Le triple risque de violence qu’affrontent les femmes journalistes

L’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Organisation internationale du travail (OIT), la Fédération internationale des journalistes (FIJ) et des syndicats de journalistes nationaux ont tenté, depuis des décennies, de s’attaquer à l’effroyable fléau de la violence sexiste. Cela n’a rien de nouveau, certes, si ce n’est que le mouvement #MeToo a forcé le débat dans l’arène publique à un degré sans précédent.

Quand nous définissons la violence sexiste contre les femmes journalistes et les travailleuses des médias, nous faisons en réalité référence à un triple risque : le risque de violence, à savoir celui qu’affrontent toutes les femmes de la planète ; les risques que nous avons en commun avec nos collègues du sexe masculin et les risques qui nous affectent de par notre condition de femmes journalistes.

À l’échelle globale, les syndicats de journalistes ont reçu des rapports faisant état de formes de violence directe et ciblée (agressions physiques, actes de torture, meurtres, violences sexuelles, menaces de mort et menaces adressées à des membres des familles, emprisonnement, recours abusif aux lois sur la sédition et la diffamation, harcèlement, parfois sexuel, brimades en ligne), ainsi que de cas de violence indirecte (contrainte à accepter un travail précaire et temporaire, maintien dans la pauvreté, discrimination systémique).

Les cas décrits ci-dessus sont des formes de violence sexiste. Ils sont aussi le résultat d’un abus de pouvoir et relèvent, dans la majorité des cas, de violations des droits humains.

D’après une nouvelle enquête de la FIJ, « près d’une journaliste sur deux a fait l’objet de harcèlement sexuel, d’abus psychologique, de vexation ou de provocation en ligne ou ’trolling’ et d’autres formes de violence sexiste au travail ».

Sur les près de 400 femmes interviewées dans 50 pays différents, 66 % de celles qui ont signalé avoir fait l’objet de l’une ou l’autre forme de violence sexiste ont admis ne pas avoir déposé de plainte formelle. Quant à celles qui l’ont fait, 85 % ont répondu qu’« aucune mesure n’avait été prise contre les agresseurs ou que les mesures prises avaient été inadéquates » et que la majorité des lieux de travail (74 %) étaient dépourvus de mécanismes de communication ou de soutien.

Ces deux dernières statistiques sont particulièrement importantes à l’heure d’examiner qui sont les agresseurs : Il s’agissait, dans 38 % des cas, d’un patron ou d’un superviseur, dans 45 % des cas de personnes extérieures au lieu de travail (sources, politiciens, lecteurs ou auditeurs) et dans 39 % des cas d’agresseurs anonymes.

Bien que des initiatives aient été entreprises récemment, afin de communiquer sur ces sujets (comme la campagne Byte Back de la FIJ contre le harcèlement en ligne et la plateforme de liaison de la Fédération européenne des journalistes en partenariat avec le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias, par exemple), auxquelles on peut ajouter des documents d’orientation sur les meilleures pratiques (comme Safe at Home, Safe at Work de la CES, ou Countering Online Abuse of Female Journalists de l’OSCE), ces mécanismes de communication visent principalement à la collecte de données.

Et bien que les meilleures pratiques aient leur mérite, de telles dispositions ne deviennent significatives qu’à partir du moment où les syndicats locaux peuvent réellement les mettre en pratique.

Il ressort, néanmoins, des statistiques susmentionnées que les femmes journalistes qui font l’objet de violence sexiste ne se sentent pas suffisamment en sécurité et soutenues pour s’exprimer et que même lorsqu’elles le font, elles n’obtiennent, dans la vaste majorité des cas, aucune forme de résolution de leur problème. Il existe dans les faits un décalage entre les mesures prises jusqu’à ce jour et l’expérience des femmes journalistes.

La vraie surprise ?

Un fait réellement surprenant au milieu de la profusion de rapports de harcèlements et d’abus sexuels qui font surface aux États-Unis, et ailleurs dans le monde, c’est le nombre de femmes qui sont prêtes à passer faire avancer les choses.

Ces femmes s’exposent portant aux jugements des autres et aux questions – sans compter le risque de nouveaux harcèlements et menaces de violence – comparables à ceux historiquement associés aux cas de viol, qui ont eu pour effet de réduire les femmes au silence durant de nombreuses années. La peur de perdre leur emploi, de compromettre leur réputation au sein de la communauté ou au travail, la peur de l’opprobre et de nouveaux abus ou une recrudescence de la violence, y compris en ligne, ont également réduit beaucoup de femmes au silence.

Leurs craintes sont loin d’être irrationnelles. D’après le Dart Center for Journalism and Trauma, le harcèlement a généralement pour impacts la fuite, le déni ou l’abandon de la profession. Ce n’est que dans de rares cas qu’il se solde par une interpellation de l’agresseur et, plus rarement encore, par des poursuites fructueuses.

En 2012, la FIJ et son comité du genre avaient été appelés à prêter leur soutien à la journaliste macédonienne Meri Jordanovska. Celle-ci avait fait l’objet d’attaques en ligne par un commentateur de la télévision nationale. Ce dernier avait publié en ligne des photos privées et des images truquées de la journaliste et l’avait injuriée verbalement. Il a, par ailleurs, sexualisé ses attaques et est même allé jusqu’à insinuer qu’elle avait subi des abus sexuels dans son enfance. Sur la chaîne de télévision nationale, il l’a ajoutée à sa liste « Wanted dead or alive ».

L’affaire avait été portée à l’attention du ministère des Affaires intérieures, de Facebook et du Département de la protection de la vie privée. Aucun règlement n’a été trouvé jusqu’à ce jour, même si les photos ont finalement été retirées de Facebook. D’après le syndicat local, on a assisté, depuis cet incident, à une recrudescence des harcèlements et des attaques sexistes en général. Cependant, aucune autre femme n’est passée aux aveux depuis.

En Somalie, en 2014, Faduma Abdulkadir, 19 ans, a été violée dans une salle de rédaction. Conséquemment à sa déposition pour viol, elle fut arrêtée et condamnée à une peine de prison de six mois avec sursis. Pendant ce temps, son violeur reste libre.

Le syndicat national des journalistes, le National Union of Somali Journalists (NUSOJ), en collaboration avec le syndicat italien Federazione Nazionale della Stampa Italiana (FNSI), est parvenu à sortir Mme Abdulkadir de Somalie. L’asile politique lui a finalement été accordé en Italie, où elle s’est vu décerner un prix pour son courage.

De tels cas ne sont, toutefois, pas inhabituels, loin s’en faut. Le degré de courage qu’il faut à ces femmes pour dénoncer ces faits – a fortiori face à la violence étatique – est, dans certains cas, inimaginable. Il ne devrait pas en être ainsi.Il est désormais plus que temps qu’on mette fin à ce simulacre de convenance consistant à feindre l’ignorance.

L’usage de qualificatifs comme ‘saisissant’ et ‘consternant’ dans les manchettes concernant la violence sexiste ne fait qu’ajouter au simulacre et a pour effet de détourner le cours du débat de la résolution des problèmes liés à des mécanismes de communication et de support individuels/d’entreprise inadéquats, au manque ou à l’absence de lois contre le harcèlement et l’intimidation, à l’absence d’une mise en œuvre des lois existantes et à la non-application des conventions du travail internationales. Nous devons créer des conditions de sécurité pour permettre aux femmes journalistes de s’exprimer sans crainte de représailles.

L’enquête susmentionnée de la FIJ a clairement mis le doigt sur le décalage qui existe dans la pratique entre les mesures et leur effet. Tout changement effectif supposera l’élimination de tous les facteurs contributifs de la violence sexiste, à chaque niveau, et en particulier la lutte contre l’impunité.

Qui dit abus de pouvoir sur les femmes, dit violence sexiste. Et pour toutes celles qui en ont fait les frais, le moment est venu désormais de se mobiliser et de se faire entendre.