La liberté d’expression menacée à l’approche des élections parlementaires au Liban

Journalistes, activistes et animateurs de débats télévisés sont désormais tous dans le collimateur des autorités libanaises. Accusés et poursuivis pour diffamation, ils ne s’exposent néanmoins pas à des peines de prison effectives dès lors que les chefs d’accusation sont généralement retirés à terme. Ils symbolisent, nonobstant, la pression que le gouvernement veut exercer sur la liberté d’expression à l’approche des élections parlementaires du 6 mai 2018.

« Les attaques judiciaires contre les journalistes et les militants se sont considérablement intensifiées ces deux dernières années, en particulier depuis novembre 2017 », a confié à Equal Times Ayman Mhanna, directeur exécutif de la Fondation Samir Kassir. « En 2017, nous avons recensé au total 20 attaques : Parmi elles, trois en octobre, six en novembre et trois en décembre. Nous en avions déjà eues dix en janvier 2018 et trois autres dans le courant de la première semaine de février. »

Parmi les cas les plus récents, en janvier, l’animateur de l’émission de télévision LBCI, Marcel Ghanem, a été accusé d’outrage et entrave à l’exercice de la justice après avoir manqué de comparaître à une première assignation en novembre. Le 10 novembre 2017, il avait invité deux journalistes saoudiens qui avaient critiqué le gouvernement libanais à participer à son talk-show hebdomadaire, Kalam Ennas, (qui en français pourrait se traduire par « Ce que disent les gens »). Ghanem a subséquemment été poursuivi en justice puis libéré sous caution le 16 février.

Le 18 janvier, Hanin Ghaddar, professeure émérite invitée dans le cadre d’une bourse Friedmann au Washington Institute et ancienne rédactrice de NOW Media fut condamnée par un tribunal militaire à six mois de prison par contumace [se trouvant hors du pays]. Elle a été accusée de « diffamation » contre les forces armées libanaises durant une conférence en 2014, aux États-Unis.

Un autre présentateur de talk-show de la LBCI a également été poursuivi en justice le 25 janvier pour avoir fait des plaisanteries à propos du prince héritier saoudien Mohammad bin Salman et du Premier ministre libanais Saad Hariri dans son émission hebdomadaire Lahonwbas (ce qui en français donnerait plus ou moins « Ça va, on en a assez »).

Cinq jours plus tard, dans une réponse ironique à la situation, Haddad est apparu sur le plateau de son émission vêtu d’une tenue de prisonnier, une plaisanterie qui visait cette fois le système judiciaire. Et qui lui valut de nouvelles poursuites.

« La LBCI et le juge sont parvenus à un compromis à l’issue d’une réunion avec des représentants des ministères de la Justice et de l’Information », a indiqué Hisham Haddad lors d’un entretien avec Equal Times. « C’était censé être une procédure au civil mais les chefs d’accusation ont été abandonnés. Je n’avais jamais été attaqué en justice jusqu’ici, mais ça m’est égal. Ça a boosté mes niveaux d’audience ! J’ai obtenu un soutien énorme des gens qui suivent l’émission. »

« Les politiciens ne veulent pas entendre les gens dire du mal d’eux »

D’après Gino Raidy, vice-président de March Lebanon, une organisation non gouvernementale ayant vocation de défendre la liberté d’expression et la culture, l’actuelle recrudescence des poursuites judiciaires serait attribuable aux prochaines élections, prévues courant mai.

Initialement prévues pour juin 2013, les élections auront finalement lieu cinq ans plus tard. Le parlement avait initialement reporté les élections à novembre 2014 avant de s’arroger deux prorogations successives de son mandat jusqu’à ce que la date finale fût fixée à mai 2018. La cause de ces atermoiements successifs ? L’incapacité du parlement à s’accorder sur une nouvelle loi électorale sur la répartition des sièges parlementaires, laquelle fut finalement votée en juin 2017.

Jusqu’aux réformes proposées, les élections au Liban étaient basées sur un système sectaire où les partis représentant les communautés religieuses dominantes remportaient la majorité des sièges. Avec la nouvelle loi, la représentation proportionnelle sera appliquée pour la première fois, pour tenter de mettre fin au système parlementaire sectaire du Liban.

« Les politiciens ne veulent pas entendre les gens dire du mal d’eux », confie Raidy. « Or nous voyons qu’il y a désormais deux poids, deux mesures. De fait, pas un seul des partisans de Nabih Berri [président du parlement libanais] ou de Gibran Bassil [ministre des Affaires étrangères] n’a été arrêté pour les insultes virulentes ourdies en ligne et dans la rue contre le leader du parti adverse. »

Le lundi 29 janvier, des manifestations violentes ont éclaté au Liban sous l’incitation du parti Amal de Berri, après que Bassil eut traité Berri de « voyou ». Bassil est le gendre du président libanais Michel Aoun et est aussi le président de son parti, le Courant patriotique libre, qui est politiquement sectaire et opposé au parti Amal de Berri.

« J’ai même vu des gens sur Internet appeler à sa mort mais aucune mesure n’a été prise contre eux », ajoute Raidy. « Mais au moins ainsi il devient plus difficile pour le gouvernement de justifier ses actes et cela porte aussi atteinte à son image. Ces procès ne sont ni plus ni moins qu’un outil pour intimider les gens à la veille des élections et les pousser à l’autocensure. J’estime que les gens devraient respecter ce que les autres disent, même si c’est plus fort qu’eux. Ils devraient se garder de réagir à chaud. »

Mais si les événements récents prouvent bien une chose c’est qu’on se trouve devant une situation hors du commun, selon Raidy. « Les partis traditionnels sont menacés et craignent l’émergence de partis de la société civile, cependant que les alliances traditionnelles se fissurent et la société civile connait un regain de dynamisme. »

Cet avis est partagé par Haddad : « Je continuerai à dire tout ce que je veux. Mais intelligemment, sans mentionner de noms. La période électorale va être extrêmement ardue mais je peux voir un changement se profiler à l’horizon, du moins un début. »

La critique pratiquement interdite au Liban

Dans un rapport publié en janvier par l’organisation internationale Human Rights Watch (HRW), celle-ci explique que la constitution du Liban garantit la liberté d’expression « à l’intérieur des limites établies par la loi ». Et d’ajouter que le code pénal libanais criminalise la calomnie et la diffamation contre des fonctionnaires publics et sanctionne des peines d’emprisonnement de jusqu’à un an dans de tels cas, conformément à l’article 384 (insulte au président, au drapeau ou aux armes nationales) et à l’article 157 du code de justice militaire (relatif à l’insulte au drapeau ou à l’armée).

« Ces arrestations sont le reflet d’une classe politique intolérante à l’égard de toute remise en cause ou critique. Il est inadmissible que des gens croupissent dans des geôles des semaines durant pour s’être moqués de politiciens sur les réseaux sociaux », a déclaré Bassam Khawaja, chercheur de l’HRW pour le Liban et le Koweït, dans un entretien avec Equal Times.

« Les procureurs devraient arrêter de porter des accusations aussi absurdes contre des personnes qui s’en prennent aux autorités. Mais au bout du compte, le parlement libanais doit abroger ces lois pour que la critique pacifique à l’égard du gouvernement cesse de constituer un crime. Ces poursuites figent la liberté d’expression dans le pays et les actions intentées contre des journalistes, en particulier, nuisent à la capacité des médias de questionner le gouvernement et de lui demander des comptes. »

Mhanna concorde avec ce point de vue : « Ce qui selon moi est très dangereux c’est le fait que la justice soit détournée à des fins politiques. Il y a ingérence des pouvoirs politiques dans les affaires judiciaires et un recours arbitraire aux articles concernant la calomnie et la diffamation, outre le non-respect des procédures d’interrogatoire et une impunité totale. Même sans ingérence directe, les magistrats sont nommés par le gouvernement et il n’y a, dès lors, pas d’indépendance judiciaire. Nous devons changer cela d’urgence. »

Malgré maintes tentatives de prises de contact par Equal Times, le ministère de la Justice n’a pas été en mesure de se prononcer à ce sujet.

Le risque d’autocensure

Très conscients des risques, certains journalistes au Liban s’autocensurent. D’après le journaliste et analyste libanais Kareem Chehayeb, l’« autocensure devient intuitive dès lors qu’il existe dans de zones d’ombre juridiques et tant d’ambiguïté qu’on ne sait jamais à quoi s’en tenir. « Vous ne savez pas comment un leader politique ou un chef d’entreprise pourrait interpréter votre critique », ajoute-t-il. « Il y a aussi la peur d’être traduit devant un tribunal militaire si vous êtes accusé d’attenter à la réputation de l’armée, entre autres. »

Chehayeb dit qu’il connaît certains journalistes qui souhaiteraient entreprendre davantage de journalisme d’investigation mais craignent les répercussions potentielles qui pourraient en découler ou qui se sentent restreints par les lignes éditoriales des médias de grande diffusion pour lesquels ils travaillent.

Reporters Without Borders (RSF) a décrit les médias libanais comme étant « francs mais aussi extrêmement politisés et polarisés ». Dans son analyse sur le Liban, RSF a indiqué : « Ses journaux, ses stations de radio et ses chaînes de télévision servent de porte-voix aux partis politiques et aux milieux d’affaires. En vertu du code pénal libanais, la diffamation et la dissémination de fausses informations constituent des crimes. Les journalistes qui sont poursuivis en justice et condamnés par le « tribunal des imprimés » écopent généralement d’une amende, bien qu’une peine de prison reste légalement possible. Les bloggeurs et journalistes en ligne peuvent être assignés à comparaître par le « Bureau de lutte contre la cybercriminalité si quelque chose qu’ils ont publié sur un réseau social suscite une plainte d’un particulier ».

Bien qu’il n’ait jamais été attaqué en justice, Chehayeb indique avoir « reçu des menaces via les réseaux sociaux, ainsi que des e-mails de personnes qui soutiennent certains partis et groupes.

« Quand je filmais des manifestations, des agents en uniforme et en civil me posaient toutes sortes de questions, y compris si j’étais affilié à un média, si j’avais un « permis » ou me demandaient parfois d’effacer les photos et les vidéos », confie Chehayeb.

« Un parti politique a également déposé plainte auprès de mon rédacteur, m’accusant de falsifier une citation tirée d’une conférence de presse, bien qu’il s’avérât par la suite qu’il ne s’agissait que d’un tissu de mensonges. »

Toutefois, pour les journalistes, les personnalités, les activistes et les organisations qui aspirent à pouvoir s’exprimer librement, que ce soit dans les médias ou sur leurs propres comptes de réseaux sociaux, les prochaines élections font naître l’espoir d’une protection accrue à l’avenir.

Alors qu’on voit augmenter le nombre de candidats issus de la société civile, qui ont souvent eux-mêmes été victimes d’arrestations ou d’attaques en justice pour avoir exprimé leurs opinions ou pour avoir protesté, une lueur de changement pourrait poindre à l’horizon plus tôt que prévu.

En attendant, d’aucuns continueront d’exprimer leurs opinions et de prendre des risques pour mieux informer le public libanais.