Réformer les coopératives de travailleurs pour remédier à l’inégalité croissante au Japon ?

Les coopératives de travailleurs sont des entreprises dont les employés sont les propriétaires. Cela leur permet de prendre des décisions démocratiquement et souvent collectivement. Elles sont de taille variable, pouvant aller de microentreprises à des sociétés multinationales d’envergure et sont particulièrement répandues aux États-Unis et en Europe – il est estimé que les coopératives représentent actuellement plus de 140 millions de membres, 4,7 millions d’employés et 180.000 entreprises dans le vieux continent.

Le Japon est doté non seulement de la plus grande coopérative de consommateurs du monde, la Japan Consumers’ Cooperative Union, mais aussi de la plus importante coopérative agricole au monde (Japan Agriculture), alors que la cinquième plus importante coopérative d’assurances au monde (Zenkyoren) est, elle aussi, fièrement nippone. Cependant, le nombre de coopératives de travailleurs reste relativement faible au Japon. Ceci est dû à l’absence d’un cadre juridique relatif à la création de coopératives de travailleurs dans le pays. La présentation d’une nouvelle proposition de loi au parlement dans le courant de l’année pourrait-elle changer la donne ? C’est certainement ce qu’espère le syndicat Japan Workers’ Cooperative Union (JWCU).

« Cela va faire bientôt 20 ans que nous planchons sur notre campagne de légalisation », affirme Osamu Nakano, secrétaire aux relations internationales du JWCU. « Il y a 1 800 administrations locales au Japon ; près d’un millier [d’entre elles] ont d’ores et déjà soumis des pétitions au gouvernement demandant la promulgation d’une loi sur les coopératives de travailleurs. » Après de nombreuses années consacrées à créer l’élan et à rallier une base de soutien large, le JWCU estime que 2018 sera l’année où le Japon réalisera le plein potentiel des coopératives de travailleurs et augmentera le pouvoir économique des travailleurs.

Malgré le nombre limité de coopératives à employés-propriétaires, le secteur coopératif au Japon est l’un des plus grands du monde, avec plus de 65 millions de membres – soit près de la moitié de la population nippone de 127 millions d’habitants – et un chiffre d’affaire annuel supérieur à 145 milliards USD. Le secteur a joué un rôle charnière dans la reconstruction et la croissance du pays au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et les coopératives nippones sont uniques en termes de la portée et de la variété de leurs activités. Comme, par exemple, Japan Agriculture, qui à la différence de la plupart des coopératives agricoles ailleurs dans le monde, opère sous forme de coopérative multifonctions, autrement dit qu’en plus de son activité purement agricole, elle est aussi dotée d’une branche financière et offre, en outre, à ses membres des services d’assurance mutuelle et de marketing, entre autres.

D’aucuns pointent la force du secteur coopératif nippon comme l’une des raisons pour lesquelles le Japon affiche une inégalité de revenu inférieureà d’autres économies industrialisées. Cette tendance est, cependant, en train de changer.

Malgré un taux de chômage historiquement faible de seulement 2,8 %, la pauvreté, l’inégalité et le travail contractuel sont en hausse. Et pour cause, l’économie nippone fait face à une série de défis, exacerbés depuis 2011 par un déclin démographique.

De fait, la population du Japon s’est contractée de près d’un million d’habitants en l’espace de cinq ans. C’est la première fois dans l’histoire moderne qu’une nation en situation de paix connait un déclin démographique, lequel peut être attribué à deux facteurs-clés que sont, notamment, de faibles taux de natalité sur plusieurs décennies et des politiques d’immigration restrictives.

« Les gens ont tendance à penser que le Japon est un pays riche et c’est, en quelque sorte, vrai. Il y a beaucoup de Japonais aisés. Cependant, la brèche entre les riches et les pauvres ne cesse de se creuser », explique Nakano. « Nous essayons de fournir des solutions à ces problèmes sociaux. »

Si la loi est modifiée, M. Nakano et d’autres estiment que les coopératives de travailleurs seront à mêmes de jouer un rôle beaucoup plus ample à l’heure de s’attaquer aux défis sociaux au Japon, en étendant les soins aux personnes âgées, les soins à l’enfance et les services aux jeunes. En réalité, elles le font déjà. En dépit de l’absence d’un cadre juridique, le JWCU compte déjà à l’heure actuelle plus de 13.000 travailleurs-membres, principalement dans les différents secteurs de protection sociale au sein des communautés locales à travers le Japon, recourant à un contournement juridique pour fonctionner en tant que coopératives de travailleurs de facto. À bien des égards, elles fonctionnent sous forme de coopératives dont les travailleurs sont les propriétaires, ayant pour vocation non pas la réalisation de bénéfices pour le compte des travailleurs-propriétaires mais la prestation de services sociaux aux personnes dans le besoin.

« Les coopératives de travailleurs et les coopératives sociales au Japon sont d’ores et déjà en train de mettre au point des approches novatrices en réponse aux besoins socio-économiques de la société nippone, fortement caractérisée par la nécessité de soins adaptés aux personnes âgées », explique Leire Luengo, porte-parole de l’International Cooperative Alliance.

« Ces questions sont traitées avec beaucoup de sérieux par les coopératives de travailleurs nippones », affirme Hyungsik Eum de la CICOPA, une organisation internationale de coopératives de l’industrie et des services. « Il s’agit d’un mouvement tout à fait unique qui combine le modèle de coopérative de travailleurs et celui des coopératives sociales.»

Inhibé par des lois complexes

Le fait que le Japon soit dépourvu d’un cadre juridique relatif aux coopératives de travailleurs est dû à la façon dont le secteur lui-même est organisé du point de vue juridique. À la différence de nombreux pays européens, le Japon ne dispose pas d’une loi coopérative unique. À la place, chaque secteur a son propre cadre juridique individuel, ce qui implique, dans la plupart des cas, l’obtention d’une autorisation préalable auprès de différents ministères, rendant d’autant plus laborieuse la création de nouvelles coopératives ou de coopératives multisectorielles.

« La situation au Japon est exceptionnelle », indique Eum. « Dans beaucoup de pays, la législation coopérative relève de la législation générale. » En vertu de la législation en vigueur, les membres du JWCU ne sont pas autorisés à enregistrer leurs entreprises en tant que coopératives de travailleurs, quand bien même elles opèrent en tant que telles. Au lieu de cela, ils ont recours à des vides juridiques alambiqués, comme par exemple l’enregistrement sous forme d’une association à but non lucratif (la version nippone d’une entreprise sociale) ou d’une association sans personnalité juridique, ce qui peut s’avérer « extrêmement prenant et complexe », d’après M. Nakano.

L’idée étant que s’il devient plus facile de constituer des coopératives de travailleurs, ces organisations pourront fournir encore plus de services sociaux pour répondre à l’inégalité croissante, aux heures de travail à rallonge et aux conditions de travail relevant de l’exploitation. Il y a cependant un potentiel encore plus grand – qui est de faire des coopératives de travailleurs une véritable option pour l’ensemble de la population nippone, dès lors que la proposition de loi rendrait l’enregistrement d’une coopérative aussi facile que la création d’une entreprise normale, à but lucratif.

« Si nous disposions d’une nouvelle loi propre, alors n’importe qui, n’importe quel citoyen japonais pourrait aisément établir sa propre coopérative de travailleurs », explique M. Nakano.

Le mouvement prend de l’ampleur. Le JWCU projette de présenter dans le courant de l’année et en collaboration avec ses alliés, une proposition de loi pour des coopératives de travailleurs. Ceci fait suite au lancement, en avril, de la Japan Cooperative Alliance (JCA), une nouvelle organisation nationale qui a pour mission d’accroître la coopération entre les coopératives et de représenter le secteur dans la prise de décisions politiques et les relations publiques. Si tout se passe comme prévu, les membres de la JCA incluront aussi un secteur croissant de coopératives de travailleurs.

« Nous pouvons aider les coopératives à répondre aux défis locaux – vieillissement de la population, pauvreté, dépérissement [économique] des communautés locales – par une mise en commun des ressources coopératives. Nous pouvons faire davantage pour remédier aux défis locaux », conclut Kenki Maeda de la JCA.