Face à la menace de l’érosion des zones côtières, l’humanité au défi de trouver des solutions justes

Face à la menace de l'érosion des zones côtières, l'humanité au défi de trouver des solutions justes

The cliffside dotted with luxury homes in Carry-le-Rouet, in the south of France, is fast eroding. The local town council, arguing that fair use should be made of public money, is refusing to fund stabilisation works.

(Benjamin Hourticq)

Jusqu’à quand lutterons-nous ? De partout dans le monde, l’eau grignote les terres et vient menacer les humains, et en première ligne, les habitants des littoraux. Selon le dernier rapport sur les océans du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), au niveau mondial, les océans devraient monter de 0,61 à 1,1 mètre d’ici à 2100. L’effet combiné d’une dilatation des eaux, due à l’augmentation de la température de la planète et de la fonte des glaciers. Outre le sort de pays insulaires disparaissant sous les flots, comme dans le Pacifique, c’est bien l’ensemble des zones habitées proches de la mer et à faible altitude qui sont menacées, notamment par les submersions marines après des événements météorologiques d’ampleur.

La Nouvelle-Orléans noyée par le passage de l’ouragan Katrina en 2005, les rues et le métro new-yorkais submergés après Sandy en 2012, Bangkok les pieds dans l’eau pendant plusieurs mois en 2011… Du fait de l’élévation du niveau marin, ces événements seront amenés à se multiplier dans les années à venir. Toujours selon le Giec, si les émissions de gaz à effet de serre continuent de progresser au rythme actuel, des événements extrêmes jusqu’à présent centenaires, pourraient se produire chaque année. Dans le même temps, le nombre de personnes exposées va continuer d’augmenter : 680 millions de personnes vivent sur des zones côtières inférieures à 10 mètres d’altitude. Selon le Giec, elles devraient être un milliard en 2050.

La communauté scientifique est unanime pour affirmer que le changement climatique sera un facteur déterminant de l’augmentation des submersions marines. Mais il serait réducteur d’imputer la responsabilité de ce danger au seul climat. « L’épouvantail du changement climatique est bien commode », estime toutefois Cécilia Claeys, sociologue à l’université Aix-Marseille.

« On ne cherche pas forcément à voir les aggravations anthropiques des aléas. » Pourtant, elles sont déterminantes dans certains endroits de la planète, en Asie notamment.

Chercheur en ingénierie côtière à l’université de Southampton, Robert Nicholls a listé 136 villes dans le monde avec un risque d’inondation dans les 100 ans. Parmi elles, un quart est en train de « couler ». De grandes mégalopoles comme Bangkok, Tokyo ou Shanghai, construites à grande vitesse sur des zones littorales, sont victimes de ce que l’on appelle la subsidence : sous l’effet du pompage massif des nappes phréatiques, aujourd’hui le sol s’affaisse.

Pour se protéger, ces villes géantes cherchent sans cesse des nouveaux moyens de protection. À Tokyo, des portes anti-ondes marines sont installées sur la mer et dans les rues, pour empêcher l’eau de s’inviter dans la ville. Une cathédrale souterraine a aussi été construite pour accueillir les excédents d’eau lors de ces épisodes. À Shanghai, ville extrêmement menacée par la montée des eaux, on consolide les digues à grands renforts. Conséquence de cette stratégie : les zones humides reculent. Réservoirs de biodiversité, elles jouent également un rôle protecteur face à l’érosion et les submersions marines.

Outre ces dégâts collatéraux, les ouvrages de protection doivent aussi faire face à la question de leurs propres limites. Dans une étude réévaluant – à la hausse - la montée du niveau de la mer en 2050, publiée le 29 octobre, des chercheurs de l’organisme Climate Central conseillent les gouvernements à également envisager de « relocaliser ou abandonner les infrastructures et les habitats existants ».

Risque climatique vs risque d’injustices

Certaines de ces relocalisations commencent à être envisagées dans plusieurs endroits de la planète (en Alaska, par exemple). Dans les pays riches ou en développement, les retraits des activités humaines dues aux risques naturels mettent en lumière la manière dont les différentes catégories sociales se partagent les territoires, les différences de traitement des pouvoirs politiques et posent des questions d’inégalités.

Dans les pays du Sud, quelques plans de retraits dus aux risques de submersions et d’inondations ont déjà été initiés. Idowu Ajibade, géographe à l’université de Portland, s’est penchée sur les cas de deux villes : Lagos, au Nigeria, et Manille aux Philippines. Dans ces deux cas, à des échelles différentes, ce sont les catégories sociales les plus vulnérables qui font l’objet de politiques de déplacement, pour des motifs de sécurité environnementale. Et dans le même temps, des aménagements d’infrastructures pourvoyeuses de croissance économique sont réalisés sur ces zones côtières.

Le cas de Lagos est sans doute le plus violent. Constitué d’anciennes mangroves, de lagons et d’îles, cette ville de 20 millions d’habitants est fortement menacée par la montée des eaux. D’ici 2100, le niveau de la mer pourrait s’élever d’un à deux mètres. Dans les vingt dernières années, des tempêtes et inondations ont touché des milliers de personnes et provoqué des pertes humaines et matérielles importantes. C’est pourquoi des plans de retraits ont commencé à être envisagés, afin de s’adapter au changement climatique et de réduire les risques.

Mais ces plans, explique Idowu Ajibade dans son article, se présentent en réalité comme des expulsions forcées de communautés habitant dans des cabanes en bois, et vivant souvent de la pêche. Des pratiques déjà exercées depuis longtemps par les autorités, sous couvert de politiques de rénovation urbaine, de santé publique, contre les risques de pollution ou en prévention contre le crime.

« Mais depuis 2012, les communautés littorales ont commencé à être ciblées par des retraits au motif de la protection contre les submersions marine et les ondes de tempête, explique la géographe. Et la hausse du niveau de la mer est devenue une nouvelle justification de leurs expulsions. »

Ainsi, par exemple, sous ce motif et les autres précités, en 2017, les autorités nigérianes ont expulsé 30.000 habitants du bidonville d’Otodo Gbame, brûlant et détruisant leurs maisons au bulldozer.

Dans ce cas précis, comme bien souvent, ces populations pauvres ne sont même pas avisées des raisons de leurs évictions. Autre point démontrant le cynisme et l’absence de considération de ces personnes, jamais aucun dispositif de réinstallation dans un nouveau lieu sans risques n’a jamais été mis en place par les autorités. Résultat : « à Lagos, certains des expulsés d’Otodo Gbame sont retournés sur leurs canoës dans le Lagon, tandis que d’autres sont allés dans des bidonvilles littoraux voisins », explique Idowu Ajibade.

Dans la capitale des Philippines, les évacuations se font de manière moins violente, mais le résultat est le même. « À Manille, des relocalisations financées par le gouvernement ont permis aux habitants de se retirer », avance la chercheuse. « Mais cela a été de courte durée, car des familles des bidonvilles sont retournées dans la zone métropolitaine à cause du manque de moyens de subsistance et d’équipements sociaux sur les lieux de réinstallation. » Ainsi, Idowu Ajibade parle d’un phénomène de « retrait et retour ».

Mais surtout, les plans mis en place à Lagos et Manille mettent en évidence des dynamiques politiques et sociales similaires. Dans les deux pays, le changement climatique semble être instrumentalisé pour se débarrasser des catégories sociales les plus vulnérables, non pas pour rendre à la nature les terres qu’elles occupaient, mais pour favoriser des projets d’édifications de villes nouvelles. « Alors que la hausse du niveau de la mer et les autres risques côtiers sont utilisés comme justification pour retirer les pauvres des zones littorales, pour les communautés riches, ces risques sont minimisés ou considérés comme fictifs », constate ainsi Idowu Ajibade. Ironie du sort selon elle : « L’augmentation de l’urbanisation et des activités humaines, associées à ces méga-projets de développement vont se traduire par une augmentation de la pollution, une érosion du rivage, des pertes de biodiversité et un épuisement des ressources de la pêche ».

Au Nord, l’argent public face à la propriété privée

En France, plusieurs plans de relocalisation d’aménagements urbains ont été réalisés. On est loin de la violence que l’on constate aux Philippines et au Nigeria, mais cela soulève également des questions de justice sociale.

Le cas le plus ambitieux est celui de la commune de Lacanau (dans le sud-ouest de la France, en Gironde). Face à l’érosion de la côte sableuse, mangée d’un à deux mètres par an, la municipalité de cette station balnéaire de la côte atlantique a lancé une grande réflexion sur le sujet. Elle envisage notamment l’abandon du front de mer actuel, pour le reconstruire plus en retrait. À l’horizon 2050, 1.200 logements seraient concernés. Mais pour le moment, le projet n’est pas totalement sur les rails, notamment en raison du coût que devrait supporter la mairie.

Face au problème de l’érosion, les difficultés à laquelle doivent faire face les pouvoirs publics en France trouvent en partie leur source dans « l’histoire des littoraux français, celle d’une captation foncière des personnes les plus aisées », explique Cécilia Claeys, qui a largement étudié le sujet dans le sud du pays. « La question que cela pose, c’est : est-ce que l’argent public a vocation à protéger les biens des catégories sociales supérieures et aisées ? », continue la sociologue.

« Non », semble répondre Jean Montagnac, maire de Carry-le-Rouet, une ville située au nord-ouest de Marseille, où les villas de grandes valeurs bordent une falaise grignotée d’un cm par an par la mer. « Nous ne faisons pas de travaux de prévention sur les zones possiblement impactées », assure ainsi l’édile, en raison des difficultés financières de telles opérations, mais aussi du « mécontentement des autres habitants, dont l’argent des impôts serait utilisé sur des zones qui ne leur appartiennent pas. »

Cependant, en cas de péril imminent pour les personnes, les municipalités se retrouvent généralement en première ligne, et contraintes de réaliser, soit des travaux de protection, comme Carry-le-Rouet l’a déjà fait pour consolider la falaise ; soit sont obligées d’exproprier des propriétaires. En France, les expropriations liées aux catastrophes naturelles sont indemnisées à la valeur des biens, grâce au fonds de prévention des risques naturels majeurs, ou « fonds Barnier », créé en 1995. Cela s’applique aux risques de submersion marine, d’avalanche ou d’inondations torrentielles, « mais ne fonctionne pas sur une érosion côtière lente », explique Marie-Laure Lambert, juriste spécialisée en droit de l’environnement.

Selon la chercheuse, le principal problème concerne le système d’indemnisation, basé sur la valeur du bien. « Si l’on doit payer 2 millions d’euros pour une maison avec vue sur la mer, cela va coûter très cher », prévient la chercheuse. « Ce qu’il faudrait, c’est repenser l’indemnisation, en prenant plutôt en compte la vulnérabilité sociale des personnes. »

C’est à dire que la solidarité nationale soit dirigée vers des personnes en situation de besoin absolu, plutôt que vers des propriétaires de résidences secondaires, par exemple.

Marie-Laure Lambert plaide également pour une certaine régulation du marché immobilier, où le risque auquel sont exposées les résidences serait davantage considéré et donc la valeur des biens revue à la baisse. Cela aurait l’avantage d’augmenter les capacités financières des pouvoirs publics, mais aussi d’encourager des plans plus ambitieux. La juriste a aussi planché sur d’autres idées, comme celle d’une réduction progressive de la propriété. Les communes pourraient racheter des résidences menacées et permettre aux anciens propriétaires de l’habiter jusqu’à ce que le risque soit critique.

Dans les pays développés ou en développement, le changement climatique met l’humanité face à des défis d’ingénierie, pas uniquement matérielle, mais également politique, économique et sociale. Face à la montée des eaux, les rapports sociaux au sein de mêmes pays sont d’ores et déjà influencés. « L’érosion que l’on connait n’est pas encore liée au changement climatique », prévient François Sabatier, géographe chercheur au Cerege (CNRS) et directeur du département de géographie à l’université d’Aix-Marseille. « La fête n’a pas encore commencé. »

This article has been translated from French.