Face aux « coups mortels » portés par le régime, la liberté de la presse en Égypte se meurt

Face aux « coups mortels » portés par le régime, la liberté de la presse en Égypte se meurt

A vendor sells newspapers in Cairo in December 2018. The front pages of Egyptian newspapers tend to look more and more alike each day. Both written and televised media have become a means of propaganda for the military regime.

(Jamal Boukhari)

En Égypte, le monde des médias est en état de choc. La dernière chaîne d’information privée vient de passer sous le contrôle du Service des renseignements généraux égyptien, les « Moukhabarats » en arabe. En septembre, Elam al-Masryien (Egyptian Media Group/Les médias égyptiens, ndlr), entreprise médiatique prête-nom possédée en réalité par les Moukhabarats s’est emparée de toutes les actions du réseau TV CBC, un des plus grands réseaux télévisuels d’Égypte.

Quelques jours plus tard, l’entreprise, dirigée actuellement par Yasser Selim, ancien officier des Moukhabarats, a décidé de supprimer l’émission politique Hona al- AssemaIci la capitale »), de Lamis al-Hadidi, l’ « Oprah Winfrey égyptienne ». Cette animatrice avait refusé de transformer son émission politique en un show de divertissement. Elam al-Masryein a également licencié la moitié du personnel de la chaîne Extra News, dernière chaîne d’information privée d’Égypte. En parallèle, le service des renseignements militaires œuvre toujours discrètement, pour lancer la chaîne DMC News pour concurrencer Al-Jazeera et Sky News au Moyen-Orient et placer le Caire au centre de la carte médiatique de la région.

Ces récentes décisions des services des renseignements égyptiens, montrent que l’État ne veut pas seulement museler les médias, mais également devenir la seule source d’information arrivant dans les foyers égyptiens. Pour Reporters sans frontières, l’Égypte se classe 161e au classement de la liberté de la presse en 2018.

Des nationalisations cachées

En août 2018, l’animateur star Tamer Abdel Moneim, du réseau al-Assema a ouvertement accusé les Moukhabarats de ruiner les médias en Egypte et de congédier les animateurs politiques, dans une vidéo publiée sur sa page Facebook. Tamer Abdel Moneim, comme d’autres animateurs politiques, venait d’être renvoyé quelques jours après que les deux réseaux télés al-Assema et al-Hayat sont passés aux mains du groupe Elam al-Masryien. Sa faute: avoir parlé de politique en direct à la télévision, même s’il était classé comme « anti-révolutionnaire » et soutenait ouvertement le président Abdel Fattah al-Sissi, réélu en mars 2018, à 97 % des voix.

L’expansion fulgurante du groupe Elam al-Masriyen remonte à mai 2016. Cette entreprise a commencé en ciblant le réseau ON, dernière antenne donnant une tribune au camp des révolutionnaires héritiers du mouvement de la place Tahrir. Le lendemain du rachat, les animateurs sont licenciés. En juillet 2018, la chaîne d’information ON LIVE ferme définitivement ses portes.

« Les Moukhabarats égyptiens utilisent toujours des entreprises prête-nom, dirigées souvent par des civils ou des anciens officiers, pour s’emparer discrètement des médias », analyse Said Sadek, professeur des médias à l’Université américaine du Caire, à Equal Times.

L’entreprise médiatique a ensuite étendu son emprise en rachetant des sites d’information indépendants comme Dotmasr, al-Ayen (« l’œil »), Enfrad, Egypt Today et Business Today. Selon le site de l’entreprise, elle a également pris le contrôle de Youm al-SabeSeptième jour »), le site d’information le plus visité d’Égypte.

En décembre 2017, le service des Renseignements généraux a fondé un vaste fonds d’investissement sous le nom d’Eagle Capital pour diriger cet empire médiatique, dont fait partie Elam al-Masryein. Avec Dalia Khorshid, ancienne ministre de l’Investissement et proche d’al-Sissi, à sa tête, Eagle Capital contrôle aujourd’hui plus de 65 % des médias égyptiens (journaux, chaînes et sites d’informations).

Le service des Renseignements militaires, lui, connu sous le nom « Moukhabarats Harbeya », n’est pas en reste dans cette course au contrôle. En 2015, cet appareil a créé l’entreprise médiatique D-Media, qui contrôle aujourd’hui le réseau télé DMC et trois autres antennes. « Les généraux de l’Égypte pensent que les médias avaient joué un rôle important pendant le Printemps arabe, ainsi que pendant la chute du gouvernement des Frères musulmans en 2013 », estime Hicham Qassem, directeur de publication du quotidien al-Masry Alyoum, à Equal Times. Il y avait un accord tacite entre les journaux - dirigés pour la plupart par des hommes d’affaires ayant intérêt à travailler avec le régime -, et le régime, pour que les médias ferment les yeux sur les violations de droits humains en Égypte, notamment celles perpétrées contre les partisans de l’ancien président issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi.

Malgré cela, le Président actuel « n’a pas réussi à complètement faire taire les médias sur certaines questions sensibles » ajoute M. Qasem.

En novembre 2016, al-Sissi n’a pas caché sa colère face à la couverture médiatique du transfert des îles Tiran et Sanafir à l’Arabie Saoudite. Dans un discours télévisé, il a prié les médias de ne pas écrire un mot sur ce dossier. Face à l’imparfaite docilité des médias égyptiens, la solution vraisemblablement trouvée par le régime a été de nationaliser discrètement ces médias, selon M. Qasem. « Le chef de l’État veut des médias qui servent sa vision, louent ses réalisations et ferment les yeux sur les violations commises par ses appareils sécuritaires », dit Gamal Eid, président du Réseau arabe pour l’information sur les droits de l’homme (ANHRI), à Equal Times. Et d’expliquer : « Regardez maintenant ces médias, ils n’écrivent pas un mot sur les arrestations quotidiennes des dissidents, la disparition forcée, l’échec des mégaprojets que le régime considère comme solution économique ».

Dans un rapport publié en septembre 2017, l’ONG Reporters sans frontières (RSF), avait déjà exprimé son inquiétude quant à la prise en main de différents médias par des hommes d’affaires proches du pouvoir et des services de renseignements.

« al-Sissi dirige les médias et le pays comme une caserne »

Cette emprise sur les médias s’accompagne également d’une vague de licenciements. D’après Mohamed Saad Abdel Hafiz, membre du conseil d’administration du Syndicat des journalistes, 300 journalistes ont été renvoyés en 2017, par des institutions médiatiques privées et des institutions tombées sous le contrôle de l’Etat. « Malheureusement, le syndicat est impuissant et n’a pas pu défendre des journalistes contre les hommes d’affaires qui possèdent des institutions privées, ou contre les entreprises appartenant à l’État qui ont acheté des institutions médiatiques », a-t-il ajouté durant l’événement Egypt Media forum, organisé le 29 octobre par la chaîne DMC.

Est-ce que cette prise de contrôle des médias est guidée par l’appât du gain ? Non, répond une source travaillant dans la chaîne DMC des Moukhabarats Harbeya, qui souhaite rester anonyme. « Ancien maréchal, le président al-Sissi dirige le pays comme une caserne. Pour lui, une voix critique ne doit pas être tolérée », précise la source à Equal Times. Mais pour les journalistes, le licenciement n’est pas la seule préoccupation. D’après RSF, 32 journalistes se trouveraient actuellement en prison. Il y existe de nombreux prétextes pour emprisonner les journalistes. Par exemple, publier de "fausses informations".

Or, une loi considère désormais que publier des chiffres ou des informations non-officielles est considéré comme publier de fausses informations !

Pendant les élections présidentielles de 2018, al-Masry al-Youm, considéré comme le plus grand journal indépendant en Égypte, a provoqué une forte colère de l’État et des médias pro-régimes. Celui-ci avait publié à la Une un article détaillant les menaces d’amende lancées par la Commission nationale électorale contre les électeurs boycottant les élections présidentielles ainsi que des promesses de la part des responsables de fournir aux votants des cadeaux et des billets, l’État a bloqué l’accès au site de ce journal. Toutefois, al-Masry al-Youm s’est trouvé contraint de renvoyer son rédacteur en chef et d’accepter un successeur proche de l’État, comme compromis visant à débloquer le site. Le nouveau rédacteur en chef, Hamdi Rezeq, a imposé de fortes restrictions sur les journalistes concernant les sujets à aborder. Malgré cette nouvelle autocensure, M. Rezeq a commis une erreur aux yeux du régime. Le 5 septembre 2018, il avait écrit un éditorial dans lequel il a critiqué l’inaction de la police devant les violences sectaires contre les chrétiens en Haute-Égypte. Suite à des pressions de l’État, il a dû lui aussi démissionner.

« Les appareils sécuritaires nomment et licencient dans les coulisses les rédacteurs en chef des journaux privés, comme publics », explique à Equal Times, un ancien rédacteur en chef du site d’information indépendant al-Badil (« l’alternative » en arabe), souhaitant rester anonyme. Sans travail aujourd’hui, celui-ci a dirigé le site qui a joué un important rôle pendant la Révolution de 2011 et les années qui l’ont suivie. En avril 2018, son équipe a décidé de fermer définitivement le site après 10 mois de blocage imposé par l’État.

« Ces appareils étatiques donnent des ordres aux journaux sur les sujets à aborder et les sujets à ne pas toucher », ajoute l’ancien rédacteur en chef.

Chaque jour, un responsable sécuritaire doit relire également les brouillons des journaux avant leur impression, révèle-t-il. Plusieurs journaux ont été interdits de publication pour des articles ou reportages ne plaisant pas à ce superviseur.

La pression ne s’exerce pas seulement sur les dirigeants des médias, mais également sur les journalistes employés. Une journaliste du quotidien al-Ahram, détenu par l’État, explique à Equal times que des rédacteurs en chef « médiocres » sont promus avant tout en raison de leur loyauté au régime, malgré leurs piètres compétences. Les journalistes professionnels s’abstiennent par intimidation ou par peur de ne pas publier des informations critiquant le régime. Résultat: « les journalistes ne sont plus que des éditeurs de communiqués du gouvernement », selon cette journaliste, souhaitant rester anonyme.

Des instances pour réguler ou pour surveiller les médias ?

Comme si cette emprise sur les médias ne suffisait pas, le régime a créé en 2016 trois nouveaux organes étatiques chargés théoriquement de superviser les médias, mais implicitement de « surveiller les journaux et punir tout journaliste osant critiquer le régime », critique Achraf Qasem du quotidien al-Masry al-Youm. En tête de ces organes figure le Conseil supérieur de régulation des médias.

Nommé à la tête de ce conseil par une décision d’al-Sissi, Makram Mohamed Ahmed, - ancien journaliste connu pour ses liens avec les appareils sécuritaires -, se comporte comme gendarme de la presse égyptienne. « Il multiple les avertissements, les menaces et les sanctions contre les médias. C’est inédit comme interventionnisme », note une autre journaliste du magazine al-Helal, détenu également par l’État.

En mars dernier, Makram Mohamed Ahmed avait mené une offensive médiatique contre la chaîne anglaise BBC et menacé de fermer son bureau au Caire, suite à un reportage dénonçant la torture.

L’autre organe, l’Autorité nationale de la presse tient, quant à elle, des réunions mensuelles avec les rédacteurs en chef des journaux publics, « pour leur donner des directives sur les sujets à aborder et les positions à adopter », indique la journaliste d’al-Helal. L’Autorité nationale des médias est, elles, responsable de surveiller le contenu des séries et des talk-shows.

Pourtant, quand le contrôle et la répression des médias ne suffit plus, l’Etat a une autre flèche dans son carquois: bloquer les sites qu’il trouve trop critique. Le 21 octobre 2018, le site indépendant Mada Masr, a publié un reportage sur comment les Moukhabarats sont impliqués dans un marché d’achat de gaz de l’Israël. Pour échapper au blocage imposé par l’État depuis mai 2017, Mada Masr a créé quatre URL distinctes en une semaine, d’après le journaliste qui a écrit le reportage. Comme le site, ces quatre URL ont été bloqué un par un. Mada Masr fait partie des 496 sites d’information, d’organisations de droits de l’homme et de VPN bloqués en Égypte, selon un rapport publié par l’l’Association pour la liberté de pensée et d’expression (AFTE).

Au nom de la sécurité, les critiques sont interdites

En outre, le gouvernement égyptien s’est doté d’un arsenal de lois pour réprimer tout journaliste, blogueur ou simple utilisateur des réseaux sociaux, critiquant le gouvernement. Adoptée en août 2015, la loi anti-terroriste impose aux journalistes de respecter la version officielle lors des couvertures des attentats au nom de la sécurité nationale. Le syndicat des journalistes a critiqué ouvertement cette loi qui « ne respecte pas la constitution et qui porte un coup mortel à la liberté de la presse ».

Et depuis l’été dernier, deux lois sur la régulation des médias permettent de poursuivre, toute personne qui « porte atteinte aux valeurs familiales, à la sécurité nationale ou à l’économie ». La définition est donc suffisamment large pour autoriser n’importe quelle arrestation ! Les blogueurs et les journalistes sont particulièrement visés. La première est la loi sur la Cybercriminalité, qui légalise au nom de la protection de la sécurité nationale, le blocage des sites et des blogs.

Par cette loi, un compte sur un réseau social comptabilisant plus de 5.000 followers, est considéré comme un site d’information.

Par conséquent, les autorités ont le droit d’en bloquer l’accès et d’arrêter les utilisateurs si le contenu est jugé « menaçant la sécurité de l’État ». La loi sanctionne également d’emprisonnement et d’amende, atteignant jusqu’à 300.000 livres égyptiennes (environ 15.000 euros), toute personne tentant d’accéder, intentionnellement ou par inadvertance, aux sites bloqués par l’État. RSF a accusé l’Égypte de légaliser la censure sous prétexte de la lutte contre la cybercriminalité.

La seconde loi, celle qui porte sur la régulation des médias, a aussi porté un coup fatal au reste de la liberté d’expression : elle interdit les « live » sur Facebook et les informations en direct sur internet ou à la télévision. En cas de nouvelles manifestations, aucune chaîne ne sera autorisée à faire des « live » et à prendre des photos depuis la place Tahrir ou d’autres endroits. Ainsi, rien d’étonnant à ce que les journaux égyptiens n’aient pas publié de photos ou d’informations, autres que les communiqués officiels, lors de la dernière attaque contre les chrétiens, perpétrée le 2 novembre 2018 par l’État Islamique (EI), en Haute-Égypte.

This article has been translated from French.