Exploité sur un chantier en Pologne, un travailleur nord-coréen attaque le donneur d’ordre néerlandais en justice

Le 8 novembre 2018, un travailleur nord-coréen travaillant dans des conditions proches de l’esclavage sur un chantier naval polonais, pour un fournisseur d’une entreprise de construction navale néerlandaise, a déposé une plainte pénale contre cette entreprise auprès du Parquet néerlandais. Le nom de l’entreprise n’a pas été divulgué afin d’éviter de potentiellement nuire à la procédure.

L’article 273f (6) du Code pénal néerlandais criminalise le fait profiter de l’exploitation de la main-d’œuvre, ne visant pas ainsi les auteurs directs de cette exploitation, mais bien ceux qui en tirent profit.

Ce dossier unique vise à tenir l’entreprise située au sommet de la chaîne responsable du travail forcé pratiqué en aval dans la chaîne d’approvisionnement. Dans le cas de la construction navale, cette chaîne est en fait plutôt courte : l’acheteur sous-traite le cœur de métier de la construction de la coque complète à l’étranger pour un prix avantageux.

L’exploitation de travailleurs nord-coréens dans deux chantiers navals polonais différents a été révélée dans deux rapports, l’un publié en 2016et l’autre en 2018.

Tous deux ont été rédigés par le Leiden Asia Centre, un institut de recherche affilié à l’Université de Leyde aux Pays-Bas. Cette recherche a démontré à quel point la maltraitance des travailleurs nord-coréens est bien documentée en Pologne. Grâce aux registres obligatoires et aux fréquentes inspections du travail imposés par l’UE, une image très précise a été dessinée : sur la manière dont les ouvriers travaillent et vivent, dont ils sont payés ou non, dans quelles conditions ils travaillent et qui sont leurs employeurs réels et « sur le papier ».

Les deux rapports ont établi que les conditions de travail et de vie des travailleurs nord-coréens en Pologne répondent aux critères d’exploitation par le travail. Ce qui rend leur cas particulièrement intéressant, c’est que les droits des travailleurs migrants au sein de l’UE sont assez bien établis ; du moins en théorie. Mais le fait de posséder des droits légaux en tant que travailleur migrant ne garantit pas que ces droits seront respectés dans la pratique. Cette affaire offre donc des perspectives intéressantes afin d’explorer des voies juridiques concrètes afin d’obtenir justice pour les travailleurs exploités dans le contexte de la sphère juridique de l’UE.

Comment se produit l’exploitation

Les travailleurs nord-coréens sont recrutés dans leur pays pour travailler à l’étranger. Les estimations varient de 50.000 travailleurs dans le monde entier à 200.000 en Chine, en Russie, en Afrique, au Moyen-Orient et dans le Golfe. Les travailleurs émigrés constituent une importante source de revenus pour le gouvernement nord-coréen et les critères de sélection varient de la loyauté au parti au fait d’être marié et d’avoir des enfants, afin de réduire les risques de défection.

Les travailleurs ne reçoivent des informations sur leur pays de destination que peu de temps avant leur départ ; le voyage est généralement organisé par les ambassades nord-coréennes à l’étranger. Dès leur arrivée, les travailleurs remettent leur passeport et commencent à travailler immédiatement sans jamais recevoir de contrat de travail, de compte bancaire ou d’informations sur leurs conditions de travail ou sur leur salaire.

En Pologne, ces travailleurs sont principalement employés par une société nord-coréenne enregistrée en Pologne ou par une société polono-nord-coréenne. Ils sont ensuite « détachés » dans d’autres entreprises, une pratique souvent illégale en vertu des conditions de leur permis de travail. En tant que sous-traitants, ces entreprises perçoivent une rémunération pour la mission. Les travailleurs ne reçoivent qu’une fraction de ce montant. Un paiement mensuel formel est réalisé, dont les fiches de paie portant des signatures falsifiées sont incluses dans les rapports d’inspection du travail, puis il y a le paiement effectif que les travailleurs reçoivent. Ces paiements sont irréguliers : parfois une fois par mois, la plupart du temps moins fréquemment.

Et les montants qu’ils reçoivent varient considérablement, allant de quelques dollars par mois à quelques centaines de dollars.

Des frais arbitraires pour tout, y compris la nourriture et le logement, ainsi que les dons et paiements obligatoires pour le parti au pouvoir, le Parti du travail de Corée, sont également déduits.

L’inspection du travail a souvent signalé des situations de travail dangereuses et au moins un accident mortel s’est produit au cours duquel aucune des mesures de sécurité requises n’avait été respectée.

En outre, les travailleurs vivent dans des logements trop exigus. Ceux-ci sont humides, attaqués par la moisissure et dépourvus d’installations pour se laver. Le surmenage excessif est également fréquent chez les travailleurs : ils sont privés de repos ou de jours de congé suffisants et travaillent pendant de longues heures irrégulières, souvent six ou sept jours par semaine. Par ailleurs, en tant que citoyens nord-coréens, ils n’ont aucune possibilité de quitter le lieu de travail ou le pays.

Qui sera tenu responsable ?

Tout bien considéré, on peut raisonnablement conclure que la situation des travailleurs nord-coréens en Pologne peut être qualifiée de « travail forcé ». Le documentaire de 2016 de Vice, Cash for Kim, ainsi que les conclusions du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la Corée du Nord et le rapport américain sur la traite des êtres humains le confirment également.

La question qui se pose donc est la suivante : qui sera tenu responsable des violations des droits de l’homme et du travail dont sont victimes les travailleurs nord-coréens ? Et quid des profits qui en résultent ? La Corée du Nord, qui fournit cette réserve de travailleurs ? Les employeurs directs ou indirects en leur qualité d’auteurs, filiales ou partenaires commerciaux qui donnent les ordres et qui en retirent les profits ? Ou peut-être chacun d’entre eux ? La question de la responsabilité passe alors de l’idée de la responsabilité pour faute à celle de la responsabilité objective, ce qui peut se justifier par le fait que les parties ont profité d’une main-d’œuvre inacceptable et bon marché.

Les deux rapports du Leiden Asia Centre sur la main-d’œuvre nord-coréenne en Pologne montrent clairement que les entreprises de construction navale polonaises travaillent en étroite collaboration avec leurs partenaires néerlandais dans le domaine du financement des navires, ainsi que dans ceux de la fourniture des pièces, de la gestion des projets, du savoir-faire technique, de l’obtention de certifications de qualité et du partage des financements de l’UE.

Tout ceci constitue une preuve suffisante d’un partenariat et d’une coopération étroits. Une question intéressante consiste à savoir si, en cas d’abus et d’exploitation du travail avérés, le cadre juridique néerlandais dispose de moyens suffisants pour tenir les entreprises partenaires responsables de leurs actes. Les entreprises pourraient être poursuivies pour des infractions pénales si l’exploitation s’avère être un cas d’exploitation grave en matière de travail, comme le prévoit l’article 273 du Code pénal néerlandais, et notamment l’article 273f (6) mentionné ci-dessus.

Il incombe désormais au Parquet néerlandais de déterminer s’il se saisira de l’affaire et poursuivra l’auteur présumé qui « tire profit » de l’exploitation par le travail.

Toutefois, cette décision prendra des mois. Outre les divers arguments juridiques, d’autres considérations seront prises en compte : notamment la question de savoir si le Parquet néerlandais (qui pâtit d’un manque sévère de personnel) dispose de suffisamment de moyens ou encore si les pressions éventuelles des politiciens et des entreprises pourraient faire primer les perspectives financières et commerciales. Cette affaire est intéressante à suivre, surtout du fait qu’elle pourrait permettre à d’autres travailleurs d’obtenir justice dans des dossiers où ces derniers sont exploités au profit d’utilisateurs finaux situés au sommet de la chaîne d’approvisionnement.