Multinationales et droits humains : un traité de l’ONU est crucial pour la justice économique et sociale

Le modèle économique mondial a trahi les travailleurs et les travailleuses. La puissance et la cupidité des très grandes entreprises ont pris le contrôle des gouvernements, qui agissent contre les droits et les intérêts de leurs propres travailleurs.

Le modèle de commerce actuel, basé essentiellement sur des chaînes d’approvisionnement mondiales liées à des marchés à bas coût extrêmement compétitifs, signifie que les emplois créés par les entreprises transnationales reposent trop souvent sur l’exploitation, sans respecter les normes de travail décent.

Quatre-vingt-quatorze pour cent de la main-d’œuvre mondiale des 50 plus grandes entreprises sont cachés dans des chaînes d’approvisionnement, où l’opacité des contrats commerciaux favorise cette exploitation et, trop souvent, une oppression qui déshumanise – et inclut un esclavage moderne, assorti de bas salaires, de contrats précaires ou de courte durée et d’environnements de travail peu sûrs.

En outre, de nouvelles frontières sont apparues du fait de la domination monopolistique de géants de la technologie – dotés du pouvoir que leur confère le contrôle des données – et de plateformes numériques, dont les modèles économiques ont peu ou pas de lien avec les législations nationales, les systèmes fiscaux nationaux ou la responsabilité en matière d’emploi.

Une entreprise transnationale ne peut être et ne sera pas viable si elle ne s’appuie pas sur les principes du travail décent. Or, le droit international n’est pas doté des instruments nécessaires pour lutter contre les violations transnationales des droits humains et du travail.

L’approche traditionnelle consistant à obliger les États à ne tenir pour responsables que les auteurs de ces violations à l’intérieur de leurs frontières nationales, ne correspond plus à la réalité de l’économie mondiale.

Les entreprises opèrent comme de vastes réseaux de fait d’entités nominalement nationales, protégées chacune par le voile de la société, qui leur évite d’avoir à rendre des comptes. Même pour les filiales d’entreprises transnationales, qui sont directement ou indirectement contrôlées par leur société-mère, il n’existe généralement aucune voie de recours judiciaire. Quant aux voies de recours sur le plan local, les travailleurs continuent de se heurter à des obstacles juridiques et pratiques de taille, surtout du fait que les entreprises locales sont souvent délibérément sous-capitalisées, ce qui les met pratiquement à l’abri d’un jugement.

D’un point de vue pratique, la plupart des travailleurs sont privés de leurs droits en raison de l’impunité dont jouissent les entreprises transnationales, aidées en cela par l’absence de cadre juridique couvrant toutes les opérations et activités commerciales. L’Indice CSI des droits dans le monde 2019 a constaté que les travailleurs n’avaient pas accès ou n’avaient qu’un accès limité à la justice dans 72 % des pays.

La nécessité urgente d’un instrument contraignant

Un instrument mondial juridiquement contraignant sur les droits humains et les entreprises pourrait contribuer à combler l’absence de responsabilité et à lutter contre l’impunité des entreprises.

Que devrait inclure un traité efficace des Nations Unies pour y parvenir? Voici quelques éléments de réponse:

• une ample portée couvrant tous les droits humains reconnus au niveau international, y compris les droits fondamentaux des travailleurs et les droits syndicaux, tels que définis par les normes internationales du travail pertinentes;
• la couverture de toutes les entreprises commerciales, indépendamment de leur taille, secteur, domaine d’activité, propriété et structure;
• une réglementation extraterritoriale fondée sur la société mère et l’accès à la justice, pour les victimes de violations des droits humains par les sociétés transnationales, dans l’État du siège de la société transnationale;
• des mesures de réglementation qui exigent des entreprises qu’elles adoptent et mettent en œuvre des politiques et procédures de diligence raisonnable en matière de droits humains;
• une réaffirmation de l’applicabilité des obligations en matière de droits humains aux activités des entreprises et
• un mécanisme international robuste de suivi et d’application.

Quelles sont les chances d’y arriver?

En juin 2014, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (CDH) a adopté la résolution 26/9, qui a institué un groupe de travail intergouvernemental (GTI) chargé d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises.

En dépit des énormes manquements constatés dans le respect des droits humains et du travail dans les chaînes mondiales d’approvisionnement, l’adoption de cette décision n’était pas gagnée d’avance. À l’issue de débats houleux reflétant des divisions idéologiques tout autant que la division du pouvoir économique entre le Nord et le Sud, le CDH a adopté la décision par 20 voix contre 14 et 13 abstentions, ouvrant ainsi la voie au comblement de l’une des lacunes les plus importantes du droit international des droits de l’homme.

Les États-Unis – ce qui n’est pas surprenant, étant donné leur scepticisme à l’égard du CDH dans son ensemble – ont totalement rejeté le processus et ne se sont engagés dans aucune des négociations, se bornant à envoyer une lettre pour exprimer leur opposition. Le lobby commercial, mené par la Chambre internationale de commerce et l’Organisation internationale des employeurs, a également tout mis en œuvre pour faire obstacle au processus.

Un revirement visible

Un revirement visible de l’attitude des gouvernements a toutefois été constaté en faveur de la réglementation des entreprises et du soutien à un traité juridiquement contraignant.

Ce mois-ci, le GTI a tenu sa cinquième session en vue d’entamer des négociations de fond sur le projet de texte révisé publié en juillet. Pour la première fois, des gouvernements de pays industrialisés et en développement ont pris une part active aux négociations et ont félicité le président du GTI pour avoir amélioré la version précédente du texte. De fait, la grande majorité des gouvernements se sont engagés à collaborer de manière constructive pour atteindre l’objectif du GTI.

Le revirement le plus significatif est venu de l’Union européenne. En 2015, lors de la première session du GTI, le représentant de l’UE avait quitté la table des négociations après avoir tenu des propos polarisants contre le traité lors de la discussion du programme de travail. À l’entame des négociations de ce mois-ci, l’UE a toutefois expressément reconnu l’urgence de renforcer la prévention et les mesures d’atténuation des effets négatifs que les activités des entreprises ont sur les droits humains et de prévoir un accès à des voies de recours effectives. Alors que le bloc souligne toujours l’absence d’un mandat de négociation du Conseil européen et insiste sur la nécessité d’une analyse plus approfondie et d’une clarification du texte, tous les acteurs concernés sont désormais conscients que nous nous orientons vers une législation contraignante.

Plusieurs facteurs ont contribué à ce changement de ton. Le projet de texte révisé a pris en considération un certain nombre des préoccupations et priorités exprimées par les pays industrialisés et le monde des affaires. Le texte a notamment été davantage aligné sur les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, dissipant la crainte qu’un traité contraignant puisse faire obstacle à la mise en œuvre de ces principes. En outre, la couverture des entreprises visées a été précisée et étendue afin d’être exhaustive.

Dans le même temps, les deux principes fondamentaux d’un respect effectif des droits humains et du travail, à savoir le devoir de diligence (prévention) et l’accès à des voies de recours, occupent désormais une place proéminente dans le texte. En clair, le président du GTI a clairement tenté de trouver un compromis.

Par ailleurs, les discussions au niveau international ont permis de faire progresser des campagnes lancées de longue date au plan national. Une législation contraignante relative au devoir de diligence en matière de droits humains – élément clé du traité juridiquement contraignant – figure désormais dans le programme législatif de bon nombre de pays, parfois avec le soutien des entreprises. La Commission européenne étudie actuellement des pistes réglementaires afin d’imposer aux entreprises un devoir de diligence en matière de droits humains et d’incidence sur l’environnement de leurs activités et de celles de leurs chaînes d’approvisionnement.

Il est capital d’exploiter cet élan aujourd’hui. Il existe une marge d’amélioration du texte, par exemple en ce qui concerne les mécanismes internationaux d’exécution et les questions relatives au commerce et à l’investissement. Des commentaires écrits sur le projet de texte révisé peuvent être présentés jusqu’en février 2020 et, sur la base de ces contributions, un nouveau projet devrait être publié en juin prochain.

Le moment est toutefois venu pour toutes les parties de faire preuve de pragmatisme et de ne pas retarder plus longtemps ce traité dont le monde a un besoin urgent. Et surtout, les gouvernements doivent exprimer fermement leur volonté politique de faire de ce traité juridiquement contraignant une réalité, un élément fondateur d’un nouveau contrat social mondial, dont l’État de droit serait le cœur. Il convient de ne pas surestimer la valeur d’une directive européenne sur le devoir de diligence et les voies de recours.

Pour les syndicats et la société civile, il est essentiel de faire pression sur tous les gouvernements, ainsi que sur la Commission européenne, afin d’inclure chaque fois que possible cette voix des entreprises engagées en faveur du changement. Les négociations mondiales ont un rôle capital à jouer, mais tous les gouvernements doivent s’asseoir à la table et les revendications de leur population doivent donner l’impulsion nécessaire pour que le traité soit adopté.

Cet article est une version remaniée d’un article d’abord publié sur Social Europe.