Faut-il s’inquiéter de la baisse de la part du travail dans l’économie ?

Faut-il s'inquiéter de la baisse de la part du travail dans l'économie ?

Both import penetration and the threat of offshoring reduce workers’ bargaining power and force them to accept lower pay in the hopes of keeping their jobs.

(AP/Paul Sancya)

Comme il a été observé dans l’article La caída del peso económico de las rentas del trabajo (La baisse de la part du revenu du travail dans l’économie), publié par la Fundación Alternativas, le déclin de la part du travail dans le revenu national, qui remonte au moins aux années 1980, participe d’une tendance mondiale, de nature structurelle, qui a été amplement corroborée tant au sein des milieux universitaires que des principales institutions économiques internationales.

Cela signifie que dans la majorité des pays et certainement dans les économies riches, au cours des dernières décennies, le salaire réel moyen a systématiquement crû plus lentement que la productivité, pointant une tendance au découplage entre ces deux variables sur le long terme.

La faible croissance des salaires réels dans le contexte actuel de reprise de la croissance économique et de l’emploi dans les économies développées, amplement documentée par l’Organisation Internationale du Travail dans son dernier Rapport mondial sur les salaires, montre que la tendance, loin de s’atténuer, semble au contraire se renforcer.

Quelles sont les conséquences d’une faible croissance des revenus salariaux ?

Cette réalité est d’autant plus préoccupante qu’elle a de profondes implications. Tout d’abord du point de vue distributif, le fait que le revenu du capital progresse au détriment du revenu du travail entraîne une disparité croissante dans la distribution du revenu du marché (répartition primaire), dès lors que le capital - autrement dit la richesse - est de plus en plus concentré.

D’autre part, la contraction de la masse salariale restreint la capacité du secteur public à redistribuer le revenu (répartition secondaire). De fait, à la suite de la défiscalisation progressive des revenus du capital au cours des dernières décennies, les revenus du travail (et la consommation des salariés) constituent désormais la base d’imposition primaire des régimes fiscaux, c’est-à-dire l’assise financière des États-providence.

En second lieu, la baisse des revenus du travail a aussi des implications macroéconomiques dès lors que ces revenus constituent la base de la consommation et donc de la demande interne, soit le principal moteur de la croissance des économies de marché.

La faiblesse des revenus salariaux explique, en effet, la place croissante qu’occupe l’endettement comme soutien de la consommation privée. Faute d’un contrôle politique sur les marchés financiers, cela se traduirait par une consolidation de modèles de croissance très instables, comme la dernière crise financière l’a malheureusement montré.

Enfin, l’augmentation soutenue des inégalités de revenu et de richesse et l’extension du travail précaire à des segments de plus en plus larges de la population engendrent un malaise social, une désaffection politique, une décrédibilisation des institutions et des replis identitaires, de sorte que l’échec du système économique à garantir une vie digne à l’ensemble de la population remet en cause la qualité démocratique du système politique qui le sous-tend.

De quel point de vue part-on pour expliquer cette tendance ?

Jusqu’ici, le consensus est relativement large. Ce sont les causes explicatives de la faiblesse des revenus du travail qui, pour l’heure, font débat, et donnent lieu à des prises de positions très contrastées eu égard aux politiques qu’il conviendrait de mettre en œuvre pour s’attaquer au problème. Les explications sont fondamentalement de deux types. Celles qui mettent l’accent sur le développement technologique et celles qui pointent le recul de l’intervention publique dans l’économie.

En ce qui concerne les changements technologiques, il est avancé que l’intégration à grande échelle des technologies numériques et l’automatisation des processus productifs, assorties de progrès sans précédent en matière d’innovation et d’invention de nouveaux biens d’équipement de moins en moins couteux, conduiraient à un taux élevé de substitution du capital au travail affectant plus particulièrement les travailleurs de qualification intermédiaire. Ces derniers seraient dès lors livrés à une compétition pour les postes moins qualifiés, entraînant, du même coup, une pression baissière sur les salaires et les conditions de travail.

Seuls les travailleurs plus qualifiés, notamment dans le domaine des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques, seraient complémentaires aux changements technologiques et verraient leur salaire augmenter.

D’après cette hypothèse, la place de plus en plus prépondérante des technologies numériques et de l’intelligence artificielle dans les processus productifs rend la perte de centralité du travail à l’intérieur du système économique inéluctable.

C’est la raison pour laquelle, outre les politiques de recyclage des travailleurs, d’autres mécanismes de distribution, tels les régimes de revenu de base universel financé au travers de l’imposition des robots, sont proposés comme alternatives à la participation au marché du travail.

L’autre piste avancée se centre sur la tendance plus générale au désengagement du secteur public dans l’économie à partir des années 1980, et le fait qu’une plus grande intervention publique dans l’économie permettrait d’inverser cette tendance.

D’une part, la privatisation des entreprises publiques, a fortiori dans des secteurs stratégiques comme les télécommunications, le transport et l’énergie, et la prestation de services publics avec recours à l’externalisation et la sous-traitance auprès de fournisseurs privés, aurait provoqué un déclin de la part du revenu du travail, du fait que le secteur public ne cherche pas à maximiser ses profits et accorde une plus grande priorité à l’emploi et aux conditions de travail que le secteur privé.

D’autre part, la libéralisation croissante des marchés des produits, de l’emploi et des capitaux à l’échelle mondiale (mondialisation) permet la pénétration de produits d’importation d’entreprises qui vendent à moindre prix en profitant du coût inférieur de la main-d’œuvre des pays où elles produisent. Pour rester compétitives, les entreprises nationales se voient alors contraintes d’ajuster leurs prix, souvent en réduisant leurs coûts de main-d’œuvre, soit en automatisant la production soit en réduisant les salaires.

En outre, la délocalisation de différentes étapes de la production vers des pays à plus faibles salaires serait en train de causer la destruction de l’emploi dans un grand nombre de secteurs, surtout dans l’industrie.

Du point de vue des travailleurs, la pénétration des importations et la menace de délocalisations de la production sont deux réalités qui affaiblissent leur pouvoir de négociation avec les entreprises et les contraignent à accepter des conditions salariales au rabais pour conserver leur emploi.

Par ailleurs, la numérisation de l’économie dans le contexte actuel de la libéralisation économique internationale exacerberait les répercussions négatives sur les revenus du travail, en permettant aux entreprises de segmenter de plus en plus les processus de production et de délocaliser ceux-ci par phases, voire par tâches, et de tirer ainsi le meilleur parti des différences de prix et de salaires à l’échelle internationale. C’est précisément dans de telles dynamiques que les replis protectionnistes observés dans les économies avancées trouvent leur justification.

La baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée est aussi à mettre en lien avec la concentration croissante des entreprises autour de l’entreprise dominante, une tendance qui s’observe dans de nombreux secteurs. En effet, moins il y a de concurrence, plus une entreprise est en mesure d’accroître sa marge bénéficiaire, et moins importante est la part des salaires dans la valeur ajoutée, surtout si le pouvoir de négociation des travailleurs pour déterminer la répartition de ce revenu monopolistique se trouve affaibli.

La financiarisation accrue de l’économie

Une autre théorie explicative met en exergue la financiarisation accrue de l’économie, conséquence du processus de libéralisation tous azimuts des marchés financiers et des marchés des changes amorcé dès les années 1980.

Le fait que les principaux actionnaires des sociétés cotées sont des investisseurs institutionnels (fonds d’investissement, fonds de pension et d’assurance, fonds de couverture ou hedge funds, etc.) qui tablent sur la rentabilité à court terme, et qu’une part importante de la rémunération des cadres exécutifs de ces sociétés est liée au prix des actions, entraîne une diminution très marquée de la part des bénéfices réinvestie dans l’activité productive (laquelle aurait effectivement une incidence positive sur l’emploi), et une envolée des opérations financières tendant à maximiser les bénéfices à court terme pour les actionnaires, comme la répartition des dividendes ou le rachat d’actions.

Cette logique de maximisation du profit à court terme sous-tend également les processus de restructuration des entreprises, qui visent au maintien des seules phases de la production où l’entreprise possède un avantage compétitif clair.

Le reste est externalisé, sous-traité ou délocalisé, ce qui tend à se traduire par des suppressions d’emplois, la dégradation des conditions d’emploi, la segmentation du marché du travail et la diminution du pouvoir de négociation des travailleurs ; un processus de précarisation du travail qui atteint son apogée lorsque la sous-traitance se fait vers des régions à bas salaires, où les travailleurs sont dépourvus de droits.

Dans les faits, l’érosion progressive du pouvoir de négociation des travailleurs constitue un facteur explicatif supplémentaire du déclin du revenu salarial. Plus spécifiquement, l’intégration croissante des économies avancées au sein de marchés internationaux dérégulés les expose à des pressions énormes dans le sens de la libéralisation de leurs marchés du travail, du nivellement par le bas des protections des travailleurs, de l’érosion de la force des syndicats et de la supplantation de la négociation collective comme vecteur central dans la fixation des salaires.

Dans ce contexte, la hausse du chômage structurel, de la sous-traitance et de l’emploi atypique (temporaire, à temps partiel et indépendant), très souvent au gré des nouveaux modèles d’entreprise numérique en plein essor, seraient en train de provoquer une fragmentation de la classe ouvrière, rendant difficile la défense collective de ses intérêts et minant, en fin de compte, sa capacité à obtenir des salaires en ligne avec la productivité.

This article has been translated from Spanish.