Être « sans patrie » au Liban, c’est rester sans droits et sans travail décent

Être « sans patrie » au Liban, c'est rester sans droits et sans travail décent

Ali and Samer Kanjo in their home in Hay el-Gharbi, with their identity papers, marked ‘under review’, at their feet.

(Emmanuel Haddad)

Juliano a tout fait pour mener une vie normale. Locataire d’un appartement dans le quartier gentrifié de Mar Mikhael, à l’est de Beyrouth, avec sa mère Julie, il a multiplié les petits boulots où la carte d’identité n’était pas requise : ouvrier, plongeur, serveur, etc. Lui qui présente pourtant si bien, avec son sourire séraphique. Julie allait souvent prier à l’église, pour le repos de l’âme de son époux décédé peu après la naissance de son fils et pour l’aider dans sa lutte contre le diabète. Les oraisons n’ont pas suffi.

« La santé de ma mère s’est dégradée. Elle a perdu une jambe. Je n’arrivais plus à payer le coût de son traitement et le loyer prohibitif. Alors, depuis quelques mois, nous nous sommes installés ici », dit le jeune homme de 24 ans, depuis le sous-sol d’un ancien hôpital squatté par des réfugiés palestiniens, syriens et par des travailleurs migrants. Pour Juliano, la chute est brutale. « Je n’ai jamais été attiré par les drogues, mais parfois, je pense à mettre fin à mes jours ».

La femme, un citoyen de second rang

Juliano est né avec un handicap majeur : il est apatride dans son propre pays. Car son père, bien que libanais, n’a pas enregistré sa naissance avant de périr dans un accident. Selon la loi, la mère, même de nationalité libanaise ne peut pas inscrire elle-même son enfant à l’état-civil. C’est pourquoi, le jeune homme a passé sa vie hors des radars, sans accès à l’éducation, à la couverture sociale et au droit du travail. Un handicap légal que combattent les membres de la campagne « Ma nationalité est un droit pour moi et ma famille » depuis 2001.

Responsable de la campagne au sein du collectif régional CRTDA, Karima Chebbo résume : « Selon la loi au Liban, la nationalité n’est transmise que par le père. Si celui-ci n’a pas enregistré un enfant au bout d’un an, c’est le début du chemin de croix pour la mère et ses enfants. »

Le CRTDA (Collective for Research and Training Development - Action) demande une réforme de la loi sur la nationalité, adoptée en 1925 à l’époque du mandat français, pour introduire le principe de l’égalité des genres. En vain. « Depuis le début de notre campagne, les politiciens ont utilisé le même double argument d’autorité : octroyer ce droit aux femmes risquerait d’entraîner la naturalisation des Palestiniens réfugiés au Liban et le déséquilibre confessionnel du pays. Or, en 1994, le président Elias Hraoui a promulgué un décret de naturalisation permettant à une majorité de musulmans d’être naturalisés. Le président Michel Aoun vient à son tour de naturaliser 300 personnes, en majorité syriennes et palestiniennes, sans aucun critère ni transparence ! », s’indigne-t-elle.

Directrice du bureau Liban du collectif, Lina Abou-Habib en est persuadée : « Derrière l’argument de l’équilibre confessionnel, il y a l’idée que la femme doit suivre l’homme, qu’elle est une citoyenne de second rang. »

Pour répondre à cet argument, le CRTDA a néanmoins accepté de réaliser des statistiques sur les femmes libanaises mariées à des non-Libanais. Résultat, elles sont bien plus nombreuses à se marier avec des hommes libanais apatrides ou dont la nationalité est « à l’étude » qu’avec des réfugiés palestiniens.

À l’ombre de la République

« À l’étude », c’est ce qui est inscrit sur la carte d’identité de la famille Kanjo depuis des générations. « Je suis né au Liban, mon père et mon grand-père aussi, mais notre nationalité est toujours "à l’étude". Et aujourd’hui, j’ai deux filles qui, comme moi, ne pourront pas aller à l’école », s’indigne Samer Kanjo, 27 ans, depuis la pièce unique aux murs décatis de la maison familiale à Hay el-Gharbi, un quartier informel à l’ombre du stade de Beyrouth.

Hay el-Gharbi, ses ruelles étroites non-asphaltées, ses baraques branlantes, ses entrelacs de câbles électriques, Samer et son frère Hassib n’en sortent presque jamais, faute de papiers libanais.

Samer, Hassib et Juliano sont des apatrides de genres différents. Responsable du programme de soutien légal des apatrides au sein de l’ONG Frontiers Ruwad, Samira Trad précise : « Il y a différents types d’apatrides libanais. Soit les parents ont un état-civil mais n’ont pas enregistré leurs enfants. Soit ils n’ont eux-mêmes pas été enregistrés dans le seul recensement de population qu’ait connu le Liban en 1932, même s’ils vivaient au Liban à l’époque. À côté, le groupe appelé "à l’étude" est composé de personnes enregistrées lors du recensement de 1932, mais issues d’une nationalité inconnue. »

Les apatrides « à l’étude » disposent d’un statut précaire : la Sûreté générale leur délivre un laissez-passer qui fait office de carte d’identité. Ils sont entre 18.000 et 24.000. Les autres, que Frontiers Ruwad estime à 40.000, « ils sont invisibles », dit Samira. « Leur seule voie de recours possible pour obtenir la nationalité est la voie judiciaire. »

Qu’ils soient « à l’étude » ou non, les apatrides vivent à l’ombre de la République, selon Marie-Rose Zalzal, avocate spécialisée sur la nationalité : « Les citoyens sans nationalité vivent dans la peur des autorités, dans la relégation de leurs droits fondamentaux à l’éducation et à la santé. Ajoutons que la carte d’identité est aussi un moyen de se valoriser et d’exister socialement. »

Samer Kanjo l’assure : beaucoup d’habitants des taudis de Hay el-Gharbi sont « à l’étude » : « On ne peut pas vraiment en sortir, car on n’a pas les moyens de payer les loyers hors d’ici, faute de pouvoir travailler autrement qu’au noir. » À l’instar de leur père Ali, Samer et Hassib gagnent leur vie dans des zaffés, des orchestres de mariage. Leurs clients sont les habitants de Hay el-Gharbi ou leurs proches ; ils entretiennent leur activité non-déclarée par le bouche-à-oreille, faute de mieux : « à chaque fois que nous avons cherché un autre emploi, on nous a demandé nos papiers et, à la vue de notre statut "à l’étude", nous avons essuyé un refus », soupire Samer. Dans un pays où les syndicats sont faibles et politisés selon l’OIT et où seul 11% de la population est syndiquée, les apatrides sont aussi hors des radars de la lutte sociale. Pour Karima Chebbo, « le problème de la pauvreté découle de l’absence de nationalité et non l’inverse. »

« Les choses bougent doucement… Quand elles bougent »

Depuis son appartement de Naameh, au Sud de Beyrouth, Hannah Naif el-Hussein débite d’un ton pressé ses déboires passés : les refus répétés d’hommes de se fiancer avec elle, l’abandon de l’école faute de pouvoir travailler. « Adolescente, j’avais honte de moi, je voulais m’immoler par le feu en filmant la scène, pour que mes frères et sœurs ne subissent pas le même sort », lâche la jeune femme de 28 ans aujourd’hui mariée dont le père, par négligence et pauvreté, n’a enregistré la naissance d’aucun de ses six enfants.

Touché, un voisin la dirige vers une émission de télévision qui la connecte avec Frontiers Ruwad : « Ils m’ont aidé à déposer une demande de nationalisation devant le tribunal de Zahlé, en payant les tests d’ADN. C’était il y a plus d’un an. Mon dossier est depuis bloqué au ministère de l’Intérieur. » Mais Hannah ne peut pas attendre. Elle souffre d’une maladie pulmonaire et, sans couverture sociale, elle ne pourra bientôt plus payer son traitement.

Responsable du soutien légal des apatrides à "Frontiers Ruwad", Samira Trad reconnaît : « Depuis 2006, nous avons soutenu 74 personnes devant la justice pour des démarches liées à la nationalisation ».

Cela peut prendre entre deux et cinq ans. L’ONG se concentre donc sur la prévention : « En 2015, nous avons initié un groupe de travail avec cinq ministères et le Haut-commissariat de l’ONU pour les réfugiés afin de réduire et prévenir le nombre d’apatrides dans le futur. Jusqu’ici, nous avons obtenu une circulaire du ministère de l’Éducation pour inscrire les enfants apatrides à l’école, le ministère des Affaires sociales songe à étendre ses services aux apatrides. Mais au-delà de ces gestes, ce que nous visons est d’aboutir à un cadre légal », sans faire montre d’optimisme : « Il y a de petites améliorations. Ayant à l’esprit l’instabilité politique, l’absence de président, de parlement ou de gouvernement la majorité du temps, les choses bougent doucement… Quand elles bougent. »

This article has been translated from French.