, le gouvernement augmente-t-il le salaire brut de ses fonctionnaires, mais en leur faisant payer les charges qui lui incombaient auparavant en tant qu’employeur – un changement de fiscalité adopté sans aucune concertation avec les syndicats ni les entreprises.

D’autre part, ceux qui sont payés au salaire minimum sentiront à peine l’augmentation promise par le gouvernement : le salaire minimum brut devrait passer au 1er janvier de 1450 à 1900 lei (375 à 490 EUR), mais en réalité avec le changement de fiscalité, les salariés ne gagneront que 96 lei supplémentaires, soit 20 euros...

« Le gouvernement a fait ce qu’il fait d’habitude : il a donné avec une main et repris avec l’autre, mais cela va provoquer un véritable dumping social, » dénonce Bogdan Hossu, président du syndicat Cartel Alfa.

« Cette mesure couplée à l’inflation et à l’augmentation du prix des combustibles et des produits alimentaires provoquera une pression sociale supplémentaire. Mais les Roumains ne s’en rendront compte qu’à la fin du mois de janvier... »

L’hiver s’annonce brûlant en Roumanie.

This article has been translated from French.