Caméras sur le lieu de travail : gare à la tentation de la surveillance

Caméras sur le lieu de travail : gare à la tentation de la surveillance

In most countries, the presence of surveillance cameras must be clearly stated to the workers in an enterprise and to visitors, with a notice at the entrance to the premises. Here, at the entrance to a supermarket in the south of France, a sign says “For your security, this shop is under video protection”.

(Benjamin Hourticq)

Elles sont partout, ou presque. Regardez, là, dans un coin du plafond. Derrière le comptoir, de la pharmacienne, du caissier, de ce technicien informatique. Des sortes de boules-de-neige en verre, retournées et remplies de noir. Les caméras de vidéosurveillance, sont-elles là pour vous protéger ou vous surveiller ?

« En entreprise, on parle de vidéoprotection, parce qu’on vous dit qu’on vous protège », explique Caroline Diard, docteure en ressources humaines au sein de l’école de management de Normandie, spécialiste du sujet. Selon la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) - l’autorité française de contrôle des données personnelles -, l’installation de caméras sur un lieu de travail peut être réalisée « à des fins de sécurité des biens et des personnes, à titre dissuasif ou pour identifier les auteurs de vols, de dégradations ou d’agressions. » Décidée par l’employeur, cela doit se faire en respect d’une réglementation dense. Ainsi, en France, il faut se conformer aux codes civil, pénal, du travail, de la sécurité intérieure et au règlement – européen - général sur la protection des données (RGPD).

Cela se traduit donc par plusieurs critères de base, dont le premier est de respecter un principe de « proportionnalité au but recherché ». Concrètement, cela consiste à ne pas filmer les employés en continu – exception faite à ceux qui manipulent de l’argent, la caméra étant toutefois dirigée vers la caisse -, dans les toilettes, dans les locaux syndicaux et sur les lieux de pause. Cela au nom du principe de respect de la vie privée.

À la mise en place d’un système de caméras, un employeur doit informer ses salariés, d’abord collectivement, en vertu du Code du travail qui oblige de consulter le comité d’entreprise. Mais cela ne suffit pas. Chaque salarié doit ensuite être personnellement mis au courant du dispositif, « aucune information concernant personnellement un salarié ne [pouvant] être collectée par un dispositif qui n’a pas été porté préalablement à sa connaissance », dicte le Code du travail français.

Des abus dans les petites et moyennes entreprises

Avec un cadre législatif si dense, les règles d’utilisation de la vidéosurveillance en entreprise sont-elles bien respectées ? « Dans les grandes entreprises, on ne prend pas trop de risques », constate Caroline Diard. « En général, elles ont un service qui s’occupe de ces questions et sont en conformité avec la loi. Mais par contre, on voit des choses bizarres dans les petites et moyennes entreprises (PME), où un patron va trouver normal de regarder ses employés depuis chez lui. Dans mes travaux, j’ai rencontré des personnes complètement ignorantes de la loi et de leurs obligations.»

Néanmoins, que les règles d’application de la vidéoprotection soient bafouées involontairement ou en connaissance de cause, il n’en demeure pas moins que cela peut avoir un réel impact sur les employés.

Laura (nom d’emprunt) en a eu l’expérience. Pendant quatre mois, elle a travaillé comme vendeuse dans une boulangerie de Tarbes, une ville située au sud-ouest de la France. Après, une première semaine de travail, elle apprend par sa manageuse « que toute la boulangerie est sous vidéosurveillance et que la patronne nous regarde très régulièrement travailler depuis chez elle. »

Au moment de signer son contrat, au début de la deuxième semaine, Laura le lit bien dans le détail. Il est bien fait référence - comme la loi l’y oblige - à la présence de caméras dans l’espace de travail ouvert au public, « à des fins de protection, si jamais quelque chose de grave arrive ». Lors d’une discussion avec son employeuse, celle-ci dit à son employée que les caméras peuvent aussi être utilisées dans le cas de vols dans la caisse ou de différends avec des clients. Si dans ce cas, elle trouve la présence des caméras « justifiable », au quotidien en revanche, c’est un poids : « J’avais l’impression d’être épiée en permanence et de devoir toujours faire gaffe à ma présentation. Ça me dérangeait. »

Un événement en particulier a marqué la jeune femme. Un jour de forte affluence dans la boulangerie, elle et sa collègue croulent sous leur charge de travail. Depuis chez elle, grâce aux caméras, l’employeuse leur dicte les consignes par téléphone. « Ça m’a dégoûtée », raconte Laura. « C’était censé être pour nous protéger, et c’était finalement pour nous surveiller. »

Plus de caméras, plus de plaintes pour abus

Chaque année, la Cnil reçoit des plaintes de personnes qui estiment que des dispositifs de vidéoprotection ne respectent pas la loi. En 2018, elle en a reçu 848, contre 635 en 2017 et 560 en 2016. Une augmentation qui va de pair avec celle du marché de la vidéosurveillance, en pleine expansion. Selon une étude de Markets & Markets, entreprise spécialisée dans l’analyse de marchés en croissance, celui de la vidéosurveillance devrait passer, à l’échelle mondiale, de 37 milliards de dollars en 2018 à 68 milliards en 2023, avec une croissance annuelle de 13,1%.

Cela s’explique facilement par une démocratisation du matériel, pour la chercheuse Caroline Diard : « La vidéoprotection est désormais une technologie d’accès pas très cher. Pour une raison pratique, ça s’est étendu et les entreprises ont eu tendance à s’équiper. » Selon le site Travaux.com, si les dispositifs les plus sophistiqués peuvent coûter plus de 5.000 euros, il est possible d’installer un système basique pour un prix entre 80 et 200 euros.

Dans le même temps, le nombre d’affaires rendues publiques augmente lui aussi, comme récemment celle de l’enseigne grand public Fnac, à Metz, dans l’est de la France, qui montre bien que dans des grandes entreprises également, les abus persistent parfois. Dans ce cas-là, les employés se sont rendu compte qu’une caméra filmait en continu le couloir d’accès aux locaux des représentants du personnel. La direction ne les avait pas non plus informés, comme la loi les y oblige, du dispositif de vidéosurveillance. Face à ces abus manifestes, le comité d’établissement et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail a déposé plainte devant le procureur de la République de Metz pour « entrave » aux prérogatives des instances du personnel et « atteinte à la vie privée des salariés ».

En France, pénalement, le non-respect des formalités dans la récolte de données personnelles peut être puni de 5 ans de prison et 300.000 euros d’amende.

Mais des sanctions administratives peuvent aussi être prononcées par l’Autorité de contrôle des données personnelles, en l’occurrence, la Cnil en France. Depuis l’entrée en vigueur en mai 2018 du Règlement européen de protection des données personnelles (RGPD), les autorités de contrôle des pays membre de l’Union européenne peuvent infliger des sanctions allant désormais jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires annuel mondial ou 20 millions d’euros.

Censé harmoniser la réglementation européenne dans la protection des données, ce texte devrait, selon Florence Chafiol, avocate au cabinet parisien August Debouzy, « laisser moins de marge de manœuvre » aux pays membre de l’Union européenne que la précédente directive européenne du 24 octobre 1995 sur la protection des données personnelles. « Les autorités de contrôle interprétaient un peu cette directive comme elles le voulaient. Il y avait aussi pas mal de différences entre elles. En Belgique, par exemple, elle [l’autorité] ne pouvait pas infliger de sanctions aux entreprises. »

Cela devrait aussi permettre de clarifier la législation à l’échelle européenne. Car jusqu’à présent, les décisions de justice de la Cour européenne des Droits de l’homme (CEDH) ont parfois donné lieu à une jurisprudence à première vue surprenante, selon les pays. Ainsi, en 2010, la CEDH a validé le licenciement d’une caissière en Allemagne, pour des vols, dont les preuves avaient été obtenues grâce à des caméras cachées, installées par des détectives privés. Les juges ont estimé que l’équilibre entre le respect de la vie privée de l’employée et les droits patrimoniaux de l’employeur avait été proportionné. Le dispositif avait été installé après des suspicions de vol, pendant une période limitée de deux semaines et ne visait que deux personnes.

En revanche, dans une affaire similaire, en 2018, la CEDH a jugé « illégal » le licenciement de quatre caissières espagnoles, également pour des faits de vol. Suspicieux, l’employeur avait fait installer des caméras visibles, et d’autres cachées, grâce auxquelles il avait pu obtenir des preuves. Les juges de la Cour se sont basés sur plusieurs bases, dont l’une d’elles était qu’au moment de l’affaire, « la législation – espagnole, ndlr - en vigueur indiquait clairement que chaque collecteur de données devait informer les personnes concernées de l’existence de moyens permettant de collecter et de traiter des informations personnelles les concernant. » Autre élément, les caméras visaient « tous les employés aux caisses, pendant des semaines, sans limitation de durée et pendant toutes les heures de travail. »

L’autocontrôle des entreprises en question

Désormais, avec le RGPD, l’information est censée être portée clairement à la connaissance des travailleurs d’une entreprise et des visiteurs, par l’affichage à l’entrée des locaux des différents paramètres du dispositif : nom du responsable, base légale de l’objectif, durée de conservation des images – pas plus d’un mois, en principe –, procédure d’accès aux enregistrements concernant sa propre personne et possibilité de recours auprès de l’Autorité de protection des données. Enfin, autre changement, et pas des moindres : il n’est désormais plus nécessaire de faire de déclaration d’installation de caméras auprès des autorités de contrôle pour les lieux non ouverts au public, tels que les entrepôts ou les zones dédiées au personnel.

« Maintenant, on mise sur l’autoresponsabilisation des entreprises », développe l’avocate Florence Chafiol. « C’est-à-dire que le jour où la Cnil – en France - débarque, on a intérêt à être en conformité et de tout justifier. Si le RGPD n’est pas respecté, les sanctions vont être plus importantes. » Selon un juriste du syndicat français Force ouvrière (FO) – ne souhaitant pas s’exprimer nommément –, le renforcement du pouvoir de sanction des autorités de contrôle « est une bonne chose ». Il regrette toutefois qu’en France, dans sa jurisprudence, la Cour de cassation « admette que l’on puisse sanctionner un salarié pour faute grave grâce à la vidéosurveillance ».

Il fait ici référence au cas d’un employé de grande surface, licencié pour avoir volé le téléphone portable d’une cliente, dans un rayon éloigné de son poste de travail, et en dehors de ses horaires d’exercice. Pour ces raisons, le salarié n’avait pas pu plaider le manque d’information de son employeur, ce que regrette le juriste de Force Ouvrière : « Même si le but n’est pas de contrôler l’activité des salariés, à FO, on préconise que l’employeur informe les salariés sur les fonctionnalités et la finalité du dispositif », continue-t-il.

Autre problème selon lui, « lorsque la personne déléguée à la protection des données est interne à la structure, son indépendance peut être remise en cause. C’est pourquoi nous pensons qu’il devrait bénéficier d’un statut de salarié protégé », au même titre que les élus du personnel.

Davantage en contact avec le terrain et les problèmes rencontrés par les employés, Alain Comba, secrétaire départemental de Force Ouvrière dans les Bouches du Rhône, est, pour sa part, dubitatif sur la notion d’autocontrôle des entreprises. Il s’inquiète notamment de l’affaiblissement des contrepouvoirs sur les lieux de travail : « Beaucoup d’entreprises qui ont mis en place des moyens de contrôle pour se prémunir d’intrusions extérieures ou s’assurer du respect de certains processus de fabrication spécifiques, dérivent peu ou prou vers le flicage. Là où il y a une bonne représentation syndicale, ça se rétablit. Mais dans les entreprises où la lutte antisyndicale est très forte, ça se renforce. »

Comme le juriste de son syndicat, Alain Comba pense que le cadre législatif est suffisant pour protéger les salariés des dérives de la vidéosurveillance. Mais le syndicaliste estime « qu’il devrait y avoir plus de contrôles de l’Inspection du travail, dont les moyens disparaissent ». Pour Caroline Diard, « jusqu’à présent, la jurisprudence n’était pas aussi contraignante que ce qu’on aurait pu imaginer. Ça va peut-être changer avec des sanctions élevées. Ça peut faire bouger les choses. »

This article has been translated from French.