En Espagne, la lutte sans relâche contre la violence machiste

Le 17 décembre 1997, un drame a marqué à tout jamais les consciences en Espagne : Ana Orantes, une femme de 60 ans, était brûlée vive par son ex-mari dans la cour de sa maison. Elle avait témoigné peu de temps auparavant dans un programme télévisé, avec un grand naturel et sans verser une seule larme, des coups reçus, des agressions et des humiliations subies durant 40 années de mariage.

Sur un plateau de télévision, 13 jours avant sa mort, Ana expliquait qu’elle avait déposé jusqu’à 15 plaintes contre son mari, sans jamais obtenir de protection pour elle ou pour ses 11 enfants. Elle a précisé que lorsqu’elle a enfin obtenu le divorce, un juge l’avait obligée à vivre sous le même toit que son ex-mari agresseur, chacun d’entre eux à un étage différent. Son ex-mari avait refait sa vie, mais il revenait fréquemment rendre visite à Ana, comme ce jour fatidique où il lui a donné la mort à l’aide d’un briquet et d’un bidon d’essence.

Malgré les plaintes qu’elle égrenait, Ana n’avait jamais obtenu de protection, ni soutien ni ressources. Son ex-mari fut condamné à 17 ans de réclusion après son assassinat. Six ans plus tard, il mourait à l’hôpital après un infarctus dans la prison où il purgeait sa peine.

La mort d’Ana n’aura toutefois pas été en vain. Comme l’explique à Equal Times Irene Ramírez, avocate de la Commission d’enquête sur les violences faites aux femmes, l’assassinat d’Ana « a mis en exergue l’absence de protection juridique et sociale pour les femmes en Espagne » à l’époque. Dès lors, un ample mouvement de mobilisation s’est fait entendre, exigeant des pouvoirs publics de changer la législation. Les Espagnols ont commencé à prendre conscience de la nécessité d’agir pour s’opposer à la violence machiste, plaçant le gouvernement conservateur de José María Aznar au pied du mur.

Obstacles anciens et nouveaux

La lutte contre la violence sexiste en Espagne s’était enlisée en raison de multiples facteurs, mais il est important de mettre en avant « l’absence de conscience sociale d’un pays issu de la tradition franquiste, qui reléguait les femmes à la sphère domestique et ne leur conférait qu’un rôle de second plan par rapport aux hommes », explique l’avocate. De ce fait, les mauvais traitements étaient devenus complètement invisibles et considérés comme un problème relevant de la sphère privée, qui devaient donc être résolus au sein du ménage.

Comme l’explique Mme Ramírez, au-delà de l’histoire récente de l’Espagne, le patriarcat est ancré dans les mentalités depuis des siècles ; il faut donc du temps pour qu’un changement se produise, changement qui rencontre inéluctablement des résistances.

La contre-offensive au mouvement féministe en Espagne est menée aujourd’hui par une nouvelle formation politique (apparue en 2013). Vox, le parti politique d’extrême droite qui a fait irruption au Parlement espagnol à l’issue des élections législatives du mois de mai dernier, estime que la législation en vigueur contre la violence sexiste « est discriminatoire à l’encontre des hommes », et il préconise de la remplacer par des lois sur la « violence au sein de la famille » susceptibles de protéger « tout autant les personnes âgées que les hommes, les femmes et les enfants ».

Ce parti a également proclamé son intention de mettre un terme à l’existence d’associations et d’organisations féministes qui œuvrent aux côtés des victimes de ces violences. Il parle de « poursuivre les plaintes infondées » (alors que celles-ci ne représentent que 0,013 % du nombre total de plaintes pour violence sexiste).

« Au vu de la récente montée en puissance de l’extrême droite en Espagne, le discours féministe n’est plus centré sur la conquête de nouveaux droits, mais sur la défense des droits acquis, aujourd’hui remis en question. Si la violence sexiste continue d’être un fléau qui sévit au quotidien, les raisons en sont multiples », explique Irene Ramírez.

Octavio Salazar, juriste espagnol spécialisé en droit constitutionnel et particulièrement connu pour ses travaux sur l’égalité entre les sexes et les nouvelles masculinités, estime que le discours de ce parti politique « peut devenir une menace si celui-ci finit par accéder au pouvoir ou au moins à exercer une influence sur les politiques gouvernementales [ce qui reste encore à voir lorsque le gouvernement sera enfin formé] », indépendamment du fait, affirme-t-il, que le parti est un danger en soi parce qu’il « façonne un discours réactionnaire qui trouve un écho au sein de nombreux secteurs de la société et qui peut constituer un frein évident aux progrès de l’égalité ».

De l’absence de protection juridique…

Grâce aux mobilisations déclenchées par la mort d’Ana, des poursuites contre la violence sexiste ont commencé à être engagées et l’on a vu apparaître des mesures d’injonctions d’éloignement proclamées par les juges. Or, ces mesures restaient insuffisantes et le mouvement féministe a continué de faire pression. C’est en 2004 que la législation tant attendue a été promulguée, qui incluait des peines de prison plus lourdes, des mesures de prévention, de sensibilisation et la formation d’agents spécialement chargés de traiter de la violence à caractère sexiste.

Avec cette loi, l’Espagne est devenue un des premiers pays européens à adopter une loi-cadre spécifique contre la violence sexiste, à laquelle s’est ajoutée en 2005 une loi sur l’égalité. Sans aller plus loin, la Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à caractère sexiste [signée par l’UE et par tous ses États membres, entre autres], ne remonte qu’à 2011, c’est-à-dire qu’elle a été adoptée sept ans après que l’Espagne se fût dotée d’une loi-cadre spécifique.

Mais en dépit des progrès, le nombre de victimes reste alarmant. A ce jour, 45 femmes ont été assassinées depuis le début de l’année par leur compagnon ou par leur ex-compagnon et 1.020 depuis 2003, année où cette donnée a commencé à être enregistrée dans les statistiques.

Malgré tout, en Espagne l’incidence de ce phénomène est moindre que dans d’autres pays européens (pour lesquels ce type de violence donne lieu à une collecte de données). Même s’il est difficile d’effectuer des comparaisons entre ces pays, d’après des données d’Eurostat (l’Office de statistique de l’Union européenne) la France, l’Allemagne, l’Angleterre, le Pays de Galles et l’Italie sont en tête du tableau des féminicides perpétrés entre 2015 et 2017.

Quant aux plaintes enregistrées par les tribunaux spécialisés dans la violence sexiste en Espagne, elles ont augmenté ces dernières années (passant d’un peu plus de 134.000 en 2010 à presque 167.000 en 2018) ; il convient toutefois d’exercer une certaine prudence à la lecture de ces données. En effet, comme l’indiquait M. Salazar à Equal Times, c’est en partie parce que la société espagnole a récemment pris conscience de ce phénomène que les plaintes augmentent, ce qui ne veut pas nécessairement dire que le nombre de victimes augmente mais que « le problème a acquis une plus grande visibilité », sachant qu’il y a un peu plus de dix ans, « on n’en parlait pratiquement pas et les médias ne s’en faisaient pas l’écho ».

…à l’absence de moyens alloués à la formation et à l’éducation

Le budget consacré par le gouvernement espagnol à sa Stratégie nationale pour l’éradication des violences faites aux femmes pour la période de 2013 à 2016 a été de près de 1,56 milliard d’euros (environ 1,73 milliard de dollars), alors que l’impact économique de la violence sexiste (soins de santé, services sociaux, procédures judiciaires, etc.) dépasse les 10 milliards d’euros. Pour les 28 États membres de l’UE, on estime que ces coûts représentent 0,8 % du PIB (soit environ 110 milliards d’euros).

M. Salazar explique que c’est la culture machiste qui est à l’origine de la violence, car cette culture a adopté un modèle spécifique de sujet masculin et une manière d’appréhender les relations entre hommes et femmes difficile à modifier à court terme. La transformation de ces relations est un objectif de longue haleine, et pour l’atteindre il faut, à son avis, se concentrer plus particulièrement sur « les jeunes qui reproduisent de manière exacerbée ce comportement et nourrissent des relations très toxiques ».

Mme Ramírez signale quant à elle que le nombre de victimes de la violence sexiste est moins dû à des lacunes juridiques qu’au fait que la loi est souvent mal appliquée, surtout en ce qui concerne la formation des professionnels et les investissements dans l’éducation.

Elle constate que plus de 15 ans après l’adoption de la loi sur les violences sexistes, plus de la moitié des 31 capitales espagnoles ne disposent toujours pas de juridictions pénales spécialisées ; la formation des professionnels de santé reste très limitée et l’éducation reçue par les jeunes de moins de 18 ans en matière d’égalité entre les sexes occupe à peine quelques heures des programmes scolaires.

Cependant, tant Irene Ramírez qu’Octavio Salazar estiment que même s’il reste encore une immense tâche à accomplir, la société espagnole a été radicalement affectée par la mort d’Ana Orantes, comme en témoigne l’organisation de deux grèves féministes lors des journées des droits des femmes du 8 mars des deux dernières années, qualifiées d’historiques, menées par les syndicats CCOO et UGT, des organisations féministes et divers groupes de la société civile.

La Convention sur la violence et le harcèlement dans le monde du travail, qui avait fait l’objet d’une promotion active par le mouvement syndical international, a été adoptée à Genève au mois de juin dernier et elle va être désormais soumise à la ratification des membres de l’OIT, dont l’Espagne. La semaine dernière, la secrétaire d’État espagnole à l’emploi, Yolanda Valdeolivas, a déclaré que « l’Espagne est en mesure de procéder rapidement à la ratification de la Convention », même avec l’actuel gouvernement par intérim.

La violence sexiste a désormais une visibilité, tout citoyen peut la reconnaître et sait qu’elle peut se produire chez lui, ou tout près de chez lui.

This article has been translated from Spanish.