Quand l’Union Européenne placera-t-elle ses citoyens noirs à l’ordre du jour politique ?

Quand l'Union Européenne placera-t-elle ses citoyens noirs à l'ordre du jour politique ?

Lawmakers, campaigners and citizens, including the Swedish MP Momodou Malcolm Jallow (second left) take part in the inaugural People of African Descent Week at the European Parliament.

(European Parliament Anti-Racism and Diversity Intergroup)

Personnellement déjà touché par des manifestations de racisme, le député suédois Momodou Malcolm Jallow n’a pas hésité à s’élever face à un haut fonctionnaire de l’Union européenne qui informait avec nonchalance une salle pleine de législateurs, d’activistes et de citoyens noirs que l’UE était fondée sur le principe de l’égalité.

Celui qui accompagna la défense lors d’un procès en 2014 qui aboutit à la première condamnation pour crime raciste haineux en Suède, a pris la parole pour le sensibiliser à l’expérience des Européens noirs, lors de la première Semaine des personnes d’ascendance africaine (PAA), qui s’est tenue au Parlement européen du 13 au 17 mai 2018.

Être noir en Europe, cela signifie faire l’objet de contrôles de sécurité renforcé, même lorsqu’on voyage avec ses collègues parlementaires en mission gouvernementale. Être noir en Europe signifie ne pas même obtenir un emploi de nettoyeur en étant titulaire de plusieurs diplômes universitaires et en ayant plus de 20 ans d’expérience professionnelle. Et parfois, être noir en Europe signifie mourir en garde à vue des suites d’une violence démesurée. Les exemples abondent sur tout le continent. Ainsi M. Jallow a fait le récit de l’affaire d’Oury Jalloh, un demandeur d’asile sierra-léonais brûlé vif alors qu’il était enchaîné dans une cellule de la police allemande en 2005.

S’approchant du microphone, M. Jallow a invité la fonctionnaire à se réveiller et à ouvrir les yeux. « Si l’égalité est la base de l’Union européenne, nous ne l’avons pas remarquée, » a-t-il déclaré. « Il est grand temps que nous obtenions notre part d’égalité. »

M. Jallow fait partie d’une alliance – informelle et en pleine expansion – d’organisations de la société civile, formée d’activistes contre le racisme, de décideurs politiques et d’experts des droits de l’homme qui tentent de faire réagir la Commission européenne, seul organe de l’UE qui ait le droit de proposer une législation. Ils souhaitent que le bras exécutif de l’Union tienne sa promesse d’égalité qu’il a faite en 1957 en adoptant une loi qui obligerait chaque État membre à prendre au sérieux la question de l’afrophobie, c’est-à-dire l’hostilité et la discrimination à l’égard des personnes d’ascendance africaine.

« Il est grand temps que la situation des personnes d’ascendance africaine reçoive la reconnaissance qu’elle mérite », a déclaré M. Jallow à Equal Times, « avec une reconnaissance des injustices passées et des démarches vers les réparations et la restitution ».

On estime à 15 millions le nombre de noirs vivant dans l’Union européenne. Sur une population totale de 508 millions d’habitants, cela fait des Européens noirs l’un des groupes minoritaires les plus importants du continent. Toutefois, comme c’est le cas pour d’autres minorités comme les Roms et les musulmans (dont les noirs représentent également une proportion importante), ils subissent les niveaux les plus élevés d’exclusion socio-économique, de stigmatisation négative et d’actes de violence.

« Nous ne cherchons pas à obtenir un traitement préférentiel, » a déclaré Vaiya Alfiaz, coordinateur de l’Intergroupe « Antiracisme et Diversité » du Parlement européen lors d’un panel sur les PAA. « Nous voulons juste le même traitement que tout le monde. »

Cécile Kyenge, l’une des principales personnalités fortes de la semaine des PAA et eurodéputée italienne d’origine congolaise, a prévenu que la récente recrudescence des mouvements populistes sur le continent a également alimenté la violence afrophobe. « Par endroits, nous assistons même à des tentatives de meurtre dans le cadre d’expéditions punitives de nature fasciste qui transforment les noirs en cibles à combattre », a-t-elle déclaré lors de la conférence.

Les injustices de la vie quotidienne

En 2000, les États membres de l’UE adoptaient la directive 2000/43 sur l’égalité raciale, qui interdit la discrimination et le harcèlement fondés sur des motifs raciaux ou ethniques. Cependant, la législation que MM. Jallow, Alfiaz et bien d’autres préconisent exigerait des États membres qu’ils élaborent des plans d’action nationaux destinés à lutter contre l’afrophobie et qu’ils adoptent des mesures ciblées et proportionnées dans des domaines tels que l’emploi, l’éducation, la justice pénale, les soins de santé et le logement.

Tous les dix ans environ, l’Agence des droits fondamentaux de l’UE mène une vaste enquête à travers les 28 États membres de l’UE et sonde 25 500 personnes d’origine immigrée ou appartenant à des minorités quant à leur expérience de la discrimination. Ce dernier sondage a révélé que les citoyens d’origine maghrébine font état des niveaux les plus élevés de discrimination fondée sur leurs origines (45 %), suivis de près par les Roms (41 %) et les noirs (39 %). Ce même sondage a également révélé que 50 % des membres de ce dernier groupe sont exposés au risque de vivre dans des conditions de pauvreté extrême.

De nombreuses autres études confirment les expériences anecdotiques de discrimination décrites par M. Jallow au cours de son intervention. Les recherches ont révélé que les noirs sont six fois plus susceptibles d’être arrêtés par la police que les blancs au Royaume-Uni et huit fois plus en France. Une étude belge a montré que les personnes originaires d’Afrique subsaharienne ont en moyenne un niveau d’instruction plus élevé que les autres groupes minoritaires, mais qu’elles occupent plus souvent des emplois inférieurs à leur niveau de qualification.

Les activistes et les décideurs politiques veulent que les États membres reconnaissent et s’attaquent à ce genre d’injustices quotidiennes en adoptant des nouvelles lois sur l’afrophobie.

« Les personnes d’ascendance africaine ont toujours été invisibles en Europe », déclare Karen Taylor, conseillère politique en Allemagne et membre du conseil d’administration du Réseau européen contre le racisme (ENAR). « Il est très important que nous discutions de l’existence de personnes d’ascendance africaine en Europe, des problèmes auxquels elles sont confrontées et des causes de ces problèmes, de leur lien avec le passé colonial de l’Europe et de la façon de procéder pour aller de l’avant, » a-t-elle déclaré à Equal Times. L’adoption d’une législation spécifiquement axée sur les personnes d’ascendance africaine est nécessaire pour y parvenir, fait-elle valoir.

La Commission a récemment introduit une série de politiques, de stratégies et de mesures spécifiques pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion, l’appartenance ethnique, l’orientation sexuelle et le sexe – mais pas la « race ».

Ces quatre dernières années, la Direction générale (DG) de la Justice de la Commission a mis en place des politiques visant à lutter contre les discours haineux antisémites et anti-musulmans en ligne. Elle a également nommé des coordinateurs spéciaux pour la lutte contre la haine antisémite et anti-musulmane. Une loi consacrée à l’intégration des communautés roms en Europe (qui a inspiré les appels actuels à l’adoption d’une législation relative à l’afrophobie) est en place depuis 2011.

Toutefois, la DG Justice, supervisée par la Commissaire Věra Jourová n’a mis en œuvre aucune mesure spécifique pour les personnes d’ascendance africaine. « Le problème avec la Commission est qu’il semble que nous ne puissions même pas entamer une conversation sur ce sujet », déclare M. Alfiaz, soulignant que la Commission Jourová n’a discuté de la question de l’afrophobie qu’une seule fois en quatre ans. « Sur cet enjeu, la Commission a échoué. »

Interrogé sur l’absence de mesures spécifiques pour combattre l’afrophobie, un porte-parole de la Commission a souligné la détermination de l’Union à combattre le racisme. « La Commission européenne s’oppose fermement à toute forme et manifestation de racisme et de xénophobie. Elles n’ont pas leur place en Europe », a-t-il déclaré à Equal Times, avant d’évoquer diverses lois visant à lutter contre la discrimination raciale, la discrimination sur le lieu de travail et à offrir un soutien aux victimes.

Le problème racial de l’Europe

D’aucuns estiment que le silence de la Commission sur l’afrophobie est lié à des questions culturelles plus vastes et plus épineuses. L’Europe a un problème racial, déclare la Dre Emilia Roig, fondatrice et directrice exécutive du Centre pour la justice intersectionnelle, basé à Berlin. « Il existe en Europe un profond malaise face au concept de "race" en tant que catégorie. L’argument “nous sommes tous humains” est très courant, » déclare-t-elle, soulignant que le racisme est perçu comme un problème individuel plutôt qu’un problème systémique. Cette gêne, fait-elle remarquer, entraîne à son tour une sorte d’aveuglement politique. « Si l’on prend l’Europe continentale, la “race” n’est pas pleinement reconnue comme motif de discrimination, » déclare-t-elle.

La question se pose de savoir si la législation sur l’afrophobie, si elle venait à être adoptée, entraînerait des changements sensibles pour les noirs en Europe. La loi sur les Roms de 2011, dont la législation sur l’afrophobie s’inspirerait, visait à combler les disparités flagrantes entre les Roms et les autres Européens dans divers secteurs. Ses résultats sont toutefois mitigés, avec des progrès dans le domaine de l’éducation, mais peu d’avancées dans le domaine de l’inclusion sociale et économique. Selon les critiques de cette loi, ces résultats sont principalement dus à sa mise en œuvre bâclée dans les pays d’Europe de l’Est, où les populations roms sont les plus nombreuses.

Certains suggèrent également que l’accent devrait être placé sur les litiges stratégiques au niveau national plutôt que sur une nouvelle législation. « De nombreux pays n’appliquent pas correctement la directive sur l’égalité raciale », déclare Larry Olomoofe, un expert indépendant sur les crimes haineux basé en Pologne.

Il souligne le fait que dans certains États d’Europe de l’Est comme la Hongrie ou la Pologne, de nombreuses plaintes légitimes ne sont même pas soumises aux tribunaux parce que les avocats dissuadent les victimes de demander réparation. « Ils déclarent que “Ce n’est pas quelque chose de possible” ou encore que “Les tribunaux ne statueront pas en votre faveur”, » a-t-il déclaré à Equal Times. « Il faut donc trouver un avocat qui possède une longue expérience dans ce genre de dossiers. Ils sont rares et ont tendance à se focaliser sur les droits des femmes et des Roms. Il n’y a pas beaucoup de possibilités pour les personnes d’ascendance africaine. »

Même les personnes les plus attachées à une législation spécifique protégeant les noirs en Europe admettent qu’il est peu probable qu’elle se concrétise dans un proche avenir. Tout en faisant pression sur la Commission au moyen d’événements comme la semaine des PAA, elles tentent également de convaincre le Parlement européen d’adopter la toute première résolution relative à l’afrophobie.

Les résolutions ne sont pas contraignantes ; ni pour les États membres ni pour la Commission. Cela constituerait cependant un premier pas dans une longue démarche, déclarent-elles, qui jettera les bases permettant à la prochaine Commission de prendre des mesures concrètes sur la question après les élections de 2019.

Et, surtout, une telle résolution devrait, nous l’espérons, amorcer un débat qui aurait dû avoir lieu il y a longtemps, déclare Mme Taylor. « Nombreux sont ceux qui, en politique, mais aussi sur le terrain, ne se rendent pas compte de la façon dont ils imposent le racisme aux personnes d’ascendance africaine », souligne-t-elle. « Nous devons commencer à parler du racisme structurel et des conséquences du passé colonial de l’Europe ; ce qui n’a pas lieu pour l’instant. »

Elle donne l’exemple de la Belgique, un pays où les reliquats de son passé colonial sont visibles partout, des statues omniprésentes du roi Léopold II aux structures et entreprises financées par les ressources pillées au Congo. « L’origine de cette richesse et les raisons pour lesquelles la population noire est si élevée en Belgique ne sont pas expliquées, » déclare-t-elle. « Nous devons donc en parler et faire en sorte que les noirs et les problèmes auxquels ils sont confrontés soient visibles. »

Si de tels dialogues nationaux n’ont pas lieu, certaines personnes s’efforcent de créer des espaces où l’expérience des noirs d’Europe peut être disséquée et débattue loin des couloirs du pouvoir. Emmanuelle Nsunda est responsable de projet dans un centre culturel à Liège, en Belgique, et a organisé plusieurs tables rondes et ateliers sur le thème de la « race » et du genre dans le cadre d’un projet d’un an consacré à l’afroféminisme. Pour elle, cette expérience a été une révélation.

« Le simple fait d’être réunies et de partager les expériences vécues à différentes étapes de votre vie est quelque chose qui vous donne du pouvoir », explique-t-elle en faisant référence au fait que des femmes de tous âges ont participé à ces événements. « On ne leur dit pas que leurs expériences de racisme ne sont pas vraiment du racisme ; on les croit et on les écoute. »