En Irak, les syndicats participent à la reconstruction du pouvoir citoyen

En Irak, les syndicats participent à la reconstruction du pouvoir citoyen

Hashmeya Assadawe speaks at a meeting of the Basra Trade Union Federation.

(David Bacon)

Aux élections générales irakiennes, en mai dernier, sur les 329 députés élus, la coalition Sairoon (qui signifie « En avant » ou « l’Alliance pro-réformes ») a remporté la plus grande victoire – 55 députés et 1,3 million de votes. Sairoon rassemble en son sein les partisans du puissant leader shiite Muqtada al-Sadr, du Parti communiste irakien (ICP), du parti du Mouvement de la jeunesse pour le changement, du Parti progrès et réforme, du Groupe républicain irakien et du Parti de l’État de droit. À Bagdad, Sairoon a remporté 23 % des suffrages, soit près de deux fois plus que tous ses rivaux.

Le programme de la coalition Sairoon appelle à l’abolition du système qui jusqu’ici divisait les fonctions politiques et le soutien gouvernemental sur des bases confessionnelles, un système imposé par les États-Unis suite à son occupation de l’Irak en 2011. Le fait de baser une structure gouvernementale sur des partis politiques sectaires a conduit à un système de parrainage, de partage du butin et, par-là même, à une corruption galopante. Pour reprendre les propos d’Al-Sadr dans une interview pour l’Arab Weekly: « Je vous dirais ceci en dépit de l’amama [turban] que je porte sur la tête. Nous avons essayé les islamistes et ils ont échoué lamentablement. Le moment est venu de tenter notre chance avec les technocrates indépendants. »

Sairoon revendique aussi l’indépendance face à la domination étrangère des États-Unis et de l’Iran. À l’approche des élections, un politicien iranien vétéran, Ali Akbar Velayati, a brandi la menace de représailles si le choix des électeurs se portait sur Sairoon : « Nous ne permettrons pas aux libéraux et aux communistes de gouverner en Irak », a-t-il affirmé. De nombreux politiciens laïques ont condamné cette déclaration comme une ingérence dans les affaires intérieures irakiennes.

Dans la ville sainte shiite de Najaf, l’une des plus conservatrices du pays, les électeurs ont voté pour la candidate de l’ICP, Suhad al-Khateeb, une enseignante, activiste des droits des femmes et militante anti-pauvreté. À sa victoire, elle a déclaré : « Nous revendiquons la justice sociale et le pouvoir citoyen et sommes opposés au sectarisme, et c’est aussi ce que veulent les Irakiens. »

La coalition s’est développée à partir d’un mouvement civique populaire né dans les rues irakiennes, dont les racines contestataires remontent à 2010, et s’est nourrie de la croissance et la popularité des syndicats nationaux.

Au cours de l’été 2010, alors même que la température dépassait 48 °C, les Irakiens ont commencé à descendre dans la rue pour protester contre les coupures d’électricité. Depuis le début de l’occupation en 2003, les autorités américaines et, subséquemment, le gouvernement irakien, ont été incapables de garantir l’approvisionnement électrique 24 h/24, a fortiori durant les périodes de forte demande. Alors que les mouvements contestataires du Printemps arabe battaient leur plein à travers le Moyen-Orient, les jeunes Irakiens ont commencé à organiser des rassemblements sur la Place Tahrir, à Bagdad, où leurs principales revendications portaient sur l’emploi et un meilleur approvisionnement électrique. Ils ont appelé leurs actions le « Printemps irakien ».

L’ancien Premier ministre irakien Nouri al-Maliki a taxé les jeunes militants d’ « insurgés et de terroristes ». Quarante-cinq personnes sont mortes au cours de la répression qui s’ensuivit, dont 29 au cours de la seule journée du 25 février 2011 (aussi connue comme la « journée de la colère »). Des centaines de personnes ont été arrêtées.

En 2015, les Irakiens ont commencé à manifester tous les vendredis, pour dénoncer la corruption des partis politiques sectaires. D’après le site web de l’Iraqi Civil Society Solidarity Initiative: « Les protestataires, majoritairement de jeunes activistes de la société civile, contestent le système politique dans son ensemble, revendiquent un État laïque par opposition à un État religieux, sont contre la division de la population entre Sunnites et Shiites, [et] pour les droits des femmes et les droits des travailleurs […]. Les organisations irakiennes des droits des femmes œuvrent sans relâche pour assurer que les femmes puissent participer aux manifestations sans être harcelées. »

Les jeunes manifestants brandissaient des calicots aux slogans les plus enflammés : «Le parlement et l’État islamique sont les deux faces de la même monnaie ! », « Daech est né de votre corruption ! », « Les êtres humains ne survivent pas grâce à la religion mais avec du pain et de la dignité ! », « Ils brandissent le nom de la religion et se comportent comme des voleurs ! » ou encore « Non au sectarisme, non au nationalisme, oui à l’humanité ! »

L’année passée, le 11 février, des milliers de personnes ont pris part à un défilé non violent depuis la Place Tahrir jusqu’à la Zone Verte lourdement fortifiée. Ils étaient porteurs de trois demandes : la réforme du système politique, la lutte contre la corruption et le rétablissement de la prestation de services. Les forces spéciales du gouvernement ont ouvert le feu sur les manifestants alors qu’ils traversaient le pont Jumhuriyah. Neuf personnes ont été tuées et 281autres blessées.

Le rôle des syndicats

Les demandes anti-sectaires sont le reflet d’une longue tradition au sein du mouvement syndical irakien, qui n’a, lui-même, jamais été organisé selon des démarcations confessionnelles. Le mouvement syndical irakien est né dans les années 1920, dans l’industrie pétrolière et parmi les ouvriers des chemins de fer. Durant des décennies, le pays figurait parmi les plus industrialisés du Moyen-Orient. Ses syndicats, participant d’une forte culture politique progressiste, ont joué un rôle actif dans la destitution du monarque intronisé par la couronne britannique et l’établissement du gouvernement nationaliste et socialiste du Premier ministre Karim Qasim, dans les années 1950.

Le Premier ministre Qasim fut, à son tour, renversé et plus tard exécuté à l’issue d’un coup d’État orchestré par le parti nationaliste baassiste, en février 1963, et c’est à la tête du même parti que Saddam Hussein accéderait au pouvoir 16 ans plus tard, avec le soutien des agences de renseignement des États-Unis. Ce dernier s’est livré à une répression contre les partis de gauche et n’autorisait que des syndicats faibles contrôlés par le gouvernement. Sous la récente occupation américaine, les autorités ont maintenu à la marge les syndicats et la gauche, tout en accordant la priorité à la privatisation de l’industrie irakienne.

Jusqu’en 2015, l’Irak continuait d’appliquer une législation de l’ère de Saddam Hussein, qui interdisait les syndicats dans le secteur public.

Depuis le début de l’occupation, les travailleurs devaient s’organiser en bravant le statut illégal de leurs syndicats. En 2015, une nouvelle législation du travail accordait le droit de former des syndicats à tous les travailleurs, à l’exception des employés des services civils, comme les forces de sécurité et la police. Les syndicats ont ainsi conquis des droits de négociation collective, ainsi que le droit de grève. L’année dernière, toutefois, le gouvernement sortant du Premier ministre Haider al-Abadi a promulgué un projet de loi supplémentaire concernant les fédérations professionnelles et les syndicats. Les travailleurs s’y sont opposés, estimant que celui-ci manquait de pleinement garantir les droits des travailleurs.

Il y a un an, 3 000 travailleurs intérimaires (ou contractuels) dans l’industrie de production et de transmission électrique ont formé un syndicat après que le gouvernement a manqué de leur verser leurs salaires durant cinq mois. Ils ont ensuite rejoint les rangs du syndicat des salariés permanents de l’industrie pour former le Syndicat général irakien des employés du secteur de l’électricité. Suite au licenciement par le gouvernement de 100 dirigeants du syndicat en mars, des milliers de travailleurs ont organisé des sit-in dans des centrales électriques aux quatre coins du pays. Leurs demandes incluaient la réintégration des travailleurs licenciés, des emplois permanents et l’inclusion dans le système de sécurité sociale irakien, ainsi qu’un salaire mensuel minimum de 300 US dollars.

Sous la pression de la Banque mondiale, l’année dernière, le cabinet irakien a approuvé un projet de loi sur la sécurité sociale qui prévoit l’augmentation des contributions des travailleurs à la sécurité sociale, ainsi qu’une hausse de l’âge de la retraite de 63 à 65 ans. « L’adoption de ce projet de loi est susceptible de provoquer l’appauvrissement des Irakiens, et ce alors qu’ils vivent dans un des pays les plus riches du monde en termes de réserves pétrolières », a lancé Hashmeya Alsaadawe, présidente de la Basra Trade Union Federation et du syndicat des travailleurs de l’électricité. Madame Alsaadawe est aussi la première femme à diriger un syndicat national en Irak.

Le 18 mai 2018, immédiatement à la suite des élections, le gouvernement irakien a annoncé non seulement qu’il inclurait la totalité des 30.000 travailleurs contractuels de l’industrie électrique dans le système de sécurité sociale mais qu’il garantirait les mêmes droits à l’ensemble des 150.000 travailleurs contractuels du secteur public.

Prenant la parole à la réunion du Comité exécutif d’IndustriALL Global Union en avril, Mme Alsaadawe a indiqué que les résultats de l’élection avaient galvanisé les gens : « Les travailleurs nourrissent de grandes attentes. Ils se sont montrés très actifs à l’heure de revendiquer leurs droits dans les manifestations et sur les réseaux sociaux. »

En décembre, les travailleurs du gaz et de l’électricité, des secteurs critiques, ont finalement formé un réseau national réunissant huit syndicats jusque-là rivaux. D’après Hassan Juma’a, Secrétaire général de la Fédération irakienne des employés du pétrole: « L’unité du mouvement syndical en Irak constitue une priorité-clé. Nous avons franchi le premier pas dans le secteur le plus important qu’est le gaz et l’électricité. »

Les objectifs du réseau incluent la protection des droits des travailleurs contractuels et migrants, qui représentent une part considérable de la main-d’œuvre de cette industrie. Son esprit nationaliste apparait clairement dans son engagement à « protéger la richesse nationale pour les générations futures, contre les sociétés capitalistes qui bafouent les droits et les opinions des citoyens » et « à presser les entreprises étrangères d’assumer leur part de responsabilité pour la maintenance des infrastructures dans les zones situées à proximité des gisements pétroliers et exposées aux émissions toxiques ».

Dhiaa al-Asadi, directeur du bureau politique de Muqtada al-Sadr, a récemment déclaré dans un entretien publié sur le site d’information Al-Monitor que la liste Sairoon est « un programme de réforme qui articule les espoirs et les attentes des secteurs pauvres et défavorisés. Ce projet de Sairoon marque un changement de paradigme et tourne la page des normes établies qui ont caractérisé le processus politique depuis 2003. » Pour Wesam Chaseb du Solidarity Center, lui-même lié à la confédération américaine AFL-CIO: « Ils [Les syndicats] sont le vrai visage de l’Irak. Il n’y a pas de discrimination entre les travailleurs. »

Cette combinaison de manifestations populaires, d’activisme électoral et de renforcement du pouvoir syndical constitue désormais l’une des caractéristiques les plus importantes du paysage politique en Irak, à l’heure où les Irakiens cherchent à reconstruire leur pays après quatre décennies de guerres et une décennie cruelle d’occupation et de domination étrangère.