Valérie Cabanes : « Aujourd’hui, en cas de désastre écologique, un patron de multinationale ne peut pas aller en prison »

Valérie Cabanes : « Aujourd'hui, en cas de désastre écologique, un patron de multinationale ne peut pas aller en prison »

(Left) The Niger Delta is one of the most polluted regions in the world due to the negligence of the oil industry. Oil and gas multinational Shell is one of the companies to have been repeatedly accused of responsibility for the oil spills that have been damaging Nigeria’s ecosystems for decades. (Right) Valérie Cabanes.

(Luka Tomac/Friends of the Earth International/Jérôme Paconi)

En 2015, la justice néerlandaise rendait un verdict historique. Saisie par des ONG de défense de l’environnement, elle ordonnait aux Pays-Bas de réduire de 25 % leurs émissions de gaz à effet de serre d’ici 2020. Un jugement confirmé en appel l’année dernière. Si la décision n’est assortie d’aucune sanction, le droit fait désormais partie des armes des militants écologistes.

Valérie Cabanes, juriste en droit international, a choisi ce terrain-là afin de lutter pour la sauvegarde de la planète. Fin 2018, elle a assigné, avec différentes ONG, l’État français pour inaction climatique. La pétition L’affaire du siècle soutenant cette initiative a reçu un soutien massif, recueillant plus de 2 millions de signatures, 1 million en seulement trois jours. Mais la mère de ses batailles consiste à faire reconnaître par la Cour pénale internationale, le crime d’écocide. Rencontre avec cette défenseuse des droits de la nature, une des fondatrices du mouvement End Ecocide on Earth.

Qu’entend-on par écocide ?

Ce terme a été rendu public quand un biologiste, qui avait rendu une thèse sur les insecticides, s’est rendu compte que ses travaux avaient servi à produire l’agent orange, cette dioxine utilisée par l’armée américaine au-dessus des forêts du Viêtnam. Il a alors déclaré que l’armée commettait un écocide parce qu’elle détruisait l’environnement dans la durée et menaçait les conditions d’existence des populations locales. Ce qui s’est révélé juste : des enfants naissent encore aujourd’hui avec des malformations en lien avec la contamination des sols.

Ensuite, lors de l’adoption du Statut de Rome en 1998, texte fondateur de la Cour pénale internationale, un article a été proposé sur les crimes contre l’environnement portant atteinte à la sécurité humaine et à la paix. Celui-ci a toutefois été enlevé sous la pression des Etats-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas.

De mon côté, en 2013 à travers le mouvement End ecocide on earth, nous avons lancé une initiative citoyenne européenne sur le crime d’écocide. Nous avons proposé de définir l’écocide de façon très précise : il s’agit d’un endommagement grave d’un système écologique ou des communs naturels, c’est-à-dire les océans, les grandes forêts primaires, l’atmosphère, les fleuves transfrontaliers, etc. afin que, lorsque ceux-ci sont impactés, ils puissent être défendus en justice.

Comment peut-on quantifier le préjudice d’un système écologique ?

Nous avons choisi d’utiliser la théorie des limites planétaires. Cet outil permet de déterminer neuf limites à ne pas dépasser pour ne pas provoquer de catastrophe. Au-dessus de ces seuils, un juge pourrait décider à titre préventif d’arrêter un projet industriel avant qu’il soit mis en œuvre. Il pourrait également déterminer s’il y a eu une connaissance de la part des décideurs des conséquences de leur activité.

À titre d’exemple, de nombreux éléments prouvent que les entreprises pétrolières sont au courant depuis de longtemps de ce qu’engendrent les énergies fossiles en termes de changement climatique. Elles ont alors décidé de financer de la désinformation et d’encourager le climato-scepticisme.

Aujourd’hui, quels sont les obstacles à l’introduction dans le droit international de ce concept ?

Nombre de dirigeants politiques et économiques continuent de construire leurs politiques publiques autour du dogme de la croissance. Il y a aussi une croyance aveugle dans la technologie et l’idée qu’elle va nous sauver. C’est une attitude criminelle. Si elle peut trouver des solutions, elle ne bénéficiera qu’à un tout petit nombre d’individus, les plus nantis notamment. Ce n’est pas du tout une démarche de respect de la dignité humaine et de l’égalité des chances. Elle est donc contraire à la philosophie des droits de l’homme.

Enfin, nous sommes face à une réalité politique en lien avec les mandats qui sont donnés aux politiques. Ceux-ci sont en général courts et ont pour priorité de répondre non pas à l’intérêt général en regardant les conséquences sur le long terme, mais à court terme. Si nous n’avons pas d’hommes politiques visionnaires avec une capacité à dépasser les intérêts particuliers, nous n’y arriverons pas.

L’impunité est-elle plus grande pour les acteurs économiques et les multinationales que pour les États ?

En droit international, les multinationales bénéficient d’une forme d’impunité dans le sens où elles ne sont pas soumises aux conventions internationales. Quand elles ont un différend avec les États, elles sont en capacité de demander à ce que des tribunaux d’arbitrage privés soient mis en place. Elles n’ont donc pas à répondre systématiquement de leurs actes devant la Cour de justice internationale. Ensuite, il est très lourd et difficile pour les citoyens de les attaquer parce qu’elles ont des armées d’avocats.

Heureusement, il y a des avancées. Le devoir de vigilance en France est un exemple à suivre. Il reconnaît la responsabilité d’entités morales et de dirigeants même lorsqu’elles agissent sur un territoire qui n’est pas français. Lorsque des catastrophes surgissent au sein de leur filiale, la chaîne de responsabilités peut remonter jusqu’au siège des entreprises.

De simples amendes ne risquent-elles pas d’être indolores pour les grandes entreprises, à l’image des questions fiscales où il est parfois plus intéressant de tricher au vu des faibles risques qu’elles encourent ?

Effectivement, les amendes sont aujourd’hui budgétées avant même toute catastrophe. La plupart des entreprises à risque sécurisent des fonds au cas où. Lors de la catastrophe de l’Erika [du nom du navire pétrolier ayant fait naufrage au large des côtes françaises en 1999, provoquant une grave marée noire, nda], l’entreprise Total a dû débourser 200 millions d’euros, mais la même année, ils avaient fait 12 milliards de bénéfices. En comparaison, c’est ridicule, ça ne va pas les empêcher de continuer leurs activités. Mais surtout, la responsabilité pénale des dirigeants d’entreprise ne peut être engagée. Même en cas de désastre écologique, un patron de multinationale ne pourrait pas aller en prison.

Il y a des États qui peuvent le faire parce qu’ils ont adopté les lois qui reconnaissent des droits à la nature, comme la Bolivie ou à l’Equateur depuis 2008, où il existe un cas de jurisprudence passionnant. Un procès a été mené au nom des intérêts des requins des îles Galápagos en 2017. Un navire chinois a été arrêté avec à bord plus de 6.000 cadavres de requins. Le juge a déterminé que l’activité de ce bateau était d’ordre criminel. Le capitaine et l’équipage ont été condamnés à des peines de prisons, l’armateur à une lourde amende et le bateau a été détruit. Tant qu’on ne reconnaîtra pas le crime d’écocide, ce type de jugement sera impossible en Occident.

La lutte pour le climat la plus médiatisée ne semble pas pointer de véritable responsable. Est-ce que ce discours qui dit que chacun doit prendre sa part de responsabilité ne déresponsabilise pas les vrais acteurs économiques ?

Lorsque nous avons assigné l’État français en justice avec plusieurs ONG pour dénoncer son inaction climatique, la réponse du gouvernement d’Emmanuel Macron a été de dire : « on fait tout ce qu’on peut, mais c’est aux citoyens d’être plus responsables et d’agir en faveur de la transition énergétique ». Là on s’est dit, ils se moquent de nous.

Ils restent dans cette logique économique de croissance. Ils pensent pouvoir maintenir un système économique florissant à travers le développement des énergies renouvelables. Pour ça, il faut pousser les citoyens à investir dans des panneaux photovoltaïques, dans des véhicules hybrides ou électriques. Or, on sait aujourd’hui que ça ne pourra pas suffire à freiner le changement climatique et enrayer l’érosion de la biodiversité. Si nous continuons à consommer autant, même en adoptant des technologies propres, nous resterons dans une logique de prédation et de surexploitation des ressources naturelles et des minéraux rares. Il faut revoir complètement nos modes de consommation. Et ça, ça ne peut pas plaire au système économique.

N’y a-t-il aucune conscience des dirigeants sur ces questions ? Les problématiques d’accès à l’eau risquent notamment de provoquer des conflits majeurs.

Le politique a perdu la main face au secteur économique. Ce sont les multinationales qui font la loi parce que ce sont elles qui créent de l’emploi, donc les politiques ne sont que là pour leur faciliter la tâche.

Concernant les conflits, les États sont déjà en train de s’y préparer. L’armée américaine, sur des recommandations de l’OMS, anticipe des guerres de l’eau ou en lien avec les conséquences du changement climatique et environnemental. Ce rapport qui a été remis à l’armée américaine prévoit des pandémies majeures dans seulement 20 ans. Sauf que l’on ne dit rien aux populations par peur de les effrayer. Ils ne sont pas en train de freiner, ils sont simplement en train de se préparer au chaos et ça, c’est extrêmement perturbant.

This article has been translated from French.