En Australie, les syndicats veulent « équilibrer le pouvoir des puissants » dans des élections historiques

En Australie, les syndicats veulent « équilibrer le pouvoir des puissants » dans des élections historiques

ACTU Secretary Sally McManus (second left) leads a Change the Rules rally in Melbourne, Australia on 9 May 2018.

(Australian Council of Trade Unions - ACTU)

Le 18 mai, les Australiens participeront à des élections qui placent les droits des travailleurs au centre du débat. Dans le cadre de ces élections, que l’opposition travailliste a appelé « référendum sur les salaires », les politiques proposées vis-à-vis des relations sur le lieu de travail n’ont jamais été aussi divergentes depuis la dernière décennie.

Le mouvement syndical australien, qui fait figure de militant influent dans cette campagne électorale, appelle les citoyens à voter pour « changer la donne » en faveur des travailleurs, en espérant que le mécontentement à l’égard de la stagnation des salaires et des inégalités se traduira par une défaite de la coalition libérale-nationale au pouvoir.

Alors que les syndicats se mobilisent pour changer les règles qui gouvernent les relations sur le lieu de travail, de nombreux travailleurs font déjà ce qu’ils peuvent dans les limites actuelles pour faire face à la crise croissante des salaires et de la précarité de l’emploi sur leur propre lieu de travail.

Une personne travaillant pour une enseigne de fast fashion (la mode à bas prix, ndlr), qui souhaite garder l’anonymat, confie ainsi à Equal Times: « Nous voulons juste négocier pour que les personnes qui travailleront après nous aient un meilleur environnement de travail et des salaires plus justes. » Or, à l’heure actuelle, la négociation collective et la syndicalisation sont très limitées en Australie.

Un des exemples les plus frappants est celui des syndicats de la construction qui, depuis trois ans, sont dans la ligne de mire de la très controversée Commission australienne du bâtiment et de la construction (ABCC). Sous le prétexte de lutter contre la corruption et ce qu’elle juge comme la « criminalité systématique », l’ABCC s’est dotée de pouvoirs considérables destinés à réduire l’influence des grands syndicats de la construction, et dispose notamment de la capacité d’obliger les travailleurs de la construction à témoigner en les menaçant d’emprisonnement.

Les juristes dénoncent des lois qui enfreignent le droit d’association, le droit de grève, le droit à la vie privée et le droit au silence, qui inversent la charge de la preuve et s’appliquent de manière rétroactive.

Au-delà du secteur de la construction, le gouvernement actuel a également légiféré en faveur d’un organe spécial de contrôle, la Commission des organisations enregistrées (Registered Organisations Commission, en anglais, ou ROC), qui a le pouvoir d’imposer des amendes et des sanctions aux syndicats en cas de non-respect supposé des lois relatives aux relations de travail.

La ROC a été vivement critiquée après avoir ordonné à la police de procéder à une perquisition au siège du syndicat Australian Workers’ Union (AWU) dans l’État de Victoria, ce que les dirigeants syndicaux ont qualifié « d’abus de pouvoir » visant à discréditer l’ancien dirigeant de l’AWU, aujourd’hui à la tête de l’opposition, Bill Shorten. Les perquisitions, qui concernaient une donation versée par l’AWU au groupe militant GetUp!, n’ont pas permis de mettre en évidence des actes illicites.

Face à cette intensification de la pression politique et législative exercée sur les syndicats, la secrétaire du syndicat Australian Council of Trade Unions (ACTU), Sally McManus, a précisé à Equal Times : « Il faut veiller à ce que la législation du travail équilibre le pouvoir des puissants, et nous devons réviser nos lois du travail pour qu’elles puissent rétablir l’égalité des chances, le ‘fair go’. »

Déclin du « fair go » : le virage néolibéral de l’Australie

Le concept de « fair go », comparable à « l’égalité des chances », est étroitement lié au traditionnel égalitarisme de l’Australie. Jim Stanford, directeur du Centre for Future Work (le Centre pour le travail futur), précise que ce concept, qui est assimilé en termes économiques à la mobilité sociale et à la répartition des revenus et des richesses des travailleurs, « a peut-être été vrai à un moment, mais il ne l’est certainement plus aujourd’hui. »

Jim Stanford note que l’Australie traverse une crise salariale caractérisée par le fait « qu’il n’y a pas eu de hausse des salaires réels depuis six ans, ce qui change largement des décennies précédentes, au cours desquelles la hausse des salaires était relativement forte. » En dépit du niveau de salaire, la productivité des travailleurs australiens continue d’augmenter, représentant une moyenne de 1 % à 2 % par an. Jim Stanford constate que cela a contribué à faire chuter la part du revenu attribuable au travail à 47 % du PIB, le pourcentage le plus faible depuis six décennies. Entre-temps, les bénéfices des entreprises ont grimpé de 43 % depuis les dernières élections, en 2016.

Jim Stanford signale par ailleurs qu’il ne faut pas se fier à la croissance économique ininterrompue, et très applaudie, de l’Australie depuis quasiment trois décennies. Selon lui, la forte augmentation de la population, autour de 1,75 % – due en grande partie à un niveau élevé d’immigration –, à laquelle s’ajoutent les résultats du secteur florissant de l’extraction et de l’exportation des ressources, bien qu’en perte de vitesse actuellement, explique pourquoi les chiffres du PIB ne reflètent pas de manière exacte le niveau de vie des travailleurs.

Le taux de chômage est plutôt faible en Australie – tout juste 5 % – mais de plus en plus de données portent à croire que le travail se précarise à mesure de la progression des emplois occasionnels et à temps partiel, des contrats de travail temporaire et de la « gig economy » (l’économie des « petits boulots »).

En effet, 40 % des travailleurs australiens occupent une forme d’emploi précaire, et le taux de sous-emploi, défini comme un nombre d’heures de travail inférieur à celui que souhaitent les travailleurs, s’élève désormais à plus de 8 %.

« Il est vrai que les Australiens ont de nombreuses raisons d’être reconnaissants », souligne Jim Stanford, « mais je crois que la hausse des inégalités, la stagnation des revenus et le décalage entre l’équité attendue et la réalité génèrent beaucoup de frustration en Australie. »

Élu en 2013 en promettant « des emplois et de la croissance », la coalition libérale-nationale au pouvoir promet aujourd’hui le maintien des conditions macroéconomiques actuelles qui permettront une hausse des salaires à l’avenir. D’après le ministre des Finances, Mathias Cormann, les augmentations de salaires doivent découler d’une « économie plus forte », au lieu de résulter d’une « décision du gouvernement qui fixe un niveau de salaire spécifique. »

À la place de hausses de salaires immédiates et significatives, la coalition libérale-nationale propose un vaste programme de réduction de 158 milliards de dollars australiens des impôts sur le revenu au cours de la prochaine décennie. Faisant part de ces baisses d’impôts dans un discours sur le budget pendant la campagne électorale, le ministre des Finances, Josh Frydenberg, a admis que « chacun veut voir les salaires augmenter plus vite » mais il a rappelé avec insistance que « la solution réside dans une économie plus forte et plus compétitive, avec moins d’impôts et plus d’emplois. »

Précarisation du travail

Une personne, qui s’est entretenue avec Equal Times en tenant à garder l’anonymat, a confirmé ce phénomène de précarisation du travail. Elle travaille dans un centre de distribution de la marque de « fast-fashion » Lovisa, qui embauche de nombreux étudiants sur la base de contrats ponctuels.

Pour les personnes disposant de contrats « permanents à temps partiel », la semaine de travail « flexible » compte entre cinq et 38 heures, ce qui signifie que les heures supplémentaires – une obligation légale de la législation australienne du travail – ne sont simplement pas payées au-delà de 38 heures de travail hebdomadaires. L’employé(e) de Lovisa, qui a déjà un faible salaire, se demande « comment nourrir sa famille et payer ses factures » avec un salaire qui compte tout juste un ou deux dollars de plus que le salaire minimum.

Mécontents de leurs conditions de travail, les magasiniers de Lovisa ont signé une pétition pour solliciter la négociation d’une convention d’entreprise entre les travailleurs et l’entreprise.

« Tous les employés ont signé pour dire qu’ils voulaient négocier sur les salaires et obtenir de bonnes conditions de travail », déclare l’employé(e) de Lovisa, mais l’entreprise, au lieu d’engager des négociations de bonne foi, a subitement embauché 20 nouveaux travailleurs occasionnels, ce qui a eu pour effet d’annuler la requête, étant donné que le droit du travail australien prévoit qu’une majorité d’employés doit approuver la négociation d’une convention d’entreprise.

L’arrivée de ces nouveaux travailleurs n’a pas brisé de grève, mais elle a bel et bien brisé la convention ; de plus, ces employés n’ont été affectés à aucun poste de travail pendant plusieurs semaines.

Le personnel s’est alors tourné vers le syndicat National Union of Workers (NUW) en quête de soutien. Désormais, les magasiniers poursuivent Lovisa devant le médiateur des relations de travail, la Commission pour le travail équitable, afin de plaider en faveur d’un processus de négociation.

« Changer de gouvernement, changer la donne »

Pour lutter contre la stagnation des salaires, les inégalités de richesse, les disparités salariales entre hommes et femmes et le travail précaire, l’ACTU milite pour une révision des lois et des réglementations qui régissent les salaires minimum, les négociations salariales, la grève, la syndicalisation sur le lieu de travail, les programmes d’épargne des travailleurs, la santé et la sécurité au travail, et les contrats de travail.

Pour remédier à l’augmentation du travail précaire, Sally McManus explique à Equal Times qu’elle veut que les employeurs ne puissent pas forcer les employés à signer des contrats précaires à long terme qui les privent des protections ordinaires, par exemple en cas de licenciement abusif ou de congé de longue durée.

Mme McManus insiste également sur le fait que lorsque les agences de recrutement embauchent des personnes pour travailler dans une entreprise « hôte », ces employés sous contrat doivent avoir la même rémunération que les employés habituels, de sorte à encourager l’emploi en interne et à favoriser la sécurité de l’emploi. Pour les personnes occupant généralement des emplois précaires, Sally McManus souhaite de nouvelles lois qui permettent aux travailleurs de contester juridiquement le statut de « travailleur indépendant » imposé par l’employeur.

Dans le but d’éviter que la catégorie des « travailleurs pauvres » prenne de l’ampleur, l’ACTU propose de « rétablir un salaire décent pour les travailleurs qui perçoivent un salaire minimum », ce qui concerne jusqu’à deux millions d’Australiens. Partant du principe que « personne ne devrait travailler à temps plein et vivre dans la pauvreté », Sally McManus ajoute qu’aucun travailleur ne devrait avoir un revenu inférieur au seuil de « pauvreté relative » qui, selon la définition de l’OCDE, équivaut à 60 % du salaire médian. En Australie, le salaire minimum est inférieur à ce taux depuis plus d’une décennie et, à l’heure actuelle, il s’élève à environ 54 % du salaire médian.

Au-delà du salaire minimum, Mme McManus indique à Equal Times que les travailleurs australiens devraient être en mesure de négocier leurs conditions de travail et leurs salaires dans l’ensemble des secteurs, pas simplement avec leur employeur comme le stipule la loi actuelle.

Sally McManus fait remarquer que « la négociation sectorielle est habituelle dans d’autres parties du monde et nous voulons qu’elle le soit aussi en Australie. »

De la même manière, la législation australienne est restrictive en ce qui concerne le droit des travailleurs de cesser le travail. Le droit du pays autorise la grève uniquement lorsque les travailleurs participent à un processus de négociation officiel avec leur employeur. Si les employés choisissent de faire grève en dehors des moments et des conditions spécifiés, ils peuvent avoir des amendes de plusieurs dizaines de milliers de dollars. Autrement dit, « en Australie, vous mettre en grève peut vous coûter votre maison », note Sally McManus.

D’après Jim Stanford, «il existe une corrélation manifeste entre la diminution des actions revendicatives et la lenteur de la hausse des salaires », faisant référence à l’étude du Centre for Future Work sur l’historique des grèves, qui montre que la fréquence relative des actions revendicatives a baissé de 97 % entre les années 1970 et la décennie actuelle. Dans son étude, Jim Stanford conclut que « pour corriger la stagnation des salaires et la baisse de la production nationale due au travail, les travailleurs doivent être en capacité d’imposer un coût collectif de la contestation à leurs employeurs dans le cadre d’une négociation collective normale et saine. »

L’argument des travaillistes : faire revivre la démocratie sociale

Le parti travailliste australien, principal concurrent du parti au pouvoir, a soutenu la plupart des propositions de l’ACTU. Bill Shorten, qui a été dirigeant syndical, apporte la conception sociale-démocrate la plus ferme que le parti travailliste ait adoptée depuis une décennie.

Bill Shorten promet de donner plus de responsabilités à l’arbitre des salaires – la Commission pour le travail équitable – en vue de fixer des salaires plus élevés pour les travailleurs les moins payés. Il a également promis d’annuler les réductions opérées sur les « penalty rates », c’est-à-dire les salaires de week-end et le paiement des heures supplémentaires, et il s’est engagé à appliquer des règles plus strictes pour les contrats signés avec les agences de recrutement et l’embauche de travailleurs « occasionnels permanents. »

Non sans audace, Bill Shorten a également pris l’engagement d’utiliser des fonds du Commonwealth pour augmenter les faibles salaires des personnels et des éducateurs du secteur de la petite enfance.

Il reste toutefois à savoir jusqu’où un gouvernement travailliste est prêt à aller dans l’autorisation de la négociation sectorielle. Bill Shorten a certes répondu de manière positive aux appels en faveur de la négociation sectorielle dans les secteurs faiblement rémunérés comme les services de nettoyage, la petite enfance et la prise en charge des personnes handicapées, mais il a annoncé publiquement : « Je ne suis pas convaincu que tout le monde doive aller vers la négociation sectorielle. »

De même, il est difficile de garantir qu’un gouvernement travailliste agirait pour mieux protéger le droit de grève en Australie. Selon les travaillistes, si les travailleurs étaient autorisés à négocier dans certains secteurs – tels que la petite enfance – le droit d’entreprendre des actions revendicatives dans ces secteurs viendrait ensuite. Or, on ne sait pas clairement jusqu’à quel point le parti travailliste laisserait un mouvement de grève sectoriel s’étendre au-delà des zones de l’économie dans lesquelles les travailleurs sont faiblement rémunérés.

Si le parti travailliste revenait sur ses engagements par rapport aux salaires, à la sécurité de l’emploi et à la négociation, Sally McManus assure qu’elle « demanderait aux travaillistes de rendre des comptes. Nous voulons qu’ils tiennent les promesses qu’ils ont faites pendant la campagne électorale. » Lorsque Equal Times lui a demandé s’il y avait une raison d’être optimiste quant à l’équité au travail dans le futur, le/la magasinier/ère de Lovisa a répondu : « Si nous sommes unis et si nous nous battons, il y aura des changements, c’est certain. »