L’assassinat de Marielle Franco vise aussi bien le passé du Brésil que son avenir

Le 14 mars 2018, la conseillère municipale brésilienne Marielle Franco était assassinée dans une fusillade en voiture dans le centre de Rio de Janeiro alors qu’elle venait de participer à un débat avec un groupe de jeunes femmes noires. Elle décédait à l’âge de 38 ans avec son chauffeur, Anderson Pedro Gomes. Selon les enquêtes préliminaires, les balles utilisées pour perpétrer l’assassinat provenaient d’un lot vendu à la police fédérale et qui avaient été dérobées par la suite.

Activiste des droits de l’homme de longue date ayant grandi à Maré, une favela du nord de Rio de Janeiro où elle a passé la majeure partie de sa vie, Franco était une étoile montante du Parti socialisme et liberté (PSOL). Lors des élections locales de 2016, elle était élue à la Chambre municipale de Rio de Janeiro avec 46.502 voix, soit le cinquième meilleur score parmi plus de 1500 candidats.

La popularité de Franco reposait sur son expérience de vie en tant que femme noire, lesbienne, mère célibataire et produit des favelas ; tous ces éléments ayant inspiré ses politiques.

Bien qu’elle n’exerçât que son premier mandat en politique au moment de son assassinat, son travail contre la violence policière, sa défense des droits de la communauté LGBT et son travail inlassable contre le racisme et la pauvreté avaient déjà eu un impact. Elle avait souligné les problèmes auxquelles les femmes comme elle étaient confrontées : depuis le manque de services de garde d’enfants pour les mères travailleuses au fait d’être rabaissée sur le lieu de travail, harcelée dans la rue et confrontée à la violence à la maison. « Je suis parce que nous sommes » était bien plus que son slogan ; il constituait en fait le cadre de son engagement politique.

Comme l’explique Célia Cunha, conseillère politique de Gilberto Palmares, député du Parti des travailleurs (PT) à l’Assemblée législative de Rio : « Être une femme est déjà difficile en soi, mais être une femme noire l’est encore plus, car nous devons affronter les préjugés et faire nos preuves en permanence. »

Cunha estime que : « L’assassinat de Marielle signifie la mort de l’espoir que nous pouvons changer cette société raciste, avoir une égalité des droits, arriver au pouvoir et avoir une voix, et que ce pays appartiendra à tous. L’espoir que nous serons tous considérés comme des citoyens. »

Cunha a grandi dans des circonstances similaires à celles de Franco et connaît intimement les nombreux défis auxquels elle a dû faire face : « Je vis à São Gonçalo, l’une des plus grandes favelas de la région métropolitaine de Rio où vivent 500.000 habitants. Un jour, j’ai été arrêté par l’armée nationale cinq fois le même jour alors que je me rendais chez ma mère qui n’habite qu’à quelques centaines de mètres de chez moi, et ce, alors que les femmes blanches passaient sans aucun contrôle. »

Cunha déclare à Equal Times qu’en grandissant, elle a été témoin de l’impact dévastateur que les drogues ont eu sur sa communauté. Elle a non seulement perdu des amis, victimes de la toxicomanie, mais elle a aussi vu certains de ses pairs se faire tuer par la police ou des gangs de narcotrafiquants. La mère analphabète de Cunha a élevé six enfants et s’est battue pour que chacun achève ses études secondaires.

« Je rêvais de devenir journaliste, » poursuit Cunha, « alors, quand j’ai réussi l’examen d’entrée à la faculté de journalisme, j’ai demandé une bourse. J’étais la seule femme noire de mon université. Ce fut difficile, mais j’ai décroché mon diplôme de licence. Mes principaux sujets de recherche portaient sur les jeunes qui finissaient par se faire tuer parce qu’ils n’arrivaient pas à échapper à la violence et sur des projets de lutte contre l’analphabétisme. »

Franco avait également dû se battre avec acharnement pour réussir. Bien que devenue mère à l’âge de 19 ans, elle avait décroché un diplôme en sociologie, puis une maîtrise en administration publique. Mais elle n’oublia jamais ses origines et combina son activisme politique fort à la recherche sociale. En effet, dans son mémoire de maîtrise, elle analysait et critiquait le rôle des Unités de police pacificatrices (UPP), la politique de sécurité publique mise en œuvre par l’État de Rio pour reconquérir des territoires des favelas sous contrôle des gangs de narcotrafiquants locaux.

La violence à Rio

Malgré son surnom de « Ville merveilleuse » et ses paysages époustouflants, Rio est le théâtre d’une violente guerre territoriale depuis de nombreuses décennies. Selon l’Institut de sécurité publique, le nombre de morts violentes enregistrées dans l’État de Rio est passé de 6.262 à 6.731 victimes au cours de l’année écoulée (une hausse de 7,5 % par rapport à l’année 2016). Un tiers de ces homicides ont eu lieu dans la ville de Rio, où la violence commise par les seigneurs de la drogue a augmenté en parallèle à la corruption de la police, l’une alimentant l’autre. En conséquence, le gouvernement fédéral dirigé par le président Michel Temer a récemment chargé l’armée nationale de la sécurité à Rio, sous la direction du général Walter Souza Braga Netto.

Selon une enquête réalisée par l’institut de sondage brésilien DataFolha, l’intervention de l’armée a été accueillie positivement par 76 % des habitants de Rio, malgré le fait que 71 % d’entre eux affirment que la situation ne s’est pas améliorée en matière de sécurité.

Le problème de la violence dans la société brésilienne est profondément enraciné dans l’histoire du pays et se caractérise principalement par une exclusion sociale profondément ancrée, issue de l’esclavage et du colonialisme.

Au cours de la dernière dictature (1964-1985), la migration massive des campagnes vers les villes brésiliennes a entraîné une prolifération d’établissements informels. Ces endroits, désormais connus sous le nom de « favelas », sont devenus des points névralgiques du trafic de drogue en raison de la marginalisation de ses habitants et de l’absence fondamentale de services sociaux, de travail ou d’opportunités éducatives.

Arthur Welle, chercheur en économie à l’Université d’État de Campinas (Unicamp), déclare à Equal Times que l’inégalité raciale est profondément enracinée dans la société brésilienne. « À Rio, le phénomène est encore plus évident. Selon l’Enquête nationale par sondage auprès des ménages (PNADC), en 2017, les personnes noires (“preto”) et métisses (“pardo”) ne gagnaient en moyenne que 64,3 % du salaire des personnes blanches. Par ailleurs, bien qu’elles représentent 55 % de la population de l’État de Rio, elles correspondent aussi à 71 % de la population carcérale, » déclare-t-il.

Selon le dernier recensement effectué par l’Institut brésilien de géographie et de statistique (IBGE) en 2010, à Rio, 1,4 million d’habitants vivaient dans des favelas. Cela signifie que plus d’un cinquième des habitants de la ville de Rio réside dans des espaces où l’État préfère envoyer des blindés de la police plutôt que de fournir de l’eau, de l’électricité ou des services sanitaires.

La situation s’est aggravée en 2016 en conséquence d’une crise économique qui a vu l’économie brésilienne se contracter de 3,6 % cette année-là. La baisse des recettes fiscales, due à la réduction des redevances pétrolières, et la mauvaise gestion des fonds publics ont conduit Francisco Dornelles, le gouverneur intérimaire de Rio de l’époque, à déclarer l’état d’urgence financière.

Pendant que le monde entier avait les yeux rivés sur les Jeux olympiques de 2016, les services publics de Rio s’effondraient. Le retard du paiement des salaires des fonctionnaires provoqua plusieurs grèves de longue durée. Les policiers, les pompiers et les médecins ne répondaient qu’aux urgences les plus graves, tandis que les chauffeurs d’autobus, les enseignants et les récupérateurs de déchets paralysaient leurs propres secteurs.

Le déclin de la démocratie brésilienne

La décision qui a récemment été prise d’envoyer l’armée nationale pour assurer la sécurité de Rio s’inscrit dans la stratégie conservatrice mise en œuvre par Temer, l’ancien vice-président de Dilma Rousseff, qui s’est hissé au pouvoir en 2016 après avoir soutenu la procédure de destitution à l’encontre de cette dernière. Temer, qui est affilié au Mouvement démocratique brésilien (MDB), a profité du soutien du public pour des campagnes de lutte contre la corruption, alors même qu’il faisait lui-même l’objet d’accusations de corruption. Son plan réactionnaire devint de plus en plus clair à mesure qu’il se rapprochait des partis de centre-droit et qu’il ne nommait que des hommes blancs dans son cabinet.

Même si la Loi d’or du Brésil (Lei Áurea) abolissait officiellement l’esclavage en 1888, un apartheid non déclaré est toujours en vigueur au Brésil. En effet, alors que 52 % de la population est noire et métisse, cette population ne représente que 20 % du Congrès national, selon l’Institut d’études socio-économiques (INESC). La situation est encore pire pour les femmes de toutes origines ethniques : elles représentent environ 52 % de la population brésilienne, mais n’occupent que 10 % des sièges au Parlement fédéral.

Le président Temer, qui jouit d’une forte popularité auprès des élites brésiliennes malgré son très faible taux d’approbation (6 %), travaille d’arrache-pied pour annuler tous les efforts déployés par les gouvernements progressistes de Lula (2003-2011) et de Rousseff (2011-2016) qui visaient à réduire les inégalités et injustices historiques présentes au sein de la société brésilienne.

Lorsque Temer lança des politiques néolibérales telles que des mesures d’austérité dans les secteurs de la santé et de l’éducation, le démantèlement de la réglementation du marché du travail et des pensions, ainsi que la vente des dernières entreprises d’État, le Brésil se convertit en poudrière politique.

L’assassinat de Marielle Franco ressemble à un acte de politique de la corde raide dans un climat politique déjà tendu.

Cela explique la forte indignation et les manifestations de masse provoquées dans tout le Brésil par cet assassinat, ainsi que les condamnations internationales de la part d’organisations telles qu’Amnesty International, les Nations unies et la Commission interaméricaine des droits de l’homme.

Quelques jours avant son assassinat, Franco dénonçait publiquement le meurtre de trois hommes à la suite d’une opération de la police militaire. Dans l’un de ses derniers messages sur Twitter, elle demandait : « Combien encore devront mourir pour que cette guerre s’achève ? »

Franco était une importante voix dissidente dans une société raciste et classiste ; c’est ce qui a fait d’elle une cible. Sa mort a déclenché une nouvelle vague d’activisme, juste au début d’une très longue et très incertaine élection présidentielle.

L’un des principaux doutes concerne la candidature de Lula, suite à un appel de condamnation sur lequel la Cour suprême fédérale se prononcera bientôt. En effet, Lula a été condamné à plus de 12 ans de prison pour des charges fabriquées de corruption et de blanchiment d’argent, après une forte campagne politique tirée par les partis de droite, les secteurs gouvernementaux et les médias grand public.

Selon les premiers sondages, le politicien de droite Jair Bolsonaro, membre du Congrès fédéral pour Rio de Janeiro, actuellement affilié au Parti social-libéral (PSL) et connu sous le nom de « Donald Trump du Brésil » pour ses propos homophobes, sexistes et racistes, aurait de bien meilleures chances de devenir le prochain président du Brésil si Lula ne se présente pas aux élections.

Mais l’exécution de Franco a renforcé la détermination de ceux qui luttent pour la justice sociale et économique au Brésil. On peut tuer une femme, mais pas ses idées, et la mort de Franco n’aura pas été vaine si elle réussit à galvaniser les mouvements contre l’autoritarisme et l’exclusion, et si elle aide à bloquer l’ouverture d’une nouvelle période politique encore plus répressive.