Le lent déclin de la culture afro-américaine de Washington

Le lent déclin de la culture afro-américaine de Washington

H Street, in Northeast Washington, used to be one of the economic and cultural hubs of the city’s Black community.

(Andréane Williams)

Du haut de son mètre 50, Virginia Ali, la chevelure blanche et le corps frêle, accueille le flot incessant de clients qui entre dans son établissement. À 84 ans, Virginia Ali est la propriétaire du célèbre diner Ben’s Chili Bowl, un des restaurants les plus célèbres de la capitale américaine.

Ouvert depuis 60 ans, le restaurant, situé sur la rue U (U Street), dans le quadrant nord-ouest de Washington, est un des derniers témoins de l’âge d’or de la culture afro-américaine de la ville.

« Quand je suis arrivée à Washington en 1952, j’ai réalisé à quel point la communauté noire de la ville était importante et distinguée. Nous avions nos propres banques, l’Université Howard, deux cinémas, sans compter tous les commerces, médecins, avocats, architectes », se souvient Virginia.

Anciennement surnommée « Black Broadway », avec ses nombreux commerces et boites de nuits tenus par des Noirs, U street a été le centre culturel et économique de la communauté afro-américaine de la ville jusqu’aux violentes émeutes suivant l’assassinat de Martin Luther King en 1968. Saccagé par les émeutiers, le quartier a été laissé à l’abandon pendant près de 30 ans, faisant place aux gangs et aux vendeurs de crack dans les années 1980.

Jusque-là, la capitale américaine, lieu de résidence de célèbres leaders afro-américains tels que l’abolitionniste Frederick Douglass ou encore l’éducatrice américaine et conseillère du Président Roosevelt, Mary McLeod Bethune, avait été à l’avant-garde de la bataille pour les droits civils. Dès 1830, 35 ans avant l’abolition de l’esclavage, la majorité de la population noire de la ville était déjà libre. Washington est également devenue la première cité à octroyer le droit de vote aux Noirs en 1867, trois ans avant le reste du pays, et à abolir la ségrégation, un an avant l’arrêt historique de la Cour suprême Brown v. Board of Education of Topeka (Brown contre le Bureau de l’éducation de Topeka), interdisant la ségrégation scolaire.

Aujourd’hui, U Street s’est considérablement gentrifiée. Plusieurs immeubles d’époque ont été démolis pour laisser place à des appartements de luxe et des boutiques branchées, conçus pour les nouveaux arrivants, généralement blancs. Les populations noires moins fortunées, elles, sont souvent forcées à l’exode par la hausse des loyers. Dans le quartier, Ben’s Chili Bowl est l’un des trois seuls commerces d’époque détenus par des Noirs à avoir passé l’épreuve du temps.

« Les quartiers de Shaw et U Street étaient le centre du pouvoir politique de la communauté noire de la ville. La disparition de cette majorité noire est donc synonyme de perte de pouvoir politique. Plusieurs églises noires ont également quitté le quartier. C’est comme perdre sa patrie », explique Derek Hyra, auteur du livre Race, Class, and Politics in the Capuccino City.

A quelques pâtés de maisons de là, dans le quartier Shaw, le Howard Theater, récemment rénové, est l’un des hauts-lieux culturels de la communauté noire depuis sa construction en 1910. Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Duke Ellington, Billie Holiday, James Brown, Aretha Franklin, presque toutes les légendes de la musique afro-américaine ont foulé ses planches.

« Regardez, sur cette photo. C’est moi en train de jouer au Howard Theater », raconte Jimi Smooth, un musicien afro-américain originaire de Washington. Lorsqu’il était adolescent, l’homme, aujourd’hui âgé de 72 ans, travaillait comme placeur dans la célèbre salle de spectacle.

« L’Howard Theater était un véritable phénomène culturel. Nous n’avions pas beaucoup d’endroits où aller, mais le Howard Theater maintenait la communauté ensemble. Les gens y allaient pour voir leurs idoles », explique Jimi Smooth.

Comme plusieurs autres symboles de la culture afro-américaine de la ville, le Howard Theater, vandalisé lors des émeutes de 1968, a lui aussi été laissé à l’abandon, jusqu’à ce que sa gestion soit confiée à un groupe privé en 2006.

« Il n’est plus que l’ombre de ce qu’il était dans les années 1970. […] L’argent change tout. Si vous n’avez pas d’argent, vous devez partir. C’est pour cela que la gentrification a mené au déclin de la culture afro-américaine », ajoute-t-il.

Musique go-go : de la naissance au déclin

En plus des grands noms de la musique afro-américaine qu’elle a vu naître tels que Marvin Gaye et Duke Ellington, Washington est le lieu de naissance de la musique go-go. Créé dans les années 1970, ce sous-genre de la musique funk aux influences africaines marquées a fait la fierté des Noirs de Washington pendant les décennies les plus sombres de la capitale.

A l’époque, les groupes de musique se retrouvent en compétition avec les DJs qui n’ont pas besoin de s’arrêter entre les chansons. Chuck Brown, considéré comme le parrain du genre, décide alors de prolonger les solos de percussions durant les intermèdes afin de garder les spectateurs sur la piste de danse.

« La musique est la trame sonore d’une communauté. Le go-go était fait par et pour nous. C’est quelque chose qu’on pouvait revendiquer à Washington. C’était à nous », raconte Kato Hammond, musicien et journaliste afro-américain considéré comme le premier historien du go-go.

« Le go-go était une manière pour les jeunes de se sentir libres. […] Elle leur permettait de s’exprimer, de revendiquer Washington comme leur domicile et de dire qu’ils étaient fiers d’y vivre », explique Brandi T. Summers, professeure-assistante en études afro-américaines à la Virginia Commonwealth University.

Comme plusieurs autres haut-lieux de la culture afro-américaine, le go-go, dans les années 1980, a cependant lui aussi été victime de la montée du crime et de la violence dans la capitale. A l’époque, la ville, qui connaît une grave épidémie de crack, est surnommée la « capitale du meurtre » des États-Unis. Les spectacles de go-go eux, très prisés par les jeunes, deviennent le théâtre de conflits entre gangs rivaux.

« La violence a certainement contribué au déclin du go-go. Quand deux quartiers étaient en conflit, ils savaient où trouver le gang rival parce que tout le monde allait aux spectacles de go-go. Les policiers ont donc commencé à cibler les endroits qui jouaient du go-go afin de contrer la violence », se souvient Kato Hammond.

Gentrification et crise identitaire

Essoufflée par des années de récession économique, l’administration de la ville met sur pied, à la fin des années 1990, un plan de revitalisation de Washington et de ses quartiers défavorisés en attirant plusieurs milliards de dollars d’investissements en projets immobiliers. Résultat : 52 % des quartiers pauvres de la ville ont connu un phénomène de gentrification depuis 2000, selon une étude du magazine Governing.

« L’embourgeoisement de la rue U et du corridor de la rue H a chassé les endroits où l’on pouvait acheter des billets, entendre de la musique go-go et acheter nos pantalons de sports brodés aux couleurs de nos quartiers », écrivait Natalie Hopkinson, journaliste et auteure du livre Go-Go Live: The Musical Life and Death of a Chocolate City, dans un article publié dans le Washington Post, le 11 avril 2010.

Dans son petit commerce de la rue H, au nord-est de la capitale, Albert Hillman coupe les cheveux des gens de sa communauté depuis 50 ans. Sur les murs du petit local, des photos de Mohammed Ali, Martin Luther King, Nelson Mandela et Malcom X rappellent l’héritage afro-américain du quartier, dont Albert Hillman est l’un des derniers barbiers.

« Des développeurs m’appellent tous les jours pour me proposer d’acheter mon salon. Ils me proposent 1 million de dollars US. La gentrification, c’est bien parce que ça amène du travail, mais beaucoup de gens ont été forcés de partir à cause de l’augmentation des loyers », raconte le barbier, une brochure d’agent immobilier à la main.

Épiceries, salons funéraires, salons de beauté, barbiers ; de nombreux commerces détenus par des Noirs ont fermé leurs portes à cause de l’embourgeoisement de leur quartier. Selon le Urban Institute, un organisme de recherche américain sur les politiques sociales et économiques, près de 68.000 nouveaux résidents auraient élu domicile à Washington entre 2000 et 2010. Mais 50.000 d’entre eux étaient des Blancs. Les milléniaux de 18 à 34 ans formeraient quant à eux 35 % de la population de la ville, contre 23 % pour le reste du pays.

Patrick Nease, une jeune musicien et consultant de 25 ans originaire de Virginie occidentale, a emménagé près de la rue H en 2015. « Quand j’ai déménagé sur la rue H, j’ai senti que j’emménagerais au cœur de la ville et que je ferais partie d’une communauté où les gens vivent depuis des années. Je parle cependant à mes voisins qui me disent que le quartier change très rapidement. Certains sont forcés de partir parce que leur propriétaire augmente leur loyer. Cette situation me rend inconfortable », explique-t-il.

Pour Brandi T. Summers, le phénomène explique en partie la perte de terrain de la culture afro-américaine dans la ville. « La culture quotidienne, c’est cultiver la manière dont les Noirs vivent au quotidien, l’entreprenariat, les petites épiceries ouvertes et tenues par des Noirs, la musique go-go, les professeurs et les artistes, les décisions politiques qui permettent aux Noirs de prospérer, telles que l’accès à l’éducation et à l’emploi, contrairement aux lois qui ont tendance à défavoriser les Noirs de manière disproportionnée et qui conduisent à la pauvreté, aux incarcérations et à la privation de droits. Tout ce qui a fait de Washington un endroit où il faisait bon vivre pour ses résidents, même quand le reste du pays la voyait comme un endroit terrible », explique-t-elle.

C’est pour éviter que sa communauté subisse le même sort que l’activiste culturel et artiste Vernard Gray a décidé de recenser, sur un site Internet, les artistes noirs des quartiers défavorisés de l’est de la rivière Anacostia, une région de la capitale connue pour sa pauvreté, son taux de criminalité et ses fusillades. Photographe, galeriste, conservateur d’art, Vernard Gray se bat depuis les années 1960 pour la préservation de la culture afro-américaine à Washington. En 1976, il crée la galerie Miya, un espace artistique dédié à la promotion de l’art afro-américain, dont il sera le directeur jusqu’à sa fermeture en 2001.

« Mon projet a pour objectif de donner de la visibilité aux artistes et de mettre en valeur le fait qu’ils résident à l’est de la rivière. J’espère que cette visibilité encouragera les gens à avoir davantage affaire avec eux », explique Vernard Gray. « J’ai vu un site d’annonces immobilières qui qualifiait la région de "zone émergente", ce qui est une façon de dire qu’il y a des opportunités abordables et qu’on peut s’en emparer. […] Les développeurs s’emparent des lieux, en font ce qu’ils veulent et les renomment, comme si de rien était. »

This article has been translated from French.