Le gouvernement britannique va-t-il condamner à la prison à vie 15 défenseurs des droits des migrants suite à une action pacifique ?

Un groupe de militants opposés à l’expulsion des migrants fait actuellement l’objet d’une action en justice sans précédent, qualifiée de « revers catastrophique pour les droits humains au Royaume-Uni ». Ils attendent leur verdict, qui pourrait les condamner à la réclusion à perpétuité au titre des lois contre le terrorisme, suite à l’action directe qu’ils avaient entreprise pour empêcher le décollage d’un avion affrété par le ministère de l’Intérieur britannique.

Le 28 mars 2017, 15 militants issus de trois groupes – Lesbian & Gays Support the Migrants (Les lesbiennes & les gays pour les migrants), End Deportations (Halte aux expulsions) et le mouvement écologiste Plane Stupid – ont découpé la clôture de sécurité de l’aéroport londonien de Stansted et se sont enchaînés à un charter qui devait reconduire 60 migrants vulnérables au Ghana, au Nigeria et en Sierra Leone. Les militants ont initialement été accusés de violation de propriété privée aggravée, un délit généralement assorti d’une peine d’emprisonnement de trois mois maximum. Or, quatre mois plus tard, le procureur général, le député conservateur Jeremy Wright, a autorisé le Service des poursuites judiciaires de la Couronne à engager une action pénale contre les militants en vertu de la loi de 1990 sur la sécurité aérienne et maritime.

À l’issue d’un procès de neuf semaines, ils ont été accusés en décembre 2018 d’avoir mis en danger la sécurité de l’aéroport, ce qui constitue un grave délit assimilé à un acte terroriste passible d’une peine maximale d’emprisonnement à vie. Le verdict sera rendu le 6 février 2019, juste après le renvoi prévu en Jamaïque de 50 personnes dans un avion charter.

Melanie Strickland fait partie du groupe de 15 militants, dénommé « Stansted 15 ». Elle déclare avoir été motivée par « l’environnement de plus en plus hostile » à l’encontre des migrants et des demandeurs d’asile au Royaume-Uni, qui n’a cessé de s’aggraver depuis 2012, c’est-à-dire au moment où la ministre de l’Intérieur d’alors, Theresa May (aujourd’hui Première ministre), avait promis de rendre la vie si difficile aux prétendus « immigrés illégaux » qu’ils seraient obligés de quitter le sol britannique.

Cette politique, qui est en prise directe avec l’obsession illogique du gouvernement conservateur dirigeant de ramener la migration nette à quelques dizaines de milliers de personnes au Royaume-Uni, produit un effet dévastateur sur divers groupes de migrants, notamment les communautés du Commonwealth établies depuis longtemps au Royaume-Uni, en particulier les populations originaires des Caraïbes.

Leur situation déplorable a été mise en lumière par le scandale Windrush, qui a révélé que de nombreuses personnes âgées s’étaient vu refuser l’accès à l’emploi, à la retraite, aux soins médicaux et au logement ou, dans les cas les plus graves, avaient été expulsées, en raison de négligences administratives.

« En tant que bénévole dans un centre local pour migrants, j’ai vu à quel point les demandeurs d’asile étaient mal traités. Leurs demandes sont rejetées, les gens sont confrontés à une extrême pauvreté parce qu’ils ne peuvent pas travailler et ils doivent vivre avec 36 livres sterling par semaine (environ 47 dollars). De nombreuses personnes ont fui leur pays pour échapper aux zones de conflit, à la guerre, aux violences sexuelles, à une vie épouvantable et à toutes sortes de traumatismes. Elles viennent au Royaume-Uni pour être en sécurité, » précise Melanie Strickland à Equal Times.

Elle explique qu’elle a décidé, avec plusieurs amis, de mener des actions directes contre les reconduites forcées aux frontières : « Nous voulions organiser des actions pour aider concrètement les personnes soumises à une expulsion immorale et illégale. »

Les actions de Stansted 15 ont réussi à empêcher le décollage du Boeing 767 affrété par le gouvernement britannique. Suite à diverses demandes relatives à la liberté de l’information qu’elle a adressées au ministère de l’Intérieur, Melanie Strickland a découvert que « le ministère de l’Intérieur avait essayé d’expulser les 60 personnes immédiatement mais qu’il n’avait pu obtenir qu’un avion plus petit contenant à peine plus de la moitié d’entre elles, et que les autres avaient été reconduites aux frontières en groupes de deux ou trois jusqu’à septembre 2017. »

Le 28 mars 2017, sur les 60 passagers de l’avion, 11 vivent toujours au Royaume-Uni, deux ont obtenu le droit de rester et un troisième a reçu un permis de séjour du fait de sa relation avec un citoyen de l’Espace économique européen.

« Dans l’avion, il y avait une femme homosexuelle qui avait peur de retourner au Nigeria, un des pays les plus répressifs du monde pour les personnes LGBT. La violence collective est fréquente et le lynchage… n’est pas rare. La police ne fait rien. Toute personne reconnue homosexuelle risque jusqu’à 14 ans d’emprisonnement. »

Les membres de Stansted 15 ont fait appel de leur condamnation le 7 janvier 2019. Long d’une centaine de pages, l’appel s’interroge notamment sur la décision du Service des poursuites judiciaires de la Couronne de requalifier les charges retenues contre eux. Par ailleurs, le document conteste la décision du juge de demander aux jurés de ne pas tenir compte des revendications des prévenus, selon lesquelles ils avaient agi par nécessité, dans le but de protéger la vie des passagers de l’avion.

Raj Chada, associé du cabinet d’avocats Hodge, Jones & Allen – qui représente Stansted 15 – confie à Equal Times que le fait que trois personnes expulsées aient ensuite été autorisées à rester au Royaume-Uni remet en question l’ensemble de la condamnation du groupe : « Il semble quelque peu étrange qu’une partie de l’État reconnaisse que ces trois passagers n’auraient jamais dû être dans l’avion, et c’est uniquement grâce à l’action de nos clients qu’ils vivent toujours dans notre pays. »

Pour lui, la condamnation de Stansted 15 pour terrorisme est un phénomène « extraordinaire » : « Je fais ce métier depuis 20 ans et je n’ai jamais vu un tel cas de figure, où mes clients sont accusés au départ d’un délit assorti d’une peine maximale de trois mois d’emprisonnement et où, un peu plus tard, quelqu’un, quelque part, pour quelque raison obscure, réexamine le dossier et, sans nouvelles preuves, décide que le délit mérite finalement la réclusion à perpétuité. »

« Un environnement hostile omniprésent »

Les membres de Stansted 15 ont bénéficié d’un large soutien et leur situation a donné lieu à plusieurs manifestations de solidarité, dont l’une a rassemblé des centaines de personnes devant le ministère de l’Intérieur, le lendemain de leur condamnation.

Raj Chada dit à Equal Times qu’il ne sait pas pourquoi l’État a choisi de requalifier la peine en invoquant le terrorisme mais, d’après lui : « Cela montre bien comment l’environnement hostile contamine toutes les actions du gouvernement. Pourquoi y avait-il un avocat du gouvernement tous les jours pendant le jugement ? Pourquoi le ministère de l’Intérieur était-il si inquiet que ses pratiques soient dénoncées ? Comment est-il possible que 11 passagers de l’avion soient toujours dans le pays, que trois d’entre eux aient obtenu le droit d’y vivre et que les demandes qui auraient dû être entendues ne l’aient pas été ? Le procès révèle en substance que nos clients avaient raison, en mettant en évidence les failles et le caractère indigne de cet environnement hostile. »

Bien que la position du Royaume-Uni à l’égard de la migration et des demandes d’asile se soit durcie depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement de coalition entre les conservateurs et les libéraux-démocrates (2010-2015) et des gouvernements conservateurs qui lui ont succédé, les reconduites forcées à la frontière ont réellement commencé à l’époque du gouvernement travailliste de Tony Blair. Pinar Aksu, enfant réfugiée devenue défenseuse des droits des réfugiés, en a elle-même fait l’expérience :

« [En 2007,] quand j’avais 15 ans, j’ai passé une semaine à Dungavel [centre de rétention pour migrants] puis deux mois à Yarl’s Wood [un autre centre], » explique Pinar Aksu. Elle a été arrêtée au Royaume-Uni en même temps que sa famille proche, notamment son frère de 10 ans et sa sœur de quatre ans, alors qu’ils avaient fui la persécution en Turquie.

« Il n’y avait pas de limite de durée [à la période de rétention] à ce moment-là ; il n’y en a d’ailleurs toujours pas, » indique-t-elle à Equal Times.

« On ne peut pas quitter le bâtiment. On est enfermé et traité comme des criminels. C’est une prison, un moyen de déshumaniser les individus, à tel point que la seule option est de quitter le pays. Les gens sont désespérés, et c’est tellement inhumain que certaines personnes se suicident. »

Actuellement, le droit d’asile est bafoué partout dans le monde et la migration est de plus en plus criminalisée – à une époque où le droit à un refuge est plus nécessaire que jamais face aux conflits mondiaux, à la persécution généralisée, à la hausse des inégalités et aux ravages du changement climatique. Selon les prévisions des Nations Unies, le changement climatique sera à lui seul à l’origine de 250 millions de personnes déplacées à l’échelle planétaire d’ici à 2050.

Pinar Aksu milite aujourd’hui pour mettre fin à la détention des migrants et des demandeurs d’asile. Elle signale à Equal Times que le traitement des migrants s’est dégradé au fil des années : « Aujourd’hui, il s’agit d’un processus systématisé. Des actions inhumaines sont réalisées en s’inspirant du modèle de fonctionnement de l’entreprise, et de nombreuses personnes sont rejetées ou expulsées, et risquent le dénuement le plus total. »

Les emplois ont été automatisés dans un contexte de réductions budgétaires dictées par l’austérité, ce qui a entraîné une diminution du nombre d’employés du service de l’immigration dépendant du ministère de l’Intérieur. En août 2018, David Wood, le précédent directeur général du service chargé de l’exécution des mesures relatives à l’immigration entre 2013 et 2015, a déclaré au Guardian : « Au moment où l’austérité a gagné le ministère de l’Intérieur, les réductions de personnel étaient considérées comme nécessaires pour diminuer les coûts du service de l’immigration. Les politiques alors mises en place ont favorisé l’automatisation et, par conséquent, la réduction du personnel, et il est possible que les courriers envoyés aient manqué d’implication humaine. »

Toutefois, alors même que le gouvernement britannique adopte une approche plus agressive de la migration, la résistance des citoyens à « l’environnement hostile » et le soutien local en faveur des réfugiés et des migrants gagnent du terrain. Les centres de rétention de Dungavel, en Écosse, et Yarl’s Wood, près de Londres, sont les points de convergence des campagnes et des manifestations qui visent la fermeture de ces centres.

Au Royaume-Uni, il existe de nombreux centres de soutien aux migrants comme celui dans lequel Melanie Strickland est bénévole à Londres, de même qu’il existe des groupes dirigés par des migrants qui militent et offrent un soutien à leurs pairs.

« On peut citer Glasgow Campaign to Welcome Refugees, Unity Centre [également à Glasgow], [ainsi que les organisations présentes dans tout le pays] Right to Remain et Stand Up to Racism, » énumère Pinar Aksu, interrogée sur les organisations actives en matière de solidarité avec les migrants. « Il y a une multitude de plateformes et de groupes différents, mais il est important de rassembler tous les groupes et les personnes d’origines différentes. »

En attendant son verdict la semaine prochaine, Melanie Strickland tient à mettre en garde contre le fait qu’un environnement hostile pour les migrants et les demandeurs d’asile est, en fait, un environnement hostile pour chacun d’entre nous : « Toute personne qui fait l’effort d’apporter une assistance humanitaire est assimilée à un terroriste. »

Elle poursuit : « Tout le monde voit bien que l’État agit de manière autoritaire en nous accusant de ce délit. Le gouvernement a dû se sentir encouragé par le droit. Nous avons mené une action pacifique pour faire cesser le terrorisme d’État. En réalité, le gouvernement reporte sur nous des actes dont il est responsable. »

Pour Melanie Strickland, il est indispensable de résister à l’environnement hostile omniprésent au Royaume-Uni, qui s’inscrit dans une répression mondiale contre les migrants et les demandeurs d’asile, pour pouvoir résister à la montée du fascisme. « On ne se réveille pas un beau matin dans une Allemagne nazie. C’est un processus. Les autorités commencent par s’en prendre aux migrants, parce qu’ils sont vulnérables et moins audibles, puis elles s’en prennent à de plus grands pans de la société, tels que les militants, les dissidents politiques, les personnes LGBT... et jettent leurs filets toujours plus loin à mesure que leur confiance augmente. Nous devons combattre le fascisme dès qu’il apparaît. Nous ne pouvons pas le laisser s’installer. »