L’ELN exacerbe le conflit et épuise les espoirs de paix

L'ELN exacerbe le conflit et épuise les espoirs de paix

An ELN guerrilla on the ‘Che Guevara’ Front in the Chocó department, Colombia, takes part in the moring line up. Most combatants use a scarf to cover their faces and avoid being identified in case they return to civilian life. Of the hundred insurgents on this western front, half are indigenous and the other half are of African descent.

(Aitor Sáez)

Dans les rangs de l’Armée de libération nationale (ELN ou Ejército de Liberación Nacional), la principale guérilla colombienne depuis la démobilisation des FARC, la paix n’est qu’un mirage. Le cessez-le-feu temporaire des hostilités, une trêve de 101 jours (du 1er octobre 2017 au 9 janvier 2018), n’est jamais vraiment entré en vigueur.

Après une dizaine d’attentats perpétrés par l’ELN depuis le début de l’année 2018, le gouvernement colombien a suspendu les pourparlers entamés depuis un an et a repris son action militaire de bombardements. Comme a pu le constater Equal Times, sur le front occidental « Omar Gómez », situé dans le département de Chocó (côte Pacifique), les guérilleros n’ont jamais déposé leurs armes.

« Nous nous sommes entraînés et nous nous préparons pour continuer la lutte. Parce que quand la trêve s’achèvera, le gouvernement ne fera pas dans la dentelle. Nous devons être prêts pour la guerre qui s’annonce, » déclarait Natalia (nom d’emprunt) à la fin de l’année.

Une escalade du conflit qui a éclaté le 9 janvier à l’aube, deux heures à peine après trois mois d’un cessez-le-feu bilatéral. Les rebelles tendaient une embuscade à la grenade à deux officiers de la marine à Arauca (au nord, à la frontière avec le Venezuela), tuant l’un d’entre eux et faisant détoner plusieurs explosifs à Casanare (centre-est du pays). Le président Juan Manuel Santos suspendait alors l’ouverture du cinquième cycle de négociations qui devait se tenir à Quito, en Équateur.

Deux semaines plus tard, un triple attentat à Santa Rosa, Soledad et Barranquilla (dans le centre-ouest et le nord). Ce dernier attentat, dans un commissariat de police, fut le plus meurtrier, entraînant la mort de cinq policiers et plus d’une quarantaine de blessés. Ces attentats forcèrent l’Exécutif à suspendre les discussions avec les rebelles.

Malgré ces attaques, les membres de la délégation de l’ELN à Quito insistèrent sans relâche pour la reprise des négociations et affirmèrent à Equal Times qu’ils n’étaient même pas au courant de ces attaques, et plus particulièrement de celle de Barranquilla, revendiquée par une milice urbaine. Cette incohérence entre les troupes et leurs représentants dynamita la confiance du gouvernement dans la crédibilité de ses interlocuteurs.

Santos lui-même refusa de reprendre le dialogue « tant qu’il ne verrait pas de cohérence entre les paroles et les actes de l’ELN. » La structure anarchique de cette guérilla a engendré les incohérences entre sa position officielle et ses actions sur le terrain.

Dans la perspective des élections législatives qui se dérouleront le 11 mars prochain, cette guérilla annonçait hier, mardi, un cessez-le-feu unilatéral des opérations militaires offensives pendant les jours précédant et suivant le scrutin, entre 9 et 13 mars.

Sur le front occidental, la trêve permit à l’ELN d’abandonner sa routine d’itinérance (pour se protéger des bombardements) et de se concentrer dans les hameaux. Toutefois, cette accalmie leur a également permis de procéder à un entraînement physique et des manœuvres militaires tous les matins et de fabriquer des explosifs artisanaux avec de grosses boules de poudre et des bonbonnes de gaz ; exemple supplémentaire du scepticisme de cette centaine de guérilleros « elenos » (surnom des membres de l’ELN) réunis dans le hameau de Noanamá (département de Chocó) à l’égard du processus de paix.

Ce cessez-le-feu « était fragile depuis le début, » déclarait Uriel (alias), le commandant du camp.

C’est précisément sur ce front que se sont concentrés la plupart des incidents avec les forces armées pendant le cessez-le-feu. Les elenos ont notamment dénoncé le « harcèlement » (voire la « provocation ») de l’armée (avec des débarquements, ou des déploiements en hélicoptères pour éradiquer les cultures de coca par exemple) dans les zones qu’ils considèrent comme étant sous leur influence. Au cours de notre séjour dans le camp, nous avons pu observer deux hélicoptères de l’armée déployant un groupe de soldats pour asperger manuellement une plantation à seulement 3 kilomètres du camp des guérilleros.

Pour sa part, le gouvernement les a accusés de violer le cessez-le-feu à plusieurs reprises. L’un des cas plus graves entraîna l’assassinat d’un chef autochtone. Dans une escalade interminable, l’ELN et le gouvernement ont présenté jusqu’à 35 incidents dans tout le pays au Mécanisme de surveillance de l’ONU. La fragilité du respect et de la vérification du cessez-le-feu a renforcé la suspicion des guérilleros à l’égard d’un processus de paix qui dès le départ entraînait des réticences importantes et qui progresse très lentement. En près d’une année de dialogue, le premier point à l’ordre du jour n’a même pas encore été franchi. Il s’agit de la participation au processus de la société colombienne dans son ensemble; l’une des prémisses les plus ambitieuses de l’ELN et que le gouvernement considère comme un obstacle en raison de la difficulté à la concrétiser.

Pour l’analyste politique Víctor de Currea, l’erreur des deux côtés est « l’absence de stratégie, qui les pousse à négocier sans finalité déterminée », une dynamique qui, ajoutée aux quelques mois qui restent encore au gouvernement actuel (des élections présidentielles auront lieu à la fin mai), amène selon lui le processus au bord de l’effondrement. « L’ELN a voulu que tout soit bilatéral et n’a pas accepté de faire un geste unilatéral. Maintenant, le gouvernement déclare qu’il reviendra à la table des négociations lorsqu’un nouveau cessez-le-feu aura été discuté, tandis que l’ELN insiste pour que toutes les parties s’assoient de nouveau pour négocier avant de parler d’un éventuel cessez-le-feu. On assiste à beaucoup d’entêtement et à un manque de subtilité politique, » explique-t-il.

L’accord avec les FARC: un exemple qui ne convainc pas

« La paix est un mot qui a été souillé en Colombie. La paix, cela veut dire qu’il n’y a pas de pauvreté, qu’il y a l’égalité. Tant que cela ne se produira pas, ici, personne ne pense à déposer les armes, » déclare Estasio, l’un des sous-commandants les plus méfiants à l’égard de notre présence. « Si les problèmes ne sont pas résolus, je déposerai mon fusil aujourd’hui, mais demain quelqu’un d’autre le prendra, » déclarait laconiquement le jeune homme.

Dans le même ordre d’idées, la plupart des guérilleros considèrent que « les FARC ont capitulé » parce qu’elles ont déposé leurs armes sans avoir obtenu « la justice pour laquelle elles luttaient ». La lenteur de la mise en œuvre des accords de paix avec les FARC amplifie la méfiance de l’ELN vis-à-vis de son propre processus.

Un an après la signature de l’accord de paix entre ces parties, à peine 18,3 % de ce qui a été convenu a été atteint selon un rapport de l’Observatoire de suivi de la mise en place des accords de paix (OIAP) publié début janvier.

Les FARC critiquent le retard pris dans l’adoption des lois et leur amendement au Congrès par rapport à ce qui avait été convenu. « Si le gouvernement avait tenu ses promesses envers les FARC, nous aurions eu cet exemple, mais aujourd’hui nous voyons quelque chose de différent, donc nous ne pouvons ni lui faire confiance ni baisser notre garde, » ajoute Andrés, un autre guérillero.

Cette méfiance, conjuguée au fragile cessez-le-feu et à la désescalade minimale du conflit, a miné les attentes des deux parties à l’égard d’un processus de paix en voie de désintégration. Malgré la trêve, l’ELN a continué à appliquer des méthodes criminelles telles que les enlèvements et l’extorsion. Yerson, l’un des sous-commandants, a reconnu que ces pratiques étaient leur principale source de revenus. « Il faut aussi la financer cette guerre, » se justifie-t-il. Au cours du cessez-le-feu, les guérilleros de l’ELN ont séquestré 21 civils (dont 19 ont déjà été libérés), selon les informations du Centre d’analyse des conflits (CERAC).

Dans le même hameau de Noanamá, l’ELN a libéré l’ancien député Odín Sánchez en février 2017. Elle constituait la principale condition du gouvernement pour pouvoir lancer la phase publique de dialogue, qui a commencé la semaine suivant la libération, après un an de retard. Le politicien lui-même, prisonnier pendant dix mois, a qualifié ces berges du fleuve San Juan de « quart-monde », où les gens vivaient dans des conditions « inhumaines ».

Le conflit se poursuit dans la région la plus pauvre du pays

Soixante pour cent de la population survit en dessous du seuil de pauvreté à Chocó, le département qui est historiquement le plus oublié et le plus défavorisé du pays. Dans les hameaux qui bordent le fleuve San Juan, de nombreuses familles, pour la plupart d’ascendance africaine, ont dû quitter leurs foyers au début de l’an 2000 en raison des fumigations incessantes qui ont détruit les cultures de coca, ce qui est venu s’ajouter à l’impossibilité de pratiquer l’agriculture en raison du terrain marécageux et à la chute du cours de l’or.

Maintenant, ceux qui restent subsistent au moyen de l’abattage des arbres. Et les casernes abandonnées ont été occupées par les guérilleros de l’ELN, qui justifient leur lutte comme une nécessité pour sortir leurs compatriotes de la misère et les défendre de la spoliation de leurs terres. « Tant qu’il y aura de la pauvreté, il y aura une guérilla. Nous serons ici et surtout dans cette région parce que c’est une population qui a été violentée tout au long de l’histoire, » déclarait Estasio.

En outre, au cours de l’année écoulée, plusieurs communautés ont été contraintes de se déplacer à cause des affrontements entre l’ELN et les bandes qui ont succédé aux paramilitaires et qui tentent d’occuper l’espace libéré par les FARC après la démobilisation. Le commandant Uriel a démenti catégoriquement avoir profité du retrait des FARC pour étendre leurs territoires: « Nous sommes dans un processus d’expansion depuis quatre ans et cela a coïncidé avec ce contexte, mais ce n’est pas quelque chose de mécanique. »

La trêve a été convenue avec le gouvernement, mais la guerre continue avec d’autres groupes. Selon les données du Bureau du médiateur auxquelles nous avons eu accès, à Chocó, il y a eu 19 déplacements massifs au cours de l’année écoulée (avec un total de 5659 personnes déplacées), soit 44 % du total sur l’ensemble du territoire.

En outre, 11.314 personnes ont été placées en situation de confinement (sans liberté de mouvement du fait qu’un groupe armé les en empêchait), soit 77 % du total en Colombie. À Noanamá, les villageois ont accepté, entre empathie et résignation, la présence de la guérilla.

Tous les six jours au maximum, et pour des raisons de sécurité, le front se déplace vers un autre hameau. En ce moment, les rebelles se démènent pour charger leurs sacs à dos, leurs chaises et leurs machines à laver sur les hors-bord à mesure que le soleil se couche. Dans cette région la plus pluvieuse et la plus humide du pays, tout type de transport doit passer par les innombrables voies navigables qui, par ailleurs, débouchent sur la mer, avantage géographique qui fait de ce département l’un des plus convoités par les trafiquants de drogues puisqu’il permet de dissimuler facilement le transport des marchandises. Au milieu de l’agitation, une mère court vers sa fille de trois ans. Elle a pu la retrouver grâce au cessez-le-feu, mais elle est disposée à s’en séparer à nouveau. « Ce sacrifice est immense, déclare Nayer en sanglots, mais je ne veux pas d’une paix qui ne me bénéficie qu’à moi seule. Je veux qu’elle profite à toute la population. »

Le 29 janvier, douze heures après l’annonce de la suspension des pourparlers par le président Santos, l’armée bombardait un hameau du littoral du fleuve San Juan, à quelques kilomètres de l’endroit où nous nous étions rendus sur le front « Che Guevara » qui était la cible de l’attaque. Le sous-commandant Estasio était l’un des objectifs. Au cours de l’opération, les autorités capturèrent quatre guérilleros et blessèrent une civile mineure, bien que l’on parle officieusement de plusieurs victimes. Quelque 700 autochtones de cette région ont dû être déplacés.

« Nous combattons le terrorisme avec toute la fermeté nécessaire, comme s’il n’y avait pas de négociations de paix, et nous négocions comme s’il n’y avait pas de terrorisme, » déclarait Santos après les bombardements, une méthode que le gouvernement n’avait pas utilisée depuis septembre dernier, juste avant le cessez-le-feu. En Colombie, le conflit avec la seule guérilla active s’intensifie et épuise les espoirs de paix.

This article has been translated from Spanish.