La contre-offensive patriarcale : un « lobby » organisé contre le féminisme

En août dernier, le Sénat argentin a rejeté un projet de loi qui visait à légaliser l’avortement. Deux mois plus tôt, la chambre des députés du Congrès argentin avait approuvé la proposition de loi relative à l’interruption volontaire de grossesse, au milieu d’une mobilisation historique du mouvement féministe dans les rues. Dans le cadre de son lobbying intense, le secteur opposé à la dépénalisation de l’avortement s’est approprié certains symboles de la lutte féministe – le foulard bleu ciel, par exemple, qui a commencé à être brandi en réaction au foulard vert.

Ce que beaucoup ignorent, c’est que derrière cette mobilisation se cachent des organisations internationales telles que CitizenGO, une plate-forme qui compte dans ses rangs l’association ultra-catholique Hazte OirFais-toi entendre »). Celle-ci a acquis une certaine notoriété en Espagne en 2010, lorsqu’elle a pris la tête du mouvement d’opposition à la loi sur les délais pour l’avortement.

Plius récemment, elle a mené (également en Espagne) une campagne transphobe qui avait pour slogan Les garçons ont un pénis, les filles ont un vagin ; en Andalousie (région du sud de l’Espagne), elle a appelé à la révocation de la loi de 2004 sur la violence de genre, et dans d’autres communautés autonomes, elle a demandé l’abrogation des lois favorisant l’égalité pour la communauté LGBTI.

Loin de constituer des faits isolés, ces cas démontrent l’existence d’une stratégie internationale bien articulée qui a trouvé dans le concept de « l’idéologie du genre » un de ses principaux ancrages.

Ainsi, l’« idéologie du genre » a été brandie par des groupes évangélistes pentecôtistes en soutien au « non » lors du référendum pour la paix en Colombie, en 2016 ; la même année, alors que la polémique autour de la légalisation de l’avortement faisait rage, le recours à ce concept a commencé à se généraliser en Argentine. En Espagne, le parti politique d’extrême droite VOX a utilisé la même formule dans sa tentative de discréditer le féminisme par le biais d’arguments infondés tels que l’existence d’une élite féministe bien financée. Arguments similaires à ceux exploités par le président américain Donald Trump et son homologue brésilien, Jair Bolsonaro, dont les discours combinent misogynie et racisme.

Une rhétorique qui, bien qu’elle ait gagné en visibilité parallèlement à l’explosion récente du mouvement féministe, n’est pas nouvelle : elle remonte, en effet, aux années 1990, aux États-Unis, où la notion de genre était alors associée au marxisme. Il s’agit de la thèse développée dans l’ouvrage El libro negro de la nueva izquierda (Le livre noir de la nouvelle gauche, non-publié en français), devenu un livre à succès en Argentine. Ses auteurs, Agustin Laje et Nicolas Marquez, s’en prennent, respectivement, au féminisme et à l’homosexualité.

« Laje ne dit pas que le féminisme est un mal : pour lui, il existe une contradiction entre le féminisme réel, celui de la première vague, et le féminisme qu’il qualifie de radical ; à ses yeux, l’égalité a été atteinte à l’issue de la première vague, et ce à quoi l’on assiste aujourd’hui n’aurait donc aucun sens, si ce n’est de vouloir provoquer une guerre », explique à Equal Times le journaliste Juan Elman, qui enquête sur les subcultures d’extrême-droite en Argentine et dans le monde.

À 30 ans, Agustin Laje est, en Argentine, l’exemple type de la nouvelle génération de leaders conservateurs qui, à l’instar de la Guatémaltèque Gloria Avarez ou de l’Américain Ben Shapiro, jouissent d’une importante projection internationale. Cet auteur dissimule sa rhétorique ultraconservatrice derrière le masque d’une rébellion attractive aux yeux du jeune public : « Laje attribue son succès au fait que la gauche est devenue conservatrice ; il aime à se donner une image de transgresseur, antisystème », explique Juan Elman.

Et d’ajouter : « Sur les réseaux sociaux, Laje combine l’humour avec un certain style, offrant à un public de jeunes et d’adolescents une promesse d’identité, de communauté. Prenons, par exemple, une classe de secondaire à Buenos Aires : il s’agit majoritairement d’adolescents en déconstruction qui sont en faveur de l’avortement et portent le foulard vert ; puis il y a quatre ou cinq garçons qui sont hors du coup et se sentent marginalisés et menacés par tout cela ; arrive à leur secours M. Laje, qui les réconforte en disant : vous aviez raison, les mauvais, les idéologues, ce sont les autres. » Selon Juan Elman, ce nouveau courant de droite, bien qu’encore minoritaire, « a du potentiel », notamment parce qu’il parvient à capter de très jeunes recrues, dont beaucoup ont entre 14 et 15 ans.

« L’internationale néofasciste chrétienne »

Le théologien espagnol Juan José Tamayo, l’un des auteurs de l’ouvrage collectif Neofascismo. La bestia neoliberal, identifie dans le chapitre sur la relation entre fascisme et religion (intitulé Les prédicateurs du néofascisme), ce qu’il appelle l’« Internationale néofasciste chrétienne ». En d’autres termes, l’alliance entre le néolibéralisme le plus radical – ce que l’on nomme le libertarianisme aux États-Unis – et le conservatisme moral.

L’Atlas Network (en français Réseau Atlas), anciennement connu sous l’appellation Atlas Economic Research Foundation, est emblématique d’une telle alliance. Il s’agit d’une fondation américaine d’idéologie ultralibérale qui reçoit des fonds publics ainsi que des subventions de grandes multinationales comme Exxon et Philip Morris, et qui finance, à son tour, un ample réseau d’organisations et de fondations à travers le monde, notamment en Amérique latine : au total, 487 entités réparties entre 94 pays, selon son site Internet. Elles ont toutes pour dénominateur commun le partage de valeurs conservatrices ; en Espagne, par exemple, la FAES (Fondation pour l’analyse des études sociales) et l’Instituto Juan de Mariana en font partie.

D’autres réseaux comme le World Congress of Families (WCF) – auquel appartient Hazte Oir –, le Center for Family and Human Rights (C-Fam) et Family Watch International (FWI), entre autres, rassemblent des acteurs du monde religieux et de la société civile qui, selon le rapport Nos droits en danger, publié par l’Association pour le droit des femmes et le développement (AWID), ciblent leur lobbying sur les Nations Unies et d’autres instances supranationales. Concrètement, ils considèrent que l’approche de certaines agences onusiennes comme l’OMS et l’UNICEF est « antifamille ».

Le rapport de l’AWID identifie certaines des stratégies utilisées par ces réseaux pour atteindre des objectifs tels que « faire reculer le mouvement transgenre » et éliminer l’éducation complète à la sexualité.

Par exemple : organiser des rencontres internationales et interrégionales au cours desquelles des politiques liberticides sont prônées à l’intérieur d’un même noyau thématique (« vie, famille, nation ») ; former des délégués aux négociations à l’ONU ; encourager l’établissement de liens avec des politiciens qui ont des positions similaires ; influencer la délégitimation et le dé-financement des agences des droits humains. Parallèlement, ils cherchent à saper le consensus autour des traités internationaux relatifs aux droits humains.

Quand le féminisme tient en échec les relations d’obéissance

Pour l’Église catholique, c’est la famille et la nature humaine elle-même qui sont en jeu ; tout comme son prédécesseur, Benoît XVI, le pape François incarne la lutte contre l’idéologie du genre, et c’est ce même pape argentin (qui a affirmé que « tout féminisme finit par être un machisme avec une jupe » – même s’il a nuancé son propos par la suite) qui la présente comme une « idéologie colonisatrice », en soutenant qu’il s’agit d’un ordre du jour imposé par le mouvement féministe hégémonique du Nord.

Les diatribes lancées à l’encontre du féminisme et du mouvement LGBTI par une partie des élites cléricales chrétiennes sont parfois virulentes. Ainsi, en Espagne, l’évêque de San Sebastian, José Ignacio Munilla, a décrit le féminisme comme une « chose du diable » et « un suicide de la dignité féminine elle-même ». Son homologue d’Alcala de Henares, Juan Antonio Reig Plá – récompensé par Hazte Oir pour sa « défense de la dignité humaine » – a, quant à lui, déclaré que les homosexuels étaient promis à l’enfer. Pendant ce temps, en Argentine, l’archevêque de La Plata a affirmé que « l’augmentation des féminicides est liée à la disparition du mariage ».

Plus au Nord, aux États-Unis, les thérapies de conversion pour les homosexuels (condamnées par les Nations Unies mais soutenues par les fondamentalistes religieux) sont toujours autorisées par la loi dans 36 États de cette superpuissance. Celles-ci auraient été appliquées à 700.000 personnes, à en croire le long-métrage inspiré d’une histoire vraie Boy Erased (Reste avec moi).

« Le fascisme promet une forme de stabilisation pour le néolibéralisme », résume la politologue argentine Veronica Gago.

En d’autres termes : face à la crise du capitalisme – non seulement la crise financière, suivie de la crise économique (celle de 2008 et celle en devenir), mais aussi la crise écologique qui met en évidence les limites de la croissance économique, et la précarisation du travail qui tient en échec la société salariée –, les néofascismes cherchent un « ennemi interne » comme exutoire à la colère des couches populaires et des classes moyennes éreintées par les mesures économiques néolibérales.

Et cet ennemi interne est fondamentalement constitué de migrants, de féministes et d’identités de genre dissidentes. Mais pourquoi le féminisme est-il devenu le principal ennemi de la droite ? Selon Mme Gago, militante au sein du mouvement Ni Una Menos, l’explication pourrait être la suivante : « Le mouvement féministe a réussi à être à la fois massif et radical, ce qui en fait une menace pour les puissants, parce qu’il tient en échec les relations d’obéissance dans tous les domaines de la vie collective », de l’école à la famille, et de l’usine au syndicat.

This article has been translated from Spanish.