Lucía Pineda, journaliste nicaraguayenne en exil : « Notre seul crime a été de faire connaître la vérité »

Lucía Pineda, journaliste nicaraguayenne en exil : « Notre seul crime a été de faire connaître la vérité »

Lucía Pineda at a press conference in Medellín, Colombia,, during the General Assembly of the Organization of American States on 26 June 2019.

(ONG Race and Equality)

La nuit du 21 décembre 2018, la police est entrée dans les locaux de la chaîne de télévision 100 % Noticias au Nicaragua. Cela faisait un mois que, par crainte d’être arrêtés, les journalistes avaient pris leurs quartiers dans les locaux de la chaîne de télévision. Cette nuit-là, les policiers, non contents d’entrer par effraction dans les installations, ont aussi eu recours à la force pour procéder à l’arrestation de la cheffe de la rédaction, Lucía Pineda, et du directeur de la chaîne, Miguel Mora. Ils ont, tous deux, été incarcérés durant 172 jours en tant que « prisonniers politiques ».

L’arrestation de Mme Pineda et de M. Mora est survenue au milieu de la pire crise sociopolitique de l’histoire de ce pays d’Amérique centrale depuis la dictature des années 1980. Un conflit qui a éclaté le 18 avril 2018 – provoqué par l’opposition au plan de réforme des retraites du président Daniel Ortega –, et qui selon le groupe d’experts de la Commission interaméricaine des droits de l’homme aurait déjà fait 350 morts et 2.000 blessés, outre quelque 600 prisonniers politiques. Près de 90 % de ces prisonniers ont été libérés par tranches successives depuis avril. Leur libération figurait au nombre des engagements pris dans le cadre des négociations menées sous les auspices de l’Organisation des États américains (OEA).

La journaliste nicaraguayenne Lucía Pineda, qui fait partie de ce groupe de 600 prisonniers politiques, a été relaxée le 11 juin après avoir passé près de six mois derrière les barreaux.

Suite à sa libération, elle a expliqué la torture psychologique constante à laquelle elle a été soumise dans le pénitentiaire d’El Chipote – un vestige de la dictature dont la police nationale est accusée de se servir comme centre de tortures. Coupée de tout contact humain, elle demeurait dans le silence, sauf lorsqu’elle était soumise aux interrogatoires policiers, qui survenaient à raison de sept fois par jour en moyenne. D’après elle, d’autres prisonniers ont fait l’objet de tortures physiques.

Après l’événement ¿Hacia dónde va Nicaragua? (Où va le Nicaragua ?), organisé dans le cadre de l’Assemblée générale de l’Organisation des États américains, tenue du 26 au 28 juin, à Medellin, Colombie, Mme Pineda s’est entretenue avec Equal Times de la situation actuelle du journalisme au Nicaragua et de la trajectoire politique que son pays est, selon elle, susceptible d’emprunter suite à l’ « ultimatum » - comme l’interprètent les opposants et les analystes – délivré par l’OEA à Ortega le 28 juin, à savoir, un délai maximum de 75 jours pour parvenir à une « solution pacifique et effective de la crise politique et sociale au Nicaragua et la publication d’un rapport [par une commission] ».

Le régime cherche à gagner du temps et la communauté internationale devrait donc agir d’autant plus promptement, estime Mme Pineda. Alors que près de 90 prisonniers politiques croupissent toujours dans différents centres pénitentiaires, nous dit-elle, les arrestations d’opposants, de défenseurs des droits humains, de professionnels des médias et de dissidents se poursuivent sans trêve.

De tous les médias nicaraguayens, pourquoi le gouvernement a-t-il décidé de prendre d’assaut les installations de 100 % Noticias et pourquoi s’acharne-t-il, en particulier, à vous arrêter ?

100 % Noticias est à ce jour la seule chaîne d’information en continu à couvrir la répression exercée par Daniel Ortega contre le peuple du Nicaragua. Depuis le 18 avril [2018], le gouvernement a pratiquement éperonné ses bases à faire usage de la répression à l’encontre des manifestants et des journalistes. D’entrée de jeu, les forces pro-gouvernementales nous ont volé du matériel de télévision et nous ont coupé l’antenne durant six jours, et ce n’est que grâce à la pression exercée par le peuple que le signal a pu être rétabli. Nous avons été accusés d’incitation à la haine alors qu’en réalité nous n’avons fait qu’informer sur ce qui était en train de se passer, et que le gouvernement s’est livré à une répression brutale.

Quelle est actuellement la situation de 100 % Noticias et du journalisme au Nicaragua ?

Ils nous ont rendu la liberté il y a deux semaines, sans, toutefois, nous restituer notre matériel. Le média reste sous le contrôle de la police, de même que la salle de rédaction du journaliste Carlos Fernando Chamorro [El Confidencial], qui s’est exilé au Costa Rica. Nous demandons que la chaîne de télévision nous soit restituée et qu’il soit mis un terme à la procédure judiciaire [contre 100 % Noticias], car celle-ci reste actuellement encore ouverte.

Nous avons été libérés en vertu d’une loi d’amnistie [approuvée par le parlement du Nicaragua, lui-même sous le contrôle du pouvoir], ce qui revient dans les faits à une amnistie que le régime s’accorde à lui-même ainsi qu’à ses partisans pour tous les crimes commis contre le peuple du Nicaragua. Nous [journalistes nicaraguayens] avons les mains propres, nous n’avons commis aucun délit. Notre seul crime, pour ainsi dire, a été de faire connaître la vérité et de mettre notre média à la disposition de ce que le peuple demandait à ce moment. Cela nous a valu l’incarcération, la censure et le bannissement, comme en témoignent les quelque 80 cas de journalistes actuellement en exil.

Si, en effet, comme vous l’indiquez, la répression se poursuit au Nicaragua, que cherche le gouvernement avec cette loi d’amnistie et la libération de prisonniers politiques ?

À gagner du temps. À s’accorder un temps de répit pour tenir jusqu’aux prochaines élections de 2021, parce que l’OEA table sur la tenue d’élections anticipées en 2020.

En vertu de la loi d’amnistie, ils peuvent vous réincarcérer pour le même « délit » [« fomenter et inciter la haine et la violence » et « provoquer, proposer et conspirer à la commission d’actes terroristes », celui-là même dont vous avez été accusés au moment de votre arrestation – dans l’exercice de votre métier de journaliste]. Si la menace persiste, continuerez-vous à informer ?

Le journalisme nicaraguayen a fait preuve de persévérance, de dignité et de courage dans sa lutte pour la défense de notre droit d’informer, pour la liberté d’expression et de manifestation des citoyens. Bien que nous soyons toujours menacés, nous sommes, néanmoins, parvenus à vaincre la censure parce qu’une grande partie de l’audience a migré vers les médias alternatifs [comme Nicaragua Actual, Voces en Libertad ou Nicaragua Investiga au Costa Rica, qui forment une nouvelle vague de médias dirigés par des journalistes en exil].

Je continuerai à faire mon travail, nous allons réactiver la chaîne coûte que coûte, nous ne ménageons aucun effort et avons rencontré diverses personnalités dans l’espoir qu’elles puissent convaincre Daniel Ortega de cesser les hostilités. Nous allons réorganiser la salle de rédaction car six de nos journalistes sont en exil. Nous allons explorer les alternatives et le moment opportun pour la réouverture de 100 % Noticias.

D’après vous, les jours du gouvernement Ortega sont-ils comptés ?

Le régime est insoutenable, il ne peut s’appuyer sur les armes et sur la répression, ce n’est pas ainsi que l’on gouverne. Combien de temps lui reste-t-il avant de tomber, c’est difficile à prévoir, tout dépendra de Daniel Ortega.

Ce que nous demandons à présent c’est que le délai pour la présentation du rapport de la Commission de haut niveau [commission organisée sous l’égide de l’Organisation des États américains, conformément à la résolution du 28 juin, dont les conclusions sont attendues aux alentours de la deuxième semaine de septembre] soit avancé. [Près de] trois mois c’est laisser la situation couver tout en créant un appel d’air en faveur du régime de Daniel Ortega.

This article has been translated from Spanish.