La dure réalité de la rue pour les adolescentes d’Haïti

La dure réalité de la rue pour les adolescentes d'Haïti

Champ-de-Mars Square has become one of the main refuges for street children, like Yolerne, photographed here in July 2018, in Port-au-Prince.

(Wilbert Fortuné)

« Depuis janvier 2010, je suis obligée de vivre dans les rues. Dormir sur les places publiques à même le sol, mendier pour subvenir aux besoins les plus élémentaires », raconte Marline [prénom modifié à sa demande], une jeune fille de 22 ans. Comme tous ceux qui ont emprunté cette voie, elle ne peut se défaire de son air à la fois fragile et nerveux lorsqu’on lui parle. « Je vis dans la peur, car les gens sur les places publiques nous maltraitent ».

Elles sont nombreuses à faire face à cette situation, qui s’est aggravée, notamment, avec le tremblement de terre de janvier 2010 ou l’ouragan Matthew en 2016, qui ont eu pour conséquence la destruction de centaines de milliers d’habitations. Junior Fleurimont, sociologue haïtien et professeur à l’université Jean Price Mars, les désigne comme étant des enfants « en rupture totale avec leur foyer », qui choisissent, ou sont contraintes, de vivre en permanence dans les rues. « C’est un phénomène social très préoccupant », souligne-t-il.

Mais en Haïti, c’est la pauvreté surtout qui est le principal facteur structurel à l’origine de celui-ci : 78 % de la population vit sous le seuil de pauvreté absolue et 56 % dans une pauvreté extrême. « Plus de la moitié des enfants vivent dans des foyers surpeuplés et décrépits et dorment souvent à même le sol en terre », informe l’UNICEF.

Dans ce contexte, «beaucoup d’enfants se retrouvent vite sans toit », explique la sociologue et féministe Martine Jean. « Pour ces jeunes filles, les rues sont devenues un territoire, un lieu de travail et un domicile ». Certaines d’entre elles quittent leurs familles pour des raisons qu’elles ne veulent pas évoquer. Certaines ont été chassées de leur maison pour réduire le nombre de bouches à nourrir, d’autres ont voulu s’affranchir d’un climat de maltraitance. Il y a aussi celles qui sont envoyées en « mission » pour travailler comme domestiques, ou confiées à d’autres gens, parfois de parfaits inconnus dont la situation financière est meilleure, dans l’espoir d’un mieux-être.

D’après le ministère haïtien de la Santé publique et de la population, près de 87 % des enfants, entre 5 et 17 ans, avaient déjà travaillé en 2011, dont 250.000 enfants en situation de domesticité.

En avril 2011, l’UNICEF en Haïti avait répertorié plus de 3.000 enfants de rue dans l’aire métropolitaine. La situation depuis n’a pas disparu. Dans les rues, les garçons sont beaucoup plus nombreux que les jeunes filles. Liline [prénom modifié à sa demande] fait partie de ces filles. Elle dort depuis 2012 parmi d’autres enfants des rues sur la place du Champ-de-Mars. Âgée de 16 ans, elle vit en faisant la manche. Son histoire n’est pas singulière. « Je vis dans les rue et j’attends le jour où je pourrais enfin avoir une vie normale, car il y a toujours de l’espoir », déclare-t-elle à Equal Times.

Une telle situation ne manquerait d’interpeller les gens de grand cœur. Monique Louis, une habitante du quartier, en fait partie. «L’état dans lequel elles vivent est très alarmant. Elles n’ont pas peur de maladies infectieuses. Parfois, je les aide, en leur donnant des vêtements, de la nourriture. Car avant tout, ce sont des personnes dans le besoin. »

La plupart est originaire des villes de province. Elles ont été accueillies à Port-au-Prince par des proches ou d’autres familles, qu’elles quittent lorsqu’elles se font maltraiter. Dans les rues, elles n’ont pratiquement pas accès à l’éducation, ni aux soins de santé. Elles ne mangent souvent pas à leur faim, sont en proie aux violences et se sentent rejetées, exclues de la société. Nombreuses sont celles qui, pour survivre, se voient dans l’obligation de vendre leur corps. Le dénominateur commun, c’est qu’elles proviennent toutes de familles nécessiteuses.

Mima Joseph, 17 ans, vit dans les rues depuis 2010, après la mort de ses parents lors du séisme. « C’est là que je dors, je bois, je mange », précise-t-elle avec une voix tremblante. « Bref, je vis, mais selon les revenus de mon petit ami. Il nettoie les véhicules, ce qui lui permet de gagner un peu d’argent. C’est un vieux bout de chiffon qui nous donne à manger, qui nous aide, c’est lui, notre seule solution, on y tient ».

Peu de services sociaux spécifiques pour les filles

Ces jeunes femmes, livrées à elles-mêmes et, pour les trois-quarts, exploitées sexuellement, sont parmi les individus les plus susceptibles d’être infectés par les maladies sexuellement transmissibles (MST), dont le sida. « Oui, j’ai mendié auprès des passants, mais depuis décembre 2017, j’ai rejoint les filles qui vivent dans l’ombre », poursuit pudiquement Liline.

Certaines d’entre elles, se réfugient dans la drogue et l’alcool. « Je bois beaucoup d’alcool, certaines fois je reste accrochée à mon joint de marijuana croyant qu’ils peuvent m’aider à braver le désespoir. » confirme Mima, qui raconte avoir déjà subi la violence de certains agents de la police pour usage de marijuana en pleine rue.

Le gouvernement fait des efforts pour aider ces jeunes filles, notamment avecle centre d’accueil de « Delmas 3 », inauguré en novembre 2013, sous la présidence de Michel Martelly. Un espace qui peut accueillir jusqu’à 400 enfants, selon les autorités.

Pour un responsable qui ne veut pas préciser son nom, « les enfants des rues sont victime d’une injustice sociale et doivent être, en conséquence, encadrés pour leur intégration dans la société ».

Mais le dispositif reste insuffisant et ne prend pas en compte les différents besoins des deux sexes. « Dans les centres, oui, on essaie de prendre soin des enfants, mais leurs moyens sont maigres par rapport au nombre d’enfants », déclare Ti Simone [prénom modifié à sa demande], une adolescente de 17 ans. Les jeunes filles racontent à Equal Times que les repas sont servis en petites quantités. « Ce qu’on nous donne à manger, ce n’est jamais suffisant. » confirme Ti Simone.

L’Institut de bien-être social et de recherches (IBESR) a présenté, le jeudi 11 octobre 2018, un rapport sur la condition des centres d’hébergement d’enfants. Sur 755 centres et orphelinats, accueillant près de 28.000 enfants, seulement 35 respectent les normes. « Il y a un nombre important d’enfants qui sont régulièrement victime d’abus sexuels et d’abus physiques », dénonce la directrice de l’IBESR Arielle Jeanty Villedrouin.

La question de la difficulté de fonctionnement des centres d’accueil, sous le contrôle du ministère des Affaires sociales, est probablement liée à des problèmes de ressources, mais inévitablement aussi, dans le contexte haïtien, à des problèmes de manque de planification et de bonne gouvernance.

Renforcer les institutions pour améliorer la protection des enfants

Le ministère de l’Éducation nationale, de son côté, sous la présidence de Joseph Michel Martelly, avait lancé le Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (PSUGO) qui visait à faciliter l’accès à l’éducation des enfants des couches défavorisées, en particulier les enfants des rues. Mais pour les acteurs locaux, ce programme n’a été qu’une vaste opération de corruption : des financements étant attribués à des écoles « fantômes ». « Le plus grand problème en Haïti, c’est la corruption. Ce programme a été un très beau projet pour aider les gens de la classe défavorisée. Cependant, trop d’argent a été gaspillé, détourné », déclare Miguel Célestin, un directeur d’école.

« La mauvaise gestion a causé la rupture de ce programme. Nous, les enfants, sommes obligés de vivre sans aller à l’école. Sincèrement, le plus grand problème, c’est l’école, car on ne reçoit aucune instruction », précise Liline d’une voix tremblante.

Yvan Louis, sociologue de formation, déclare qu’il faut poser le problème de l’intégration de ces enfants autrement, surtout pour les filles. Les institutions responsables, comme l’Institut du bien-être social et de Recherches (IBESR), qui est une entité technique et administrative du Ministère des Affaires Sociales et du Travail (MAST) et de la mairie de Port-au-Prince, doivent faire appel à des ressources compétentes pouvant leur permettre de gérer la situation.

« Il ne suffit pas de leur donner accès à l’école, il faut tout un processus d’intégration visant une inclusion sociale afin que celle-ci soit réellement effective », mentionne-t-il. Les maires sont les premiers responsables des enfants en situation difficile dans leurs communes. « Mais peu de maires sont au courant de leurs responsabilités vis-à-vis de ces filles », conclut Yvan Louis.

En mai 2003, une Brigade de protection des Mineurs a été créée. Selon Me Cyprien Jean Robert, avocat du barreau de Port-au-Prince, cette entité a pour mission de prévenir les crimes et délits contre les enfants, mais aussi les actes délictueux des enfants dans la société. La justice doit normalement surveiller que les mineurs, accusés ou jugés coupables d’un crime ou d’un délit, sont bien traités en tant que tels.

This article has been translated from French.