Cent ans de servitude au Brésil

Cent ans de servitude au Brésil

Like their father and grandfather, the Brasão brothers work in the extraction of piassava, a palm tree fibre used to make brooms.

(Fernando Martinho)

Le sexagénaire Augusto Miranda Brasão coupe le piassava depuis l’âge de 12 ans afin de rembourser les dettes dues à ses patrons. Ce palmier, dont les fibres rugueuses sont utilisées pour fabriquer des balais, a marqué la vie d’Augusto ainsi que celle de son frère, de son père et de son grand-père. Depuis 100 ans, plusieurs générations de la famille Brasão vivent sous l’emprise d’une entreprise criminelle qui contraint des milliers de travailleurs autochtones sur le Rio Negro (Rivière noire) supérieur et moyen, dans l’état d’Amazonas. Ses frères vivent dans la communauté de Malalahá.

Comme dans le roman Cent ans de solitude de l’écrivain colombien Gabriel García Márquez, la vie des travailleurs du piassava se répète par cycles et contient une dose de réalisme magique. Ils sont piégés dans un monde d’exploitation où le travail se confond avec le remboursement d’une dette.

La relation de travail se base sur un système de prêts accordés par les patrons qui contrôlent la production du piassava. Les patrons demandent près de 1500 réaux (environ 384 euros ou 475 dollars US) pour suffisamment de nourriture que pour tenir un mois, bien que certains articles coûtent 300 % plus cher que des produits similaires vendus dans les villes. Dans le même temps, un kilogramme de piassava vaut environ 2 réaux (0,50 euro ou 0,60 dollar US). Les travailleurs reçoivent ce qui reste, le cas échéant, après déduction des prêts du rancho pour la nourriture, le transport et l’équipement de travail de base. Sur le montant payé à la fin du mois, les employeurs prélèvent également 20 % pour les éventuelles impuretés présentes dans le piassava. Et, dans certains cas, 10 % supplémentaires sont retenus pour la « location » de leur lieu de travail.

« L’objectif est de retenir le travailleur de la culture du piassava dans l’endettement et de le subordonner pendant toute sa vie, » explique le chercheur Márcio Meira, ancien président de la Fondation nationale de l’Indien (Funai), qui a étudié le cycle de la servitude en Amazonie, un système connu sous le nom d’aviamento.

Selon le Code pénal brésilien, le nom officiel de cette forme d’esclavage contemporain est la servitude pour dettes.

De nombreux travailleurs du piassava sont les premiers à nier que leurs conditions de travail constituent de l’esclavage. « Que se passerait-il s’ils venaient à le rapporter ? Comment pourraient-ils rentrer chez eux sans rien ? C’est un piège, » déclare Alexandre Arbex Valadares, chercheur à l’Institut de recherche en économie appliquée, un groupe de réflexion sur les politiques publiques dont le siège social se trouve à Brasilia. Il explique que dès qu’ils commencent à travailler sous le système de l’aviamento, les travailleurs n’ont plus d’autre choix que de survivre et de payer leurs dettes.

Toutefois, ces conditions sont considérées comme normales par les travailleurs du piassava eux-mêmes. Augusto, qui est piégé dans ce système depuis 48 ans, déclare qu’il est libre et qu’il ne travaille que quand il le souhaite.

« Ici, personne ne me contraint à faire quoi que ce soit, » explique-t-il. Lorsque nous l’avons interviewé, Augusto et son frère avaient passé la journée entière à travailler pour rembourser une « petite dette » de 800 réaux (200 euros ou 253 dollars US) en échange d’une tonne de piassava. La coupe de feuilles de palmier à des températures pouvant dépasser 30 °C à l’automne et le transport de 60 kilogrammes par lot sur le dos ne représentent qu’une partie de leur journée de travail. Ils doivent également couper, peigner, tailler et attacher les fibres en bottes.

« Mais nous ne sommes pas des esclaves, comme le prétendent les gens, » insiste-t-il.

La servitude de plus d’un million de personnes

Selon l’IBGE (Institut brésilien de géographie et de statistique), au Brésil, 1,5 million de personnes sont dans l’impossibilité de quitter leur emploi en raison d’une forme d’endettement.

Celui qui donne les ordres à Malalahá est un homme appelé Edson Mara Mendonça, mais il y en a beaucoup d’autres comme lui. Un homme de 59 ans, originaire de l’État de Bahia, qui a demandé à rester anonyme, doit 400 réaux (100 euros ou 127 dollars US) à un autre patron de Malalahá. « Je dois payer le produit, mais je dois d’abord lui acheter de l’huile et de l’essence pour ramasser les fibres. » Autrement dit, pour payer sa dette, le travailleur doit d’abord souscrire un nouveau prêt.

Dans le cas d’Alberto Neres da Silva, un autre travailleur du piassava de 41 ans, la servitude semble l’avoir privé de sa capacité émotionnelle. « J’ai perdu mes enfants, » explique-t-il avec calme. Trois de ses six enfants sont décédés avant d’atteindre leur première année en raison des conditions de vie précaires dans les plantations de piassava.

Comme Neres da Silva, ils sont nombreux à emmener toute leur famille en amont avec eux. Cela leur permet de réduire leurs frais de nourriture et d’éviter de vivre séparés pendant trois semaines par mois. Mais cela expose aussi les femmes et les enfants aux morsures de serpents venimeux, au paludisme et à la maladie de Chagas. Les travailleurs eux-mêmes souffrent souvent de maladies professionnelles telles que des hernies ombilicales, des douleurs lombaires et des rhumatismes précoces.

L’économie de la dette a été introduite dans les communautés du Rio Negro lors du boom du caoutchouc du XIXe siècle. À Malalahá, l’esclavage a créé une situation pour le moins inhabituelle. En effet, Olânio dos Santos Bento, un travailleur du piassava âgé de 28 ans, déclare que son père âgé de 88 ans, Olavo, qui est lui-même un ancien travailleur du piassava, est son patron.

La dette d’Olânio était de 800 réaux (200 euros ou 253 dollars US), mais lorsqu’il a contracté la leishmaniose, une maladie causée par des parasites, la douleur l’a empêché de travailler et sa dette s’est accumulée. « Mon père était un bon patron. Soixante hommes travaillaient pour lui, » déclare-t-il avec fierté. La mobilité sociale dans la chaîne de la servitude pour dettes est possible lorsqu’un travailleur possède les moyens de production, ce qui n’arrive que rarement.

Dans toute l’Amazonie, l’expression péjorative « ceux qui ne sont pas Indiens » utilisée par Olânio et Olavo est une façon courante de se référer au peuple autochtone Baré, les principales victimes de ce type de travail en servitude pour dette dans cette région.

Comme tant d’autres groupes autochtones, les Baré ont été persécutés au cours des premières décennies du XXe siècle, victimes d’occupations illégales, de massacres, de violence culturelle incarnée par l’introduction forcée du catholicisme, de l’emprisonnement et de l’esclavage. Afin de survivre, ils ont dû cacher leur propre identité et ont perdu leurs rituels et leur langue maternelle. Cette stratégie de disparition fonctionna si bien que la Funai déclara le groupe éteint. C’est en 1990 que la récupération de leur identité commença.

« Le rassemblement de tant de peuples autour d’une question autochtone est avant tout une alliance pour la survie. Ils ont entrepris ce processus dans le but de ne pas être décimés, » explique l’anthropologue Camila Sobral Barra, qui étudie le Rio Negro pour l’Instituto Socioambiental (ISA), un organisme de recherche sur les peuples autochtones basé à São Paulo.

Cette recherche identitaire est associée à une recherche du territoire. Certaines associations autochtones, comme la Foirn (Fédération des organisations autochtones du Rio Negro), affirment que, avec des terres délimitées, l’autonomie autochtone augmente. De nombreuses terres de la région sont engagées dans ce processus. « Grâce à la démarcation, ces terres retournent aux peuples autochtones et cessent de générer des profits pour les patrons du piassava, les gens d’affaires [des secteurs agroindustriel et minier] et les politiciens, » déclare Barra.

Dans la rue, dans les tribunaux

En 2013, la Coopérative des travailleurs du piassava du haut et moyen Rio Negro (COOPIAÇAMARIN), connue localement sous le nom d’association des patrons, organisait une marche contre la démarcation dans la ville de Barcelos. Ils se sont basés sur un rapport de l’anthropologue Edward Luz lors de la marche, alors même que ce rapport avait été commandé et finalement rejeté par la Funai parce qu’il ne donnait pas la parole aux peuples autochtones. Luz est un évangéliste de l’œuvre missionnaire New Tribes Mission au Brésil, une organisation qui a été bannie des communautés autochtones en 1991 à la suite d’accusations de trafic, d’esclavage et d’exploitation sexuelle d’enfants.

Quatre travailleurs du piassava ont déclaré que la COOPIAÇAMARIN les avait payés pour qu’ils se rendent en aval et participent à la marche anti-démarcation. Près de 1000 personnes s’étaient rassemblées, brandissant des pancartes avec des messages tels que « Je suis un travailleur du piassava et j’existe » ainsi que des voitures équipées de haut-parleurs. La manifestation paralysa Barcelos, une ville de 25.000 habitants.

La volonté était de défendre les intérêts des patrons, mais elle eut l’effet contraire, notamment en attirant l’attention du ministère public pour les questions liées au travail (MPT).

« Nous pensions qu’il n’y avait que quelques extractivistes et tout à coup, un millier d’entre eux s’étaient rassemblés devant nous, » déclare le procureur du MPT Renan Bernardi Kalil. Contactée à plusieurs reprises, la COOPIAÇAMARIN n’a pas pu être localisée pour l’interview.

Un an plus tard, entre les mois d’avril et mai 2014, poussés par les récits qu’ils avaient entendus lors de la manifestation, le MPT, le ministère du Travail, le bureau du procureur fédéral, la police routière fédérale et l’armée effectuaient une descente sur le terrain. Cette action permit de secourir 13 travailleurs du piassava en servitude pour dettes envers un homme répondant au nom de Luiz Claudio Morais Rocha, populairement connu sous le nom de Carioca. Il était propriétaire de la société Irajá Fibras Naturais da Amazônia et l’un de ses travailleurs lui devait près de 20.000 réaux (environ 5000 euros ou 6317 dollars US), une dette accumulée sur 13 ans de servitude.

Un rapport final conclut que les travailleurs vivaient dans des conditions proches de l’esclavage et identifia 26 irrégularités en matière de travail. Les conditions furent qualifiées de servitude pour dettes en raison d’un endettement illégal et de rémunération inférieure au salaire minimum ; c’est-à-dire la même situation que celle à laquelle sont confrontés aujourd’hui les travailleurs du piassava que nous avons interviewés.

Des poursuites au civil furent engagées avec succès contre Carioca dans le cadre des violations des droits des travailleurs du piassava. Néanmoins, la procédure au pénal aboutit à un résultat différent et en août 2017, Carioca était acquitté par manque de preuves. Cette décision fait actuellement l’objet d’un appel.

La peur de la liberté

Selon José Melgueiro de Jesus, alias Zezão, président de l’Association des communautés du Rio Preto, la peur constitue la plus grande source de tourments pour ceux qui restent sous le système de l’aviamento. « Quand j’étais travailleur dans le piassava, la vie était horrible, mais je ne partais pas parce que je ne pensais pas pouvoir survivre autrement. » Il jette un coup d’œil sur la rivière, là où il a laissé son passé derrière lui. « À dire vrai, je n’aurais pas pu le faire sans ma femme. » Cela faisait des années que Laudiceia Carvalho Balbino insistait pour qu’ils apportent un changement à leur vie.

La même eau qui les piégeait leur a permis d’accéder à la liberté. Laudiceia se souvient du jour où Zezão essayait de contrôler leur canoë pendant une tempête. Leurs deux jeunes enfants s’accrochaient l’un à l’autre parce que Laudiceia tenait leur nouveau-né dans ses bras.

Le vent souffla une branche qui la frappa à la tête. Le choc et la douleur firent place à la colère et elle posa un ultimatum à son mari. « Je pleurais et j’ai juré que nous pourrions vivre différemment, » déclare Laudiceia, qui fait cuire de la farine de manioc dans un four d’argile.

« Une fois que j’ai arrêté de travailler dans le piassava, j’ai à nouveau appris à mieux connaître ma femme et mes enfants, » déclare Zezão, évoquant une conséquence invisible de la servitude : les hommes, sans qu’il en ait réellement le contrôle, deviennent de simples spectateurs de leur avenir. Zezão et sa famille ont déménagé à Campinas do Rio Preto. Ils ont suivi un cours d’agriculture familiale et ont planté du manioc sur un terrain à 20 minutes en bateau de la communauté. Leur journée de travail commence à l’aube et se termine en fin d’après-midi. Le travail est dur, mais ils n’ont aucun regret.

« Les gens qui plantent ne connaissent pas la faim. » Aujourd’hui, ils apportent leur aide à leurs voisins qui essaient de se libérer de la servitude en leur racontant leur propre périple et en leur donnant de la nourriture.

Mais le coût de la lutte contre le système de la servitude pour dettes a été élevé pour Zezão, qui est désormais un dirigeant communautaire à Campinas, où il habite.

En mai 2017, la Foirn (une organisation faîtière regroupant 89 associations et plus de 35.000 autochtones) a organisé une réunion en ville avec les dirigeants locaux afin de discuter des démarcations. Au cours de la réunion, le groupe autochtone yanomami a accusé la Foirn et tous ceux de Campinas d’être des ennemis.

Selon Zezão, les Yanomami pensent que la démarcation bouclera les rivières et les empêchera de travailler. « Mais ils n’ont pas imaginé cela tout seuls. Il y a des gens derrière tout ça. Ce qu’ils veulent, ce sont des Indiens qui se battent contre d’autres Indiens, » déclare le président de la Foirn, Marivelton Barroso.

Les résidents indiquent que même le maire Araildo Mendes do Nascimento a présenté des versions contradictoires au sujet des démarcations. Dans la communauté de Campinas, le maire a promis de suivre l’avancement du processus de démarcation.

Dans la communauté de Malalahá cependant, la promesse qui a été faite était différente. « [Le maire] a demandé au ministre de ne pas signer, » déclare Olânio de Malalahá, en référence à une conversation privée qu’il a eue avec le maire, qui est membre du parti Mouvement démocratique brésilien (MDB), le même parti que l’ancien ministre de la Justice Osmar Serraglio et du président Michel Temer.

Serraglio, qui a des connexions avec le secteur agroindustriel, a fait d’innombrables déclarations critiques à l’égard des démarcations. Malgré de nombreuses tentatives, le maire Nascimento n’a pas pu être contacté pour cet article.

Barroso, âgé de 26 ans, milite pour la cause indigène depuis son adolescence. Sans aucune hésitation, il qualifie l’agenda environnemental du président Temer de « recul » et accuse le gouvernement de négligence. Sa voix déterminée est celle de quelqu’un qui a déjà dénoncé le gouvernement auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, ce qui, déclare-t-il, lui a assuré une longue liste d’ennemis allant de patrons à des politiciens. Selon Barroso, la démarcation garantira l’autonomie des peuples autochtones dans la production et la vente du piassava.

Dans le Rio Negro supérieur et moyen, des familles entières sont soumises depuis des années à l’exploitation par la servitude pour dettes dans l’extraction du piassava.

Même si beaucoup ne peuvent toujours ni comprendre ni admettre les violations qu’ils subissent, il existe un mouvement qui prend de plus en plus d’ampleur et qui est désireux de créer, pour la première fois, un nouveau départ dans les eaux sombres de la rivière.

Cet article est une version abrégée et éditée d’un article qui a initialement été publié par Repórter Brasil en portugais. Cet article a été traduit en anglais par Barnaby Whiteoak.