La transition écologique est une évidence, mais que peuvent faire les syndicats du Sud pour s’assurer qu’elle soit juste ?

La transition écologique est une évidence, mais que peuvent faire les syndicats du Sud pour s'assurer qu'elle soit juste ?

A man walks past debris left by Hurricane Matthew in Dame-Marie, Haiti on 10 October 2016. Unless urgent action is taken to stop global warming, climate vulnerable countries like Haiti will continue to suffer devastating consequences.

(AP/Dieu Nalio Chery)

La 24e Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur le changement climatique (COP24) débutera dans quelques jours à Katowice, en Pologne, alors que l’ampleur du défi que représente la mobilisation des efforts collectifs déterminants pour notre qualité de vie et indispensables pour prévenir une catastrophe climatique reste tout aussi intimidante que jamais.

Garantir un avenir plus durable pour tous – fondé sur une économie bas-carbone, des emplois verts et décents et une protection sociale normalisée –, cela représente un engagement colossal, y compris pour les économies les plus avancées. À quoi ressemblera donc cette transition juste dans les pays du Sud, qui se trouvent non seulement en première ligne du changement climatique mais sont très souvent aussi dépourvus des institutions et des mécanismes capables de garantir des politiques d’atténuation et d’adaptation adéquates ?

Cette question a constitué le point crucial d’un séminaire de quatre jours qui s’est tenu en août dernier à Cotonou, au Bénin. Organisé par la Confédération syndicale internationale (CSI), la CSI-Afrique, l’ONG belge World Solidarity Movement (WSM), la centrale syndicale nationale belge CSC et son Institut d’éducation ouvrière internationale (IEOI), l’atelier de travail « Une transition juste pour tous vers une société socialement et écologiquement durable » a réuni 46 participants issus de syndicats d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes et d’Amérique latine.

Combinant présentations, interventions d’experts, discussions et visites de terrain, les personnes qui ont participé à cet échange Sud-Sud ont partagé des exemples de bonnes pratiques, d’approches pour la promotion de la transition juste au niveau d’entreprise, de secteur et de pays et de stratégies de défense de la cause des travailleurs, dans le cadre de l’Initiative du centenaire sur l’avenir du travail de l’Organisation internationale du travail (OIT).

« Quand vous songez à l’étendue du problème, il y a facilement de quoi être découragé », affirme Ismail Bello, secrétaire général adjoint du National Union of Textile Garment and Tailoring Workers of Nigeria (NUTGTWN, syndicat national des travailleurs de l’industrie textile du Nigéria), un affilié du Nigeria Labour Congress (NLC).

« Au Nigeria, nous avons 87 millions de personnes qui gagnent moins d’un dollar USD par jour. Jusqu’à 75 % des travailleurs sont sous-traités et dépourvus de couverture sociale.»

« Nous sommes une nation de 200 millions de personnes affectées par divers impacts du changement climatique », a-t-il indiqué, se limitant à n’en citer que deux exemples, ceux des inondations annuelles et des violences communautaires liées aux pénuries de ressources.

« Et pourtant nous devrions considérer ces crises comme une aubaine », a imploré M. Bello au cours d’une intervention. C’est un sentiment qui résume assez bien l’esprit du séminaire de Cotonou.

Et des opportunités, il y en a. James Canonge, Chargé de protection sociale au Bureau international du Travail, a dit aux participants que la transition juste pourrait résulter dans la création de 18 millions de nouveaux postes d’ici à 2030. Déjà aux États-Unis, il est estimé qu’un plus grand nombre de personnes travaillent dans l’énergie solaire que dans les secteurs du pétrole, du charbon et du gaz réunis. Au Brésil, le Programme Bolsa Verde a, depuis 2011, versé des allocations en espèces à plus de 54.000 familles rurales pauvres en échange de l’entretien des forêts. Et en novembre 2018, les syndicats espagnols ont conclu un « Accord sur le charbon » historique d’un montant de 250 millions d’euros, qui prévoit la fermeture d’une majorité des mines de charbon du pays, combinée à des programmes de développement durable dans les régions minières.

La transition juste est globalement définie en vertu de cinq grands principes : la création d’emplois, la protection sociale, le dialogue social, l’investissement et la recherche.

La configuration de ces principes variera en fonction du pays et du contexte mais comme l’a souligné Rhoda Boateng, spécialiste du climat à la CSI-Afrique : «La transition juste ne constitue pas l’objectif ultime mais le processus. »

À l’issue d’une série de visites de terrain, les participants ont pu avoir un aperçu de ce que ces principes représentent dans la pratique. La première escale était Songhaï, un programme d’exploitation agricole à grande échelle situé aux abords de Porto Novo. En plus de dispenser des formations à plus de 5.000 étudiants par an et d’employer environ 1.500 travailleurs, ce programme inclut des recherches innovantes, de même que le développement et la production d’entreprises agricoles bio basées sur le principe « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », attribué au philisophe des Lumières et économiste français Antoine Laurent de Lavoisier.

Nous avons ensuite visité un projet d’agriculture durable de plus petite envergure à proximité de Cotonou, fondé par une organisation locale, le Mouvement des travailleurs chrétiens (MTC), et l’ONG WSM. Ce projet est un exemple du principe premier : la création d’emplois. « En 2014, nous avons identifié un certain nombre de jeunes qui avaient fini leur formation agricole à Songhaï mais étaient à la maison depuis, sans terre, ni ferme, ni travail », a expliqué Emile Ahissou, coordinateur de projets chez MTC.

« Comme nous essayons de promouvoir le travail décent, nous avons décidé de les former à l’entrepreneuriat agricole collaboratif et avons mis sur pied une coopérative. »

Depuis lors, le projet s’est étendu à environ 40 agriculteurs de tous âges, qui sont actuellement rémunérés au-dessus du salaire minimum et ont accès aux microfinancements, ainsi qu’à un centre médical, le tout grâce au soutien des syndicats.

La dernière étape nous a menés chez Ciment Bouclier, l’une des principales cimenteries du pays. Décrite par les syndicalistes locaux comme une voix prépondérante dans le dialogue social, cette société a remporté des éloges pour avoir inscrit le travail décent, la santé et la sécurité, la gestion environnementale et la responsabilité sociale au cœur de son travail.

La protection sociale, le dialogue social, l’investissement et la recherche

Durant toute la semaine, les syndicalistes ont partagé leurs propres expériences au regard des cinq principes. Faire en sorte que les travailleurs les plus susceptibles d’être affectés par la transition juste (comme les travailleurs précaires, migrants et/ou informels) soient protégés et étendre la protection sociale aux membres les plus vulnérables de la société, tels sont les fondements du deuxième principe. Sid’Ahmed Kaabach, de la Confédération libre des travailleurs de Mauritanie (CLTM), a expliqué à Equal Times que c’est précisément ce que son syndicat essaie de faire en Mauritanie :

« Avec plusieurs autres confédérations, nous avons employé l’argent que nous recevons des membres pour construire le plus grand marché de la capitale, Nouakchott. Nous louons à présent ces espaces aux commerçants et commerçantes pour qu’ils aient un endroit sûr et propre où vendre leurs produits. Nous utilisons ensuite une partie de l’argent qu’ils génèrent pour créer une caisse d’assurance médicale », a-t-il expliqué.

Le dialogue social inclusif et participatif constitue le troisième principe. « Le dialogue social est crucial parce que les travailleurs méritent d’avoir leur place à la table des négociations où leur futur est en train d’être décidé », a affirmé devant les participants Bert De Wel, responsable de la politique climatique de la CSI. Un bon exemple de dialogue social au niveau national peut être trouvé en Indonésie, où les syndicats et la société civile contribuent à la mise en œuvre du Plan d’action national sur l’adaptation au changement climatique.

« Nous avons une coalition, l’Alliance du peuple d’Indonésie, par le biais de laquelle nous tentons d’influencer la politique nationale sur les accords commerciaux et l’environnement », a déclaré Maria Emeninta, coordinatrice de programme pour l’IEOI en Indonésie et la Confederation of Indonesia Prosperity Trade Union (KSBSI). En tant que cinquième principal émetteur de gaz à effet de serre du monde, la pression monte sur le gouvernement indonésien, qui est appelé à donner l’exemple : « L’Indonésie a pris un engagement de taille, qui est de réduire ses émissions de 25 % d’ici à 2020, et jusqu’à 40 % si les pays développés fournissent des fonds et leur soutien. Nous avons un Conseil national sur le changement climatique et depuis quelques années, l’Alliance a apporté sa contribution au programme. »

Le KSBSI a également formé ses membres dans la négociation de clauses sur l’action climatique dans leurs conventions collectives (CC). « Il s’agit de renforcer l’engagement des employeurs à soutenir les travailleurs sur cet enjeu, notamment en garantissant l’affectation d’un budget dans le cadre du programme de responsabilité sociale de l’entreprise, pour le subventionnement d’activités syndicales telles que la plantation d’arbres. »

Le quatrième principe est l’investissement. Tout, depuis l’investissement dans les énergies renouvelables et les normes de bâtiment vert jusqu’au recyclage des travailleurs requerra de l’argent – en quantités importantes. D’après une enquête récente du Grantham Research Institute on Climate Change and the Environment et de l’Initiative for Responsible Investment, « 2.000 institutions avec des actifs sous gestion estimés à plus de 70 billions USD ont souscrit aux Principes pour un investissement responsable, s’engageant par-là même à intégrer les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance à tous les niveaux de leurs activités ».

Cependant, les syndicats veulent voir des investissements sains et administrés dans la sphère publique, de manière à ce qu’ils profitent aux gens ordinaires et pas uniquement aux investisseurs.

Le dernier principe de la transition juste est la recherche. « Une transition oui, mais vers quoi ? », s’interroge Mme Boateng de la CSI-Afrique. « Quelles compétences seront requises et quels emplois seront disponibles ? » Esperidon Villa Paredes, directeur général de l’Institut national de formation agraire et syndicale en République dominicaine, a expliqué que son syndicat dispense des formations aux petits agriculteurs en vue de leur transition à une agriculture adaptable au climat, notamment dans les domaines de la production de cacao bio, des projets de reforestation et de la création de produits à valeur ajoutée : « Comme nous ne cultivons pas de blé en République dominicaine, nous avons appris à nos membres à faire du pain composé de 40 % de fruit à pain, cultivé localement, et de 60 % de blé importé. Cela permet à la fois de réduire le coût et de soutenir l’économie locale. Et c’est aussi très bon pour la santé ! »

Surmonter les obstacles et forger l’avenir du travail

Outre les meilleures pratiques, les participants ont aussi évoqué certains des grands obstacles auxquels ils s’affrontent à l’heure de promouvoir une transition juste et un développement durable. Un problème qui a été soulevé est le fait qu’une transition juste ne peut intervenir en l’absence de syndicats forts et d’un canal de communication ouvert avec les gouvernements et les employeurs. Dans bien trop de pays, un tel dialogue est inexistant.

Marc Dorvil, chargé de programme auprès de la Confédération des travailleurs et travailleuses des secteurs public et privé (CTSP) d’Haïti a qualifié la situation dans son pays d’« extrêmement difficile ». « Les différents gouvernements qui se sont succédé au pouvoir depuis la formation de notre syndicat en 2008 refusent de reconnaître le travail des syndicats ou les droits des travailleurs. Bien qu’Haïti ait ratifié les huit conventions fondamentales de l’OIT, à chaque fois que les travailleurs s’organisent, ils sont immédiatement réprimés par le gouvernement. » Cette situation rend M. Dorvil d’autant plus circonspect quant à la possibilité d’une transition juste en Haïti.

« Nous n’avons pas de dialogue social et nous n’avons pas de protection sociale. En ce moment, nous négocions simplement pour qu’il y ait un dialogue. »

Pour Maria Emeninta KSBSI/IEOI Indonésie, arriver à faire comprendre aux syndicalistes que le changement climatique est effectivement un enjeu syndical reste compliqué. « En Indonésie, il reste encore un si grand nombre de problèmes à résoudre dans le domaine de la violation des droits des travailleurs fondamentaux comme la protection sociale, les licenciements déloyaux et les bas salaires. Les gens perçoivent le changement climatique comme un enjeu relevant des plus hautes sphères, un problème devant être traité par le gouvernement, aussi nous revient-il de nous efforcer à mettre clairement en évidence le lien entre la problématique du changement climatique et les syndicats », a-t-elle déclaré.

Cependant, selon M. De Wel, de la CSI, l’intégration de l’action climatique n’a pas lieu d’être onéreuse. « Il nous faut 99 % de syndicalistes qui parlent de l’action contre le changement climatique parallèlement à leur travail sur l’organisation ou la protection sociale, ou quel que soit le cas », a-t-il affirmé.

« Il faut que tous les syndicalistes intègrent le message de l’action climatique – sans pour cela que tout le monde doive se convertir en un écologiste à temps plein. »

À cela s’ajoute le fait qu’un bon emploi n’est pas forcément toujours un emploi vert. Aux Philippines par exemple, selon Vicente Posada Unay Jr, coordinateur du programme Power (Énergie) chez SENTRO, les syndicats de l’industrie de la production électrique au charbon ont conclu des conventions collectives plus favorables, avec des salaires plus élevés que la moyenne. « Pour autant, le défi désormais consistera à convaincre nos syndicats des centrales au charbon que l’intérêt national doit transcender leurs conventions collectives. »

M. Posada s’est également déclaré préoccupé du fait que malgré la présence d’une des législations les plus progressistes en matière de changement climatique, il reste un fossé entre la théorie et la pratique aux Philippines. Il cite, à titre d’exemple, la Loi de 2008 sur l’énergie renouvelable, qu’il décrit comme étant davantage axée sur l’investissement que sur la création d’emplois verts de qualité. « Puis, en 2016, le Congrès a passé la Loi sur les emplois verts, cependant ni nous [les syndicats], ni le Département du Travail et de l’Emploi (DOLE), n’ont jamais été consultés à ce propos. »

L’atelier de travail s’est clos avec la formulation de plans d’action nationaux et d’une liste de recommandations concernant le rôle devant être joué par les syndicats dans la promotion d’une transition juste et d’un développement durable. Les signataires de la déclaration ont pris un engagement sur 33 points qui sera présenté à l’occasion du 4e Congrès mondial de la CSI, la semaine prochaine, à Copenhague.

Les points incluent la syndicalisation, à titre prioritaire, des travailleurs vulnérables aux effets des changements climatiques ; la mise sur pied de fonds de solidarité en soutien aux travailleurs informels et une action politique en faveur d’un cadre, de politiques et de programmes de réglementation environnementale efficaces et axés sur les personnes. M. Dorvil de la CTSP Haïti, a décrit le séminaire comme une « source d’inspiration. Il y a tant d’exemples que je peux rapporter chez moi. Mais tout commence par la sensibilisation et le changement des mentalités des gens. C’est le tout premier pas. »